Olivier Abel, Thomas Hirsch & Sabina Loriga (dir.)
Politika, Passés Futurs, Numéro 8, décembre 2020 [en ligne : https://www.politika.io/fr/passes-futurs]
Le XXe siècle est un siècle « étrange » : il s’ouvre avec le futurisme, qui rompt violemment avec le passé, l’histoire et la tradition, et se termine avec la colonisation de l’espace public par la mémoire. Alors que Marinetti, Boccioni, Carrà, les futuristes russes et français (mais aussi le modernisme, le surréalisme, le dadaïsme) voulaient creuser un abîme avec les siècles qui les avaient précédés, les artistes des années 1990 se sont consacrés au passé et à sa recréation, sous le signe de la mémoire et de la post-mémoire, reconstruisant patiemment les fils qui les reliaient aux générations précédentes. Il est vrai que les ruptures, même les plus affirmées, n’ont de sens que par rapport à un passé très présent, mais comment expliquer ce retournement en l’espace d’un siècle, l’attrait presque obsessionnel du passé pour les arts au cours des dernières décennies ? Comment les artistes (musiciens, cinéastes, écrivains, peintres) interprètent-ils leur rôle de médiateurs entre le passé, le présent et l’avenir ?
Le numéro 8 de la revue Passés Futurs, coordonné par Olivier Abel, Thomas Hirsch et Sabina Loriga, a le mérite d’aborder certaines de ces questions, en se concentrant sur les utilisations artistiques de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Abel, Hirsch et Loriga avancent plusieurs hypothèses sur les raisons qui peuvent expliquer la redécouverte du passé par les arts : l’attraction exercée par le passé sur les artistes provient parfois du désir de produire des représentations plus intimes et émotionnelles du passé ; ou de défataliser le passé, en montrant ce qui aurait pu se passer et qui a été perdu ; ou encore, en raison d’une certaine prétention à la vérité, de l’idée de pouvoir reconstruire les événements avec leur propre approche, comme le montre le succès littéraire du roman policier.
La zone frontalière entre l’art et l’histoire a toujours été pleine de tensions comme d’échanges. L’attention que les arts portent au passé peut s’accompagner d’une attitude de délégitimation du travail des historiens. L’histoire, surtout l’histoire académique, serait considérée comme l’expression d’une tradition fondée sur les mythes de la civilisation, de la nation, de la modernité, de l’eurocentrisme : si l’historien serait le porte-parole du discours unique et réducteur de l’imaginaire occidental, le romancier et l’artiste aurait pour tâche de raconter ce que l’histoire a négligé, de donner la parole aux perdants. Une longue tradition célèbre la figure de l’artiste, lunatique, extravagant et excentrique, mais aussi libre et créatif, qui contraste avec l’image de l’historien comme personnage livresque, pédant et mortifère. C’est sans considérer que le romancier et l’artiste sont à leur tour l’expression d’un monde économique et culturel, porteurs d’une idéologie et insérés dans des rapports de pouvoir. En sens inverse, la fictionnalisation du passé est perçue comme une menace pour la réalité de l’histoire, pour l’idée de vérité, et comme telle capable d’ouvrir la porte au relativisme et au négationnisme en raison de la prolifération, surtout dans le domaine littéraire, dans la seconde moitié du XXe siècle, des genres hybrides : autofiction, métafiction, roman de non-fiction. L’esthétisation du passé serait perçue comme une menace pour le sens moral et éthique attribué à certains événements historiques, en premier lieu la Shoah pour laquelle on invoque des limites à ne pas dépasser.
Voyons donc les différents essais. Eric Michaud montre toute l’ambivalence vis-à-vis du passé nazi d’un artiste comme Anselm Kiefer, qui identifie délibérément sa propre histoire à celle de son « pays ». Le réenregistrement provocateur de ses premières photographies en 1969, le montrant faire le salut nazi (Hitlergruß), indique toute son ambivalence (et non son ambiguïté) vis-à-vis du passé de la nation et de sa propre famille. En prenant en considération deux films, l’un d’Eric Rohmer, L’Anglaise et le Duc, et l’autre de Sofia Coppola, Marie-Antoinette, Monica Martinat montre la capacité d’un certain cinéma à parler de l’histoire sans court-circuiter l’empathie, en utilisant au contraire des effets de désorientation, d’anachronisme et de dilatation du temps, qui empêchent l’identification aux personnages historiques et obligent le spectateur à recourir à mobiliser d’autres ressources cognitives. L’article de Maria Stavrinaki traite de l’idée, explorée par André Malraux avec le Musée imaginaire et par d’autres artistes après la Seconde Guerre mondiale, de vivre dans un « après-histoire », compris comme une dimension à la fois mortifère, incapable de créer des événements, et joyeuse et libératrice ; ces deux conceptions impliquent la réduction de l’expérience du temps au “présent”, terne pour la première, plein, voire messianique pour la seconde. Philippe Roussin consacre son intervention au statut social de la littérature en France, en tension entre deux pôles, celui de la patrimonialisation (à travers la multiplication des biographies et des maisons d’écrivains, des célébrations, des expositions, des anniversaires, des festivals littéraires) et le triomphe du contemporain, prévalant dans les études universitaires. Annick Louis part du constat du succès du récit d’enquête auprès des publics spécialisés et non spécialisés, en considérant en particulier la tradition latino-américaine de ce genre littéraire, et ses spécificités, dans le but de mettre en évidence sa portée idéologique et les transformations subies par ces formes lorsqu’elles ont été récupérées dans d’autres traditions nationales. Esteban Buch choisit d’analyser une pièce pour orchestre, Lubilum (1979), commandée par le gouvernement argentin au compositeur Alberto Ginastera pour célébrer le quatrième centenaire de la fondation de la ville de Buenos Aires. Dans la présentation de son œuvre, Ginastera se fait l’écho du discours officiel de la dictature argentine sur la rencontre pacifique entre Espagnols et indigènes, selon un schéma à la fois catholique et indigéniste. Cependant, l’analyse musicale montre que sa pièce est en réalité une bataille, mettant en scène l’affrontement militaire entre les deux groupes : les paroles du compositeur “sont de paix, mais la musique est de guerre”.
Les artistes traités dans ce dossier ont su explorer de manière différente la possibilité de travailler sur la décontextualisation du passé, plutôt que sur sa difficile et controversée contextualisation, qui caractérise le travail des historiens. Leurs créations dépassent les formes mimétiques de représentation de la réalité ainsi que l’idée naïve d’une résurrection totale du passé, privilégiant une connaissance fragmentaire et des perspectives non omniscientes. Mais puisque, comme le disait Hegel, “les périodes heureuses sont des pages blanches dans le livre de l’histoire”, le passé considéré comme pertinent est presque uniquement un passé de troubles, de violence, de terreur, auquel les artistes sont fréquemment (mais pas toujours) liés par leurs biographies. Avec le risque d’un trompe-l’œil cognitif et mémoriel, qui fait retomber le silence sur des processus historiques lents, peut-être moins intéressants, peut-être plus silencieux, mais certainement fondamentaux pour la transformation historique. De nombreuses questions restent et resteront ouvertes car le thème dépasse les limites de l’espace d’une revue : le rapport entre la crise des utopies sociales et politiques et le « retour au passé », le rapport entre l’art cultivé et l’art « populaire » ou « de consommation », et entre l’imagination du futur (anthropocène, intelligence artificielle, posthumain, futurs sur différentes planètes, etc.) et les différentes significations attribuées au passé. Mais quiconque s’intéresse à la relation entre l’art et l’histoire trouvera beaucoup de matière à réflexion dans ce numéro de Passés Futurs, grâce aussi et surtout à l’excellente qualité des différents articles et au travail intelligent de coordination des rédacteurs.