De Moscou aux terres les plus lointaines. Communications, politique et société en URSS

Irina TchernevaCNRS, Eur’ORBEM
Paru le : 14.03.2022

Larissa Zakharova

Paris, EHESS, 2020, 332 p.

Historienne prolifique et analyste innovante des archives, Larissa Zakharova explore ici les modes de gouvernement et la cohésion sociale par les outils de communication durant le « siècle soviétique ». Poste, télégraphe et téléphone sont étudiés dans cet ouvrage, tiré de sa thèse HDR, sous trois angles : la circulation des techniques et leur remodelage dans le contexte économique et politique soviétique ; l’accès inégalitaire aux moyens de communication ; les pratiques individuelles du contournement du contrôle par le pouvoir de la circulation des informations. La chercheuse interroge l’appréhension de l’espace et la maîtrise du territoire par les autorités sous le prisme du déploiement des infrastructures. Son approche permet aussi d’aborder les reconfigurations du lien social à l’échelle locale et nationale au gré de divers types de mobilités : déplacements forcés, Seconde Guerre mondiale, exode rural, embauche sur de grands chantiers. L’ouvrage révèle une exploitation virtuose des archives du Commissariat du Peuple aux Postes et Télégraphes, du ministère des Communications, du Parti et des archives privées et articule plusieurs échelles territoriales (Russie, Ukraine et Tatarstan, Moscou, Leningrad, entreprises).

La première partie se consacre à l’histoire des infrastructures. Une analyse des emprunts de techniques étrangères et de leur réinvention en fonction des facteurs à l’œuvre en Union soviétique fait ressortir la conjugaison d’une vision évolutionniste des techniques, d’une industrie planifiée et d’une culture du secret. Ayant bâti une connaissance fine de dispositifs techniques lors de ses séminaires à l’EHESS et dans un ouvrage collectif (Hilaire Pérez & Zakharova), l’auteure étudie comment « les réseaux matérialisent les visions politiques et le travail de conception des sociétés » (p. 30). Plusieurs apports forts doivent être soulignés. Tout d’abord, l’ouvrage rend compte d’une oscillation constante entre une dynamique centralisatrice du pouvoir et une aspiration à l’efficacité qui habite les milieux d’ingénieurs, d’économistes et de militaires. Cette tension se traduit par une concurrence entre un schéma radial des techniques (lignes concentrées vers le centre) et un schéma maillé. Une deuxième tension est identifiée, entre la recherche de la rentabilité et l’aspiration à un service universel. La pression sur les acteurs locaux obligés depuis 1922 de s’autofinancer rend caduque, dans le contexte soviétique, la notion de service public. Troisièmement, la conception fonctionnaliste du téléphone (outil de gouvernement) ne s’efface jamais complètement au profit d’une conception sociale (moyen de communication interindividuelle). En outre, Zakharova met en exergue un déséquilibre entre les zones rurales délaissées par les réseaux, où une corvée postale est imposée aux kolkhozes, et les zones urbaines. L’information circule à plusieurs vitesses : paradoxalement les communications à longue distance sont plus rapides que les communications à l’échelle régionale. Par ailleurs, une dépendance aux techniques étrangères se manifeste à travers la frilosité des autorités à mettre en production des inventions soviétiques, l’usage des équipements obtenus comme butins de la Seconde Guerre mondiale (étant obsolètes, ils freinent le développement), ainsi qu’à travers la coopération technique avec l’Europe de l’Est. Enfin, cette partie offre un apport majeur via l’étude de la codification de la circulation des informations secrètes dès 1920 selon les procédés qui doivent eux-mêmes rester secrets. Cette dynamique se caractérise par des pratiques routinières de négligence du secret qui révèlent sa banalisation dans la société et par des continuités des techniques du secret entre Staline et Khrouchtchev. Dès 1960, un recours massif au téléphone empêche la traçabilité centralisée des renseignements secrets, car les pratiques s’enracinent désormais dans des métiers et à l’échelle régionale.

La deuxième et la dernière parties de l’ouvrage prolongent la réflexion féconde sur les espaces publics et privés en URSS menée ailleurs par l’auteure (Zakharova, 2015, 2017). Dans la deuxième partie, Zakharova se concentre sur l’accès inégal des citoyens aux services de communication. Si les régions occidentales et urbaines sont pourvues d’infrastructures, celles à l’est et les campagnes plus globalement restent exclues de la mutation des relations sociales à distance. En résulte une fracture entre une société en mouvement dotée de réseaux de sociabilité larges et une société stable et fragmentée dont les réseaux de sociabilité sont étriqués. Plusieurs facteurs en déterminent les agencements : alphabétisme, présence d’infrastructures, urbanisation. Du reste, cette partie insiste sur la durée de cette évolution : les mobilités accrues pendant la révolution laissent la place à une reconstitution de liens grâce à la poste pendant la NEP, l’impact faible de déplacements forcés sur la délocalisation du lien social, le pic des mobilités pendant la Seconde Guerre mondiale qui ne faiblit pas avec l’après-guerre à cause de déportations et du retour des survivants. Par ailleurs, les moyens de communication sont le support de pratiques d’entraide : prépondérance de colis alimentaires pendant la guerre civile et la famine de 1947-48, confiance accordée par les détenus aux citoyens libres qui postent leurs messages jetés depuis les trains, par exemple. À l’inégalité spatiale s’ajoute une inégalité sociale, car seuls les représentants de l’élite politique, économique et culturelle s’arrogent le droit d’utiliser le téléphone. Cette tendance à long terme est précédée de pratiques dans les années 1920 où les groupes socio-professionnels considérés comme utiles (comme les militaires) ont un accès facilité aux envois postaux. Plus encore, l’inégalité spatiale se diversifie. Ainsi, les nouveaux logements d’élite en périphérie des métropoles ne sont pas pourvus en téléphones contrairement aux appartements communautaires du centre-ville. En outre, Zakharova met en écho un brouillage des frontières entre privé et public, et les impacts de la censure. Par exemple, sont publiés à l’époque les télégrammes non distribués dont les expéditeurs ruraux sont peu au fait de l’écriture des adresses. En même temps, la censure conduit à une méfiance des citoyens à l’égard de la poste qui met à mal sa recherche de la rentabilité. Le contrôle des échanges est peu efficace à cause de la diversité de langues, du coût élevé des écoutes téléphoniques, etc. La troisième partie se consacre à un dialogue fécond avec les historiens des subjectivités. Étudiant les formes d’écriture épistolaire, Zakharova établit comment les Soviétiques adhèrent aux normes langagières officielles, mais aussi les détournent. Dans la correspondance, ils s’affirment comme citoyens, se réfèrent au bien commun, tout en apprenant à canaliser le registre du pouvoir dans les lettres aux instances et le registre privé dans les communications interpersonnelles.

Ayant élaboré une méthode originale, Zakharova conçoit l’histoire des communications dans un aller-retour entre deux pôles théoriques. D’une part, elle discute la définition de la modernité soviétique, qu’elle admet multiple et alternative. Sous sa plume se forme un examen minutieux de la « modernité épistolaire » caractérisée par une acquisition par la société d’une réflexivité à l’égard de la citoyenneté. D’autre part, l’auteure aborde dans une perspective durkheimienne les types de confiance et les formes de solidarité. La confiance systémique à l’égard des institutions s’enchevêtre avec la confiance prémoderne interindividuelle. Repensant une forme de « cohésion sociale dans le cadre des régimes autoritaires modernes » (p. 20), Zakharova scrute les entrelacements de la solidarité mécanique et de la solidarité organique suivant la stratification de la société rurale et urbaine. En se référant aux travaux de Mary Douglas, elle met au jour une évolution des groupes sociaux et de la grille idéologique centrale. Du stalinisme au brejnévisme, les groupes acquièrent en autonomie, tandis que la grille posée par l’État perd en efficacité. «

Larissa Zakharova articule finement l’histoire sociale et l’histoire des techniques, les différents registres de documentation, mais aussi leurs classement, archivage et traçabilité. Embrassant à la fois les trajectoires d’objets et les développements de politiques de contrôle, elle expose une société soviétique qui s’accommode de la culture bolchevique du secret, se stratifie et bâtit une riche palette de liens sociaux nouveaux. ❚

Œuvres  citées

Douglas, Mary, 1996, « A History of Grid and Group Cultural Theory »,  The World of Goods. Towards an Anthropology of Consumption [1979], Londres, Routledge.

Hilaire Pérez, Liliane & Zakharova, Larissa (dir.), 2016, Les techniques et la globalisation au XXsiècle, Rennes, PUR.

Roth-Ey, Kristin & Zakharova, Larissa, 2015, « Communiquer en URSS et en Europe socialiste », Cahiers du monde russe, n° 56/2-3.

Zakharova, Larissa, 2017, « Sphères publiques soviétiques », www.politika.io/fr/notice/spheres-publiques-sovietiques, consulté le 22 mai 2020.