Écrire en guerre, 1914-1918. Des archives privées aux usages publics

Nicolas BeaupréUniversité Blaise Pascal – CHEC Clermont-Ferrand, IUF
Paru le : 16.04.2018

Philippe Henwood et Paule-René Bazin (dir.)

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 198 p.

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Issu d’un colloque organisé aux Archives nationales, l’ouvrage collectif Écrire en guerre, 1914-1918 entend croiser le regard des archivistes et de ceux – historiens et littéraires – qui exploitent les documents. Il s’inscrit dans un mouvement de redécouverte des différentes modalités de l’écriture de soi et du for privé. Il a notamment accompagné le tournant culturel et social de l’histoire de la Grande Guerre depuis les deux grandes thèses d’Antoine Prost et de Jean-Jacques Becker parues en 1977. Les deux historiens avaient en leur temps, chacun à sa manière, proposé de renverser la perspective en s’intéressant à ceux qui avaient fait et vécu la guerre. Ce mouvement s’est encore accéléré avec le tournant culturel des années quatre-vingt-dix puis avec le centenaire qui s’accompagne d’une vague de publication – sur papier ou en ligne – d’archives privées, pour l’essentiel des correspondances de guerre ou des journaux intimes, mais aussi des albums de photographies et des carnets de croquis, ou parfois les quatre à la fois.

Il n’était donc pas inutile de se pencher sur ces sources testimoniales qui sont moins nouvelles par leur nature – rappelons que des « sources » de ce genre furent publiées en masse dès les années de guerre – que par leur nombre, leur variété et leur accessibilité. La « grande collecte » du réseau Europeana organisée en France par la BnF et les Archives de France et la Mission du centenaire illustre bien, parmi d’autres ressources disponibles, la massification de l’accès à ce type de documents issus pour beaucoup de fonds familiaux. Les deux premiers articles (Emmanuel Pénicaut et Isabelle Aristide-Hastir), écrits du point de vue des conservateurs, reviennent d’ailleurs sur ce succès public probant, en retracent la genèse puis le déroulement et proposent une typologie des sources rendues ainsi accessibles. Il manque malheureusement une ou deux contributions d’historiens sur les usages possibles de cette grande collecte. Indéniablement, elle a rendu accessibles des milliers de pages de documents nouveaux et parfois remarquables. Mais sont-ils vraiment toujours utilisables par le chercheur ? Parfois, des dépôts consultables en ligne sont très maigres et/ou ne sont soutenus que par des métadonnées fragmentaires qui limitent alors très fortement, faute de contexte, les usages historiens de ces documents. Il faut se demander si Europeana ne fonctionnera pas comme une sorte d’inventaire géant plutôt que comme des archives à proprement parler.

Mais peut-être est-il tout simplement encore trop tôt pour faire le bilan, même si l’article passionnant de Fabien Theofilakis consacré aux égo-documents de prisonniers de guerre donne quelques indications sur ces usages possibles puisqu’il se fonde en partie sur des sources disponibles sur Europeana. Les autres articles se basent plus classiquement sur des fonds déjà déposés de longue date, déjà publiés, ou se trouvant encore dans des archives familiales. Tout un éventail d’usages heuristiques de ces documents de natures finalement très diverses, allant de journaux intimes et de correspondances d’intellectuels, d’acteurs publics et économiques à ceux de simples soldats, est alors mis en œuvre dans ces différents articles. Odile Gaultier-Voituriez esquisse ce que pourrait être une exploitation lexicale tout en s’intéressant à l’évolution même du statut d’une source entre correspondance et chronique de guerre à l’exemple des écrits du directeur du Journal des Débats. Hubert Roland et Ludmilla Evdokimova s’intéressent de manière plus qualitative aux expériences de guerre de deux femmes, Théa Sternheim et Sophie Ilovaskaya, telles que leurs journaux intimes les reflètent. Clotilde Druelle-Korn exploite des rapports des délégués américains de la Commission for Relief in Belgium (CRB) qui contribuent au renouvellement actuel de l’histoire des occupations de la Première Guerre mondiale, quand Zénaïde Romanex nous invite pour sa part à explorer les sources, elles aussi à la charnière entre le public et le privé, que sont les correspondances, en provenance du front et de l’arrière, reçues par les parlementaires français pendant la guerre. Ces documents, les rapports des membres du CRB et les lettres aux parlementaires posent la question de la nature strictement « privée » – au sens historien et non archivistique – de documents qui sont en fait des sources permettant d’étudier les interactions, les frottements, les interpénétrations des sphères publiques et privées. Il en va de même pour d’autres documents étudiés dans ce volume, comme le journal du préfet du Nord, Félix Trépon, analysé par Philippe Verheyde.

Ce dernier, qui a eu accès aux différentes strates de son écriture, en étudie alors les différentes versions, tout comme Philippe Lejeune dans son article très stimulant consacré à Nous autres à Vauquois d’André Pézard. Philippe Henwood revient pour sa part sur la publication des carnets de son grand-père, Eugène Henwood, journaliste et zouave. Lui aussi, pour cette publication, a été confronté à différents types de textes : un carnet de route, des articles de journaux et de courts récits et épisodes retravaillés pour un livre qui finalement ne parut pas. Ils montrent tous trois – ce qu’avait dévoilé aussi en son temps l’analyse par John King ou encore Helmuth Kiesel des carnets de guerre d’Ernst Jünger en regard de son récit Orages d’acier – toute la richesse heuristique qui nait de la confrontation entre les différentes versions d’un texte selon qu’il est destiné à la publication – même si elle n’aboutit pas toujours – ou au maintien dans le for privé.

Marie Scot explore elle aussi, dans un article stimulant, la dialectique entre écriture privée et écriture publique chez Élie Halévy, qui refuse pendant le conflit d’écrire des textes directement politiques dans la grande presse mais se réfugie dans ses écrits destinés à la sphère privée ou encore à la philosophie dans la Revue de métaphysique et de morale qu’il dirige à l’époque. Son article appelle à une comparaison avec d’autres auteurs ayant fait des choix similaires, comme Jean-Richard Bloch, et, plus largement, à une vaste enquête sur le choix de l’écriture privée comme modalité du silence public. C’est là sans doute une des pistes les plus intéressantes soulevées par ces articles.

Benjamin Gilles nous rappelle utilement que les témoignages et autres journaux intimes et correspondances passées dans la sphère publique ont intéressé très tôt et ont agité le milieu ancien combattant de débats parfois vifs, comme au moment de la publication des livres de Jean Norton Cru, Témoins et Du témoignage. Benjamin Gilles dévoile également la conscience qu’avait le critique des contraintes que faisait peser la publication sur ces textes, ce qui l’amena à inventer une enquête auprès des auteurs pour compléter et valider ses analyses. Ces contacts lui furent utiles au moment de la polémique qui accompagna la sortie des livres. Pour finir, Rémy Cazals revient sur la publication à succès, en 1978, des carnets de guerre de Louis Barthas à un moment charnière de l’historiographie de la Grande Guerre.

De ce point de vue, il est dommage qu’il n’y ait pas plus d’articles consacrés à la vague actuelle de publication d’écrits du for privé et à l’élargissement – que montre par ailleurs le livre – de la perspective, autrefois très centrée sur les combattants, à d’autres acteurs du conflit.

Au total, ce livre apparaît stimulant comme première réflexion à propos des effets du centenaire sur le dévoilement aux historiens, aux archivistes mais aussi au grand public de toutes sortes d’écrits se situant à la charnière des sphères publiques et privées. On peut toutefois regretter qu’il hésite quelque peu dans la définition même de son objet entre archives privées au sens archivistique du terme – un sens très large – et archives privées en un sens plus étroit, plus historien, restreint aux différentes écritures produites par les acteurs sociaux du conflit. De ce point de vue, une réflexion typologique liminaire plus poussée aurait peut-être permis de mieux cerner et resserrer le propos. « Écrire en guerre » est en effet un thème fort vaste et d’autres types de textes et de sources, même s’ils sont absents du livre – notamment la poésie de guerre qui est une pratique autant publique que privée – auraient aussi mérité d’être évoqués. Quoi qu’il en soit, pour les pistes qu’il ouvre et la qualité de nombreuses contributions, cet ouvrage trouvera sa place dans le renouvellement en cours des interprétations des écritures de guerre dans toute leur variété.

Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 141-142