Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux confins polono-soviétiques

Nicolas WerthCNRS IHTP
Paru le : 10.07.2017

Catherine Gousseff

Paris, Fayard, 2015, 414 p.

9782213671895

Dans la continuité de son livre important sur l’exil russe en France après 1917 (CNRS Éditions, 2008), Catherine Gousseff nous donne un nouvel ouvrage, tout aussi abouti, sur ces terres de confins d’Empires est-européens, toujours mal connues mais qui, depuis deux décennies, ont fait l’objet d’importantes études1. Les transferts croisés de populations aux nouvelles frontières de l’Ukraine soviétique et de la Pologne, qui se déroulèrent, pour l’essentiel, entre l’été 1944 et l’été 1946, sont restés largement méconnus, balayés dans le maelström des immenses mouvements de populations qui ont marqué, tout particulièrement en Europe centrale et orientale, la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Maîtrisant avec brio les changements d’échelles, variant les angles d’approche et les observatoires, Catherine Gousseff propose à la fois une interprétation globale et une vision extraordinairement précise de ces transferts croisés de populations polonaises d’Ukraine réinstallées en Pologne et de populations ukrainiennes de Pologne réinstallées en Ukraine soviétique. Ces opérations sont judicieusement replacées dans le contexte international de sortie de guerre – celui des grandes conférences de Yalta et de Potsdam, de la dégradation des relations entre l’URSS et les Alliés, mais aussi analysées dans le cadre des complexes relations soviéto-polonaises des années 1944-1946, tout comme dans celui des conflits polono-ukrainiens entretenus notamment par la guérilla nationaliste anticommuniste de l’UPA-OUN, particulièrement active dans les zones frontalières entre Ukraine et Pologne. À partir d’un très riche corpus d’archives inédites produites par les administrations ad hoc chargées, en Pologne comme en Ukraine, de l’organisation de ces transferts croisés de populations, mais aussi des rapports de terrain du NKVD qui supervisait cette vaste opération, Catherine Gousseff restitue remarquablement les modalités concrètes mais aussi le quotidien de ces opérations sur des territoires de confins (Volhynie, Galicie, Kholmschina, « pays Lemko ») très différents par leur histoire, leur peuplement, leur appartenance confessionnelle, situés de surcroît le long de frontières diversement perçues et intégrées dans la mémoire collective des communautés locales. Transferts d’hommes, de femmes et d’enfants ; transferts, plus complexes encore, plus aléatoires aussi, des biens, du bétail, des machines. Toutes ces opérations, destinées à « homogénéiser » des confins multiethniques le long des nouvelles frontières que l’URSS triomphante veut imposer à son vassal polonais, se font dans un environnement marqué par une extrême violence : ces « terres de sang » (Timothy Snyder) ont en effet été gagnées par la contagion génocidaire nazie : en 1943, la guérilla nationaliste ukrainienne de l’UPA a mené, en Volhynie notamment, une véritable épuration ethnique visant la minorité polonaise. Dans ce contexte d’une guerre qui n’en finit pas, les immenses problèmes logistiques sont démultipliés. Mais curieusement, les plans initiaux élaborés à Moscou, voire à Kiev, ont gardé un aspect irréaliste, voire utopique : il y est question d’un échange de populations fondé sur le « volontariat » et sur des procédures sophistiquées d’indemnisation des biens « intransférables » (immeubles). Dans un environnement saturé de violence,  l’écart ne cesse bientôt de se creuser entre les plans élaborés « en haut » et leur mise en oeuvre, « en bas » par une administration débordée, sans moyens ou sans perspective claire sur la manière dont l’opération dont elle a la charge va se dérouler dans le temps.

Comment les populations déplacées vivent-elles leur arrivée dans leur « nouveau » pays ? Les paysans ukrainiens transférés de Pologne vers les kolkhozes dévastés par la guerre d’Ukraine centrale et orientale semblent, à peine arrivés, être majoritairement repartis, sans autorisation, vers les régions occidentales de l’Ukraine, véritable « chaudron en pleine incandescence », régions non encore collectivisées, mais qui sont le théâtre, jusqu’en 1947, d’une véritable guerre entre partisans nationalistes anticommunistes ukrainiens et forces de sécurité soviétiques. Aussi, les Ukrainiens de Pologne transférés vers l’Est, au départ, semble-t-il, dans de meilleures conditions matérielles, avec plus de biens et de bétail, se retrouvent-ils finalement bien plus mal lotis que les Polonais d’Ukraine qui, même spoliés de leurs biens, ont été déplacés vers l’Ouest. Ceux-ci, en effet, se sont mieux adaptés, se sont fondus dans le melting pot des millions d’immigrants de cette « Europe en mouvement » de l’après-guerre. Catherine Gousseff s’intéresse aussi au retour des quelque 200 000 « Polonais de Sibérie », déportés de la partie orientale de la Pologne une première fois occupée par les Soviétiques conformément aux clauses du protocole secret du pacte germano-soviétique du 23 août 1939. Parmi eux, on compte une moitié environ de Juifs, qui retournent chez eux, en Pologne, au printemps 1946, dans le cadre des transferts de population. En analysant ces retours, Catherine Gousseff apporte des éléments de réponse probants aux interrogations soulevées par Jan Gross, dans La Peur, sur les raisons profondes du pogrom de Kielce : la pulsion antisémite polonaise d’après-guerre est bien alimentée par la peur du retour des survivants, ressenti comme une menace pour tous ceux qui se sont approprié leurs biens. Parmi les nombreuses autres questions éclairées par le livre de Catherine Gousseff, figure la remarquable similitude des pratiques et des politiques mises en œuvre par l’URSS et le nouvel État polonais communiste en construction. Le modèle soviétique dominant de transferts massifs de populations a visiblement été très vite adopté par l’administration, civile et militaire, polonaise ;

À travers cette étude pionnière de la mise en oeuvre d’une politique d’homogénéisation ethnique des frontières qui signe la fin du multiculturalisme séculaire de ces confins d’Empires si mal connus en France, le nouvel ouvrage de Catherine Gousseff est une contribution majeure à l’histoire de la sortie de la Seconde Guerre mondiale dans ce qu’on appelait encore, il n’y a pas si longtemps, « l’Autre Europe ».

Nicolas Werth, IHTP CNRS

1 On se bornera à citer ici les plus connues : Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Paris, Gallimard, 2012 ; Jan Gross, Les Voisins. Un Massacre de Juifs en Pologne, 10 juillet 1941, Paris, Fayard, 2002 ; id., La Peur. L’antisémitisme en Pologne après Auschwitz, Paris, Calmann-Levy, 2010 ; Daniel Mendelsohn, Les Disparus, Paris, Flammarion, 2007.

Publié dans Mémoires en jeu, n° 2, décembre 2016, p. 120-121.