Virginie Brinker (dir.)
Dijon, éditions Universitaires de Dijon, coll. « Sociétés », 2017, 234 p.
Les programmes officiels de l’Éducation nationale sont presque muets sur le génocide du Rwanda et les manuels scolaires lui font donc une place très restreinte. L’un d’entre eux parle du Rwanda comme d’un pays « où un véritable génocide fait au moins 800 000 morts en 1994 » (p. 90). La langue française a ceci de particulier qu’une chose qualifiée de « véritable » dans cet emploi n’est pas tenue pour réellement présente : on s’en rapproche seulement. Ce contexte rend d’autant plus importantes les initiatives des enseignants, objet de cet ouvrage collectif.
Le chapitre liminaire, dû à François Robinet, fait utilement le point sur la question du génocide rwandais pour ceux qui n’en seraient pas familiers. Avant la colonisation (allemande puis belge après la Première Guerre mondiale), la population rwandaise se répartissait en trois groupes sociaux : les Hutu, les Tutsi et les Twa. Contrairement à ce qu’on a souvent laissé penser, Hutu et Tutsi ne constituent pas deux ethnies rivales qui se seraient affrontées depuis la nuit des temps ; c’est la domination coloniale qui a racialisé les rapports sociaux. Les premiers massacres de Tutsi datent de 1959. La Ière République rwandaise (1961-1973) se fonde sur le principe de la majorité ethnique et pratique une politique d’exclusion des Tutsi. Au début des années 1990, le pays entre en guerre civile. Une offensive du FPR (Front patriotique rwandais) est repoussée par les FAR (Forces armées rwandaises). De nouveaux massacres ont lieu. Une violente propagande anti-Tutsi se développe.
Le génocide des Tutsi est donc « un projet politique patiemment construit […] dont la mise en œuvre fut facilitée par une idéologie raciste puisant, à certains égards, aux mêmes sources que l’antisémitisme » (p. 25). Avec la participation de très nombreux civils, il se déroule de la nuit du 6 au 7 avril jusqu’à la mi-juillet 1994. Après le génocide, les chercheurs s’intéressent aux témoignages des rescapés, au rapport de l’État rwandais à la mémoire du génocide, au rôle qu’a joué la communauté internationale, aux relations franco-rwandaises, au poids du génocide dans la déstabilisation de la région des Grands Lacs, etc. François Robinet conclut sur la nécessité d’enseigner le génocide rwandais, « moment majeur de l’histoire de l’humanité au XXe siècle » (p. 38).
Benoît Falaize met au jour les difficultés que cet enseignement comporte. L’écueil du comparatisme, d’abord, avec le triple risque de la confusion historique, de la banalisation et de la relativisation. Il faut enseigner le génocide rwandais d’une manière qui fasse droit à sa singularité et qui permette en même temps des rapprochements avec d’autres tragédies. Au nombre des invariants, une comparaison est possible avec les Einsatzgruppen des nazis ou encore avec les Justes de la Seconde Guerre mondiale. Cette question du rapprochement entre le génocide des Tutsi et le génocide des Juifs est au cœur d’un autre article du livre, celui relatif à l’enseignement que le Mémorial de la Shoah propose aux professeurs d’histoire. Alban Perrin, qui y est formateur, remarque que les deux génocides ont « les mêmes racines intellectuelles : les théories raciales développées en Europe au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle sur fond de conquêtes coloniales » (p. 142). Assimilés à des parasites, les Juifs comme les Tutsi sont rejetés hors de l’humanité par ceux qui veulent les détruire. Autre point de comparaison avec la Shoah, le rôle de l’État : « Il n’y a pas de génocide sans État. » (p. 144) En Occident, on a souvent présenté le génocide rwandais « comme une bouffée meurtrière résultant de haines ancestrales entre deux populations hostiles. Une façon bien commode de tenir l’horreur à distance en rejetant ce crime dans la catégorie, exotique par définition, de la barbarie » (ibid.).
Une autre difficulté : en quoi l’étude d’un passé douloureux peut-elle servir à la formation des élèves ? Se présente aussi le problème de la charge émotive qu’un tel événement peut faire peser sur de très jeunes épaules, et le risque que l’apitoiement se substitue alors à la réflexion. Se pose enfin la question de la concurrence des mémoires, certains élèves pouvant exprimer des revendications identitaires.
Au cœur de ce livre se trouve un article, écrit par Alain David, qui tranche sur les autres par le recul philosophique dont il témoigne. L’auteur commence par se demander ce que peut bien vouloir dire « enseigner le génocide » : « quelle orientation recommanderait-on à un élève défaillant sur le thème du génocide ? » (p. 99). Quant au terme même de « génocide », c’est un mot « auquel ne convient ni le singulier, ni le pluriel, du moins selon les usages ordinaires de la grammaire » (p. 100). Dans une substantielle note de bas de page, Alain David s’oppose à Pierre Nora qui préfère d’autres désignations au mot « génocide » parce que celui-ci serait pourvu d’une « aura magique ».
Le fait que « l’imputation de génocide s’accompagne d’une insurmontable incertitude » (p. 103) ouvre la voie au négationnisme ; il faudrait engager contre ce dernier ce que David appelle une « phénoménologie de l’inapparent » (expression utilisée d’abord par Heidegger). Or, c’est la littérature qui est « l’idiome propre où s’exprime l’inapparent » ; elle constitue donc la voie royale pour l’enseignement du génocide. Il s’agit de faire « l’hypothèse du livre » : « le livre qui, en tant que fiction, est le fait d’une limite dans l’élément de la disparition la plus radicale » (p. 110). C’est bien ce que nous disent – en des termes plus quotidiens – les autres contributeurs de ce volume. En effet, si les témoignages ne sont pas laissés de côté, avec notamment l’étude comparée en cours de français de deux documentaires (Au nom du père, de tous, du ciel [2009] et Le Dernier des injustes [2013]), l’ouvrage se concentre sur la fiction comme alliée de la connaissance historique.
C’est dans l’article consacré à l’enseignement du génocide des Tutsi par le biais de films (Hôtel Rwanda [2004], Shooting Dogs [2006] et Un dimanche à Kigali [2006]) que la légitimité de la fiction est le mieux interrogée. Selon « une certaine tradition française » (p. 190), incarnée notamment par Claude Lanzmann, la fiction serait mensongère, manipulatrice, elle fabriquerait des archives de toutes pièces. Marc Arino se fait le défenseur de la fiction. D’abord parce qu’il est « artificiel et injuste d’opposer le témoignage ou le documentaire à l’entreprise fictionnelle » (ibid.) : un témoin peut déformer la vérité ; le documentaire résulte d’un montage qui peut être partial. Ensuite, la fiction a l’avantage de pouvoir reconstituer des scènes qui n’ont pas été filmées et de croiser des multiples témoignages. Et elle n’appartient pas au temps de l’après, mais à un présent retrouvé qui se déroulerait sous nos yeux.
Valérie Delhomme traite du rôle que peut jouer la bande dessinée dans l’enseignement d’un génocide. Lorsqu’elle a fait étudier au lycée un épisode de La Fantaisie des dieux (2014) – celui du Home Saint Jean, église où, le 17 avril 1994, 4 300 hommes, femmes et enfants ont été enfermés et exterminés –, elle a choisi de confronter cette BD à un récit historien (« Le génocide des voisins », article d’Hélène Dumas). Cette confrontation lui a permis de faire saisir à ses élèves la part de l’émotion, la différence entre mémoire et histoire, l’idée selon laquelle le témoin éclaire une période et l’historien l’explique.
Plusieurs contributions le soulignent, il vaut mieux que l’acquisition des connaissances ne précède pas la quête de sens née d’une lecture : les deux opérations doivent être simultanées. C’est ainsi que des élèves de troisième ont approfondi l’étude de la notion de génocide en lisant La Mémoire trouée (2007) puis en rencontrant l’auteure de ce roman, Élisabeth Combres, sans avoir dû « apprendre » au préalable le génocide rwandais. De même, l’examen d’extraits de la bande dessinée Varto de Gorune Aprikian et Stéphane Torossian (2015), relative au génocide arménien, a conduit d’autres élèves de troisième à la qualification rétrospective de génocide pour ce qui leur avait d’abord été présenté en classe comme un « massacre ».
Signalons pour finir le court texte dans lequel le romancier Boubacar Boris Diop dit le temps qui lui a été nécessaire pour mesurer ce qui s’était passé au Rwanda : « Il a fallu que j’aille au Pays des Mille Collines pour enfin réussir à conjurer ce que la rescapée Yolande Mukagasana appelle si justement ‟la peur de savoir”. » (p. 165)