Chanter, rire et résister à Ravensbrück. Autour de Germaine Tillion et du Verfügbar aux Enfers

Emmanuel DelilleCentre Marc Bloch, Berlin
Paru le : 14.03.2022

Philippe Despoix, Marie-Hélène Benoit-Otis, Djemaa Maazouzi & Cécile Quesney (dir.)

Le Genre humain, nº 59, Paris, Seuil, 2018, 272 p.

Ce volume de la revue Le Genre humain présente une série d’analyses sur le Verfügbar aux Enfers, opérette-revue conçue par l’ethnologue Germaine Tillion (1907-2008) pendant sa captivité dans le camp de Ravensbrück en octobre 1944. Le Verfügbar aux Enfers est une sorte de pièce de théâtre musicale en trois actes et constituée de 26 airs. Le mot Verfügbar peut être traduit littéralement par « disponible », mais il sera plutôt rendu par « corvéable à merci » dans le contexte du camp de concentration où il désigne les déportés assignés au travail forcé et aux tâches les plus pénibles, jusqu’à la mort par épuisement et mauvais traitements. Le groupe de recherche pluridisciplinaire « Mémoire musicale et résistance dans les camps », soutenu par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, est à l’origine de cette étude, qui a abouti à une dizaine de contributions signées par Marie-Hélène Benoit-Otis, Julien Blanc, Esteban Buch, Françoise Carasso, Philippe Despoix, Insa Eschebach, Nelly Forget, Mechthild Gilzmer, Djemaa Maazouzi, Cécile Quesney et Donald Reid.

Entrée au Panthéon en 2015, Germaine Tillion a eu un rôle actif dans la Résistance au sein du réseau du Musée de l’Homme, une action qui a entraîné son arrestation en 1942 et sa déportation à Ravensbrück l’année suivante, sans jugement, en tant que N.N. On le sait, cet acronyme signifie « nuit et brouillard » (Nacht und Nebel) et désigne, dans l’appareil nazi, une catégorie de prisonniers politiques, hommes et femmes voués à disparaître dans les camps sans laisser de trace. Mais l’évacuation de Germaine Tillion par la Croix-Rouge suédoise en avril 1945 lui a permis de vivre et de faire sortir du camp, avec une audace qui aurait pu lui coûter la vie, le texte original du Verfügbar aux Enfers. Cette opérette est connue des spécialistes depuis longtemps à travers les témoignages, mais elle n’a été publiée pour la première fois qu’en 2005 par les éditions de La Martinière et créée à la scène au Théâtre du Châtelet en 2007. L’ambition de ce volume est de fournir un véritable appareil critique, sur la base d’une recherche pluridisciplinaire qui a tenté d’identifier les airs de musique détournés et utilisés pour composer l’opérette, airs savants ou populaires qui ont été choisis par les déportées francophones parce qu’ils pouvaient être facilement reconnus par la plus grande partie d’entre-elles à Ravensbrück. Car si Germaine Tillion a rédigé elle-même le Verfügbar aux Enfers en cachette, il s’agit en même temps d’une création collective, en tant qu’elle s’appuie justement sur une mémoire musicale collective : tous les airs sont empruntés et le texte est écrit « sur l’air de », c’est-à-dire sur des airs souvent fredonnés et largement partagés à l’époque. Les résistantes qui ont partagé la captivité de Germaine Tillion ont donc contribué à cette œuvre  multiforme en sifflant, qui un air d’opéra, qui un chant populaire, ou en participant à la rédaction d’un couplet. Comme l’explique Philippe Despoix, « Privée de sources musicales, écrites ou enregistrées, Tillion s’est en effet appuyée sur la mémoire orale de ses codétenues pour mobiliser des rythmes poétiques connus de toutes et collecter des répertoires caractéristiques de leur expérience. » (p.122). L’apport majeur de l’équipe de recherche a donc été de faire jour sur la variété de ces airs, issus du répertoire classique (Offenbach) et du répertoire informel des musiques populaires, véhiculées par la rue et le disque. Marie-Hélène Benoit-Otis parle d’opérette à l’ère de la radio, du cinéma et de la musique enregistrée. De fait, Germaine Tillion et ses compagnes d’infortune ont recyclé aussi bien des rengaines publicitaires, que du tango, fox-trot, chansons enfantines, valses, airs d’opéra, etc. Ce jeu témoigne du rôle de la créativité artistique à Ravensbrück et caractérise la vie culturelle comme modalité de stratégie de survie, offrant aux déportées la possibilité de distancier et de défier l’autorité du camp par le rire. En ce sens, l’opérette transgresse une des règles de vie en captivité imposée par leurs geôliers en subvertissant l’obligation faite par les SS de chanter au moment du départ des équipes de travail vers les commandos extérieurs du camp.

Ainsi, une des conséquences immédiates du contexte d’écriture est que cette opérette a été partagée entre les déportées de Ravensbrück sous la forme d’une mémoire orale collective. Il n’y a jamais eu de représentation à Ravensbrück, mais des lectures collectives en catimini. C’est cette mémoire orale, encore mobilisable chez les derniers témoins, qui a permis de retrouver les airs au début des années 2000. Il n’y a pas non plus eu de partition écrite à Ravensbrück, les airs appartiennent essentiellement à un répertoire oral traditionnel. De sorte que l’on peut parler d’un usage de la culture populaire « en situation extrême », mobilisé pour réaliser une création culturelle originale. Ce répertoire distingue aussi le Verfügbar aux Enfers d’autres opéras écrits en captivité, tel Der Kaiser von Atlantis, écrit à Theresienstadt en 1943 par le compositeur Viktor Ullmann et le poète Peter Kien, peu avant leur transfert et leur assassinat à Auschwitz. Le lecteur qui souhaite explorer chaque air retrouvé du Verfügbar aux Enfers pourra se reporter aux riches annexes du volume qui répertorient toutes les sources musicales identifiées par les chercheurs. Les sources sonores et les passages chantés sont ainsi mis en regard. Les partitions et les enregistrements de référence sont cités (en privilégiant les disques 78 tours de l’époque et les supports imprimés de grande diffusion), mais aussi les témoignages des anciennes déportées ou de proches de Germaine Tillion qui ont contribué à la redécouverte des sources musicales. Cette analyse génétique complète une première exhumation réalisée à l’occasion de l’édition de 2005 par Nelly Forget, qui a été la secrétaire de Germaine Tillion.

Sans entrer dans le détail de chaque contribution, je voudrais finalement souligner quelques thèmes transversaux mis en évidence dans l’analyse historique, comme les phénomènes de solidarité nationale (regroupement des déportés par nationalité et par langue, l’opérette étant avant tout l’œuvre des déportées francophones), mais encore la diversité des expertises mobilisées des chercheurs, au premier plan la musicologie et la littérature comparée. L’histoire de la vie quotidienne transparaît aussi dans certaines analyses qui rappellent que le travail forcé, les pratiques de mise à mort et les rituels du camp ne sont pas absents du texte de Germaine Tillion. Djemaa Maazouzi parle à ce propos de « l’ethnologue en situation extrême » (p. 139). Les maladies et l’hygiène désastreuse, volontairement entretenues par les SS pour maintenir un taux élevé de mortalité dans le camp, sont aussi au cœur de l’opérette. À ce propos, Nelly Forget révèle que Paulette Don Zimmet, médecin déportée et connue dans le camp sous le nom de Bérengère, a été la principale collaboratrice de Germaine Tillion pour le projet d’opéra-revue, en s’appuyant sur le témoignage d’Anise Postel-Vinay (p. 105). Paulette Don Zimmet a fait partie des médecins qui ont livré un témoignage après la guerre sur le Revier de Ravensbrück, c’est-à-dire sur l’infirmerie organisée par des médecins déportés sous le contrôle des SS, à la fois mouroir et lieu de cachette. On se reportera à sa thèse de doctorat soutenue à la Faculté de médecine de Genève et publiée en France : Les conditions d’existence et l’état sanitaire dans les camps de concentration de femmes déportées en Allemagne. Matricule 37.878 (Annemasse, 1947). L’historien américain Donald Reid explique à ce propos que le manuscrit du Verfügbar aux Enfers circulait justement au Revier, pas seulement au Block 32 où Germain Tillion était assignée. Indiquons enfin que les airs du Verfügbar aux Enfers sont accessibles sur le site Internet du groupe de recherche1. ❚

 

1 https://omekas.crialt-intermedialite.org/s/memoire-musicale-resistancecamps/page/liste-airs.