Henri Rousso
Paris, Belin, « Histoire », 288 p.
Le dernier livre de l’historien Henry Rousso, pionnier des études sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France, s’ouvre sur une dédicace à son père « qui fut apatride et réfugié mais eut la sagesse de laisser le passé derrière lui ». Incipit paradoxal pour un chercheur dont les travaux successifs ont montré comment le passé pouvait « ne pas passer » et avoir une influence décisive sur les sociétés contemporaines (Vichy, un passé qui ne passe pas, avec Éric Conan, 1994). Il s’agit plutôt d’une mise en garde utile devant les limites de la convocation continuelle des passés douloureux à des fins thérapeutiques ou conjuratoires. C’est en effet au moment même, à l’été 1994, où Henry Rousso analysait les débats qui faisaient rage sur la meilleure manière de se souvenir des crimes de Vichy que se déroulait le génocide des Tutsis au Rwanda, sans qu’aucun lien ne soit établi.
Ce recueil d’articles se présente comme un retour rétrospectif et introspectif de l’auteur sur ses travaux d’historien de la mémoire contemporaine, en rassemblant des contributions anciennes ou plus récentes, actualisées et remaniées pour fournir une réflexion nouvelle sur la mémoire et sa place dans le monde contemporain, dont l’introduction donne le ton général. Les notions, souvent complexes, qui gravitent dans le champ sans cesse en expansion des études sur la mémoire, y sont explicitées avec clarté. Le lecteur peut ainsi mieux cerner ce « mécanisme vital de sélection entre les souvenirs et l’oubli » (p. 11) mais aussi une pratique sociale qui se distingue dans son rapport au temps et de la tradition et de l’histoire, qui « vise à une compréhension, à une interprétation du passé, lointain ou proche, fondée sur l’analyse de traces de toutes sortes laissées par l’activité humaine » (p. 12). Mais dans l’espace public et pour le sens commun, le terme de mémoire est devenu un fourre-tout où se mêlent revendications identitaires et outils pour tenter de réparer les séquelles du passé dans le présent – être précisément « face au passé », comme l’indique le titre du livre, afin d’affronter celui-ci pour mieux le vaincre. Ce phénomène de surinvestissement des potentialités mémorielles, les travaux des historiens de la mémoire ont pu y contribuer, parfois à leur insu. Et en ce sens, le livre d’Henry Rousso revient également sur des interprétations maladroites ou abusives qui ont pu être faites de ses travaux, en les éclairant d’un jour nouveau.
COMMENT FAIRE L’HISTOIRE DE LA MÉMOIRE ?
La première partie du livre s’attache aux dimensions épistémologiques de l’histoire de la mémoire. Le premier chapitre, inédit, s’interroge sur l’oubli et le silence faits sur les épisodes historiques douloureux, en prenant l’exemple de la Shoah en France. S’inspirant du renouvellement historiographique sur les premières mémoires de la Shoah dans le monde juif mais aussi au-delà ce celui-ci, il rappelle que contrairement à ce qu’une lecture hâtive de ses travaux aurait pu laisser croire, il n’y a pas eu d’occultation de cette mémoire, mais plutôt que l’absence de cette mémoire résulte d’une « illusion rétrospective » (p. 46) appliquée de manière anachronique. L’historien cherche des traces qu’il forge selon les normes d’aujourd’hui et non celles d’hier. Tout chercheur se doit donc de définir sa relation avec le passé, en particulier lorsqu’il traite de témoignages, reflet de la subjectivité d’autrui. Les liens entre histoire et psychanalyse sont ainsi explorés dans un autre chapitre, afin également de répondre aux objections qui ont pu être formulées sur l’utilisation d’une terminologie psychanalytique chez les historiens de la mémoire : Rousso a abondamment parlé de « retour du refoulé » ou de « travail de deuil » dans son livre fondateur, précisément intitulé Le Syndrome de Vichy. L’emploi de ces notions est ici légitimé pour être appliqué à un collectif, car l’individu n’en est jamais coupé. Surtout, l’usage des ces notions est avant tout métaphorique, même si ces concepts ont aussi une réalité et application concrète.
LA MÉMOIRE NATIONALE EN FRANCE : RETOUR SUR L’USAGE DE CONCEPTS
Rousso poursuit son œuvre d’explication des concepts que ses travaux ont contribué à populariser dans une deuxième partie revenant plus précisément sur l’histoire de la mémoire en France. Il rappelle ainsi le sens initial du terme de « résistancialisme », qu’il a forgé pour désigner le récit fondateur sur la guerre présenté par le général de Gaulle, où la Résistance incarnait la France éternelle et où par contrecoup, la place de Vichy était marginale, permettant ainsi au plus grand nombre de s’y reconnaître. Certains ont compris qu’il s’agissait d’un discours affirmant que tous les Français avaient été résistants et l’auteur opère une mise au point sur ce qu’il a vraiment voulu dire. C’est également à Henry Rousso que l’on doit l’invention du terme de « négationnisme », et son auteur revient sur les combats menés pour identifier et réduire l’influence de ceux qui proféraient des thèses négationnistes au sein de l’université française. Il montre les enjeux soulevés durant ces débats : enjeux épistémologiques sur la notion de vérité et de preuve en histoire, mais aussi enjeux éthiques et politiques sur la liberté d’expression, qui continuent de se poser aujourd’hui.
Rousso opère enfin un double prolongement de ses travaux. Chronologiquement, en poursuivant l’analyse des politiques officielles mémorielles des présidents de la Ve République pour les plus récentes mandatures, remarquant que les douze années passées à l’Élysée par Jacques Chirac furent marquées par le triomphe de la notion de « devoir de mémoire », formule transformée en « marketing mémoriel » (p. 108) par son successeur Nicolas Sarkozy, tandis que François Hollande incarnerait une « mémoire de synthèse ». Ce survol prend ainsi acte de travaux récents sur le rapport des présidents à l’histoire (Garcia, 2009) mais aussi sur l’histoire de la diffusion de la notion de « devoir de mémoire » en France (Ledoux, 2016). Le prolongement est aussi thématique puisque Henry Rousso dresse des parallèles entre l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France et celle de la guerre d’Algérie, aussi bien dans les « stades du souvenir » (p. 124) successifs : liquidation de la crise, amnésie, anamnèse puis hypermnésie mais aussi dans les modalités d’expression de ces mémoires, avec un intérêt croissant pour la « victime » et une exigence de reconnaissance qui passe par le recours au droit.
QUELLE MÉMOIRE TRANSNATIONALE ?
La dernière partie du livre est la plus novatrice. Elle change d’échelle pour analyser la mondialisation de la mémoire. Le moment fondateur fut le procès Eichmann, étudié par Henry Rousso dans le cadre de l’exposition qui lui fut consacrée au Mémorial de la Shoah en 2011, dont il fut le commissaire. Ce procès inaugure un nouveau modèle mémoriel qui circulera ensuite en Europe et dans le reste du monde. C’est la première fois en effet que l’on demande à la justice qu’elle fasse et donne une leçon d’histoire. Cette leçon d’histoire se fit pour l’essentiel grâce aux 110 témoins venus à la barre, faisant du prétoire un « vecteur de mémoire » (p. 221) par la voix du survivant, qui devint centrale, de surcroît largement diffusée car filmée. Plus qu’une « ère du témoin » (A. Wieviorka), le procès Eichmann ouvrit selon Rousso une « ère de la victime » (p. 223) et accéléra les prises de conscience identitaires – des Juifs en Israël, mais aussi de ceux qui voyaient ce pays comme un ennemi : « la mémoire de la Shoah devint alors de toutes parts une ressource politique et une arme de propagande » (p. 226). C’est sur ce thème d’une mémoire devenue arme politique que se nouent les deux derniers chapitres. Observant les évolutions des politiques mémorielles en Europe et dans le monde, Rousso analyse cette mémoire transnationale qui s’est mise en place. À l’échelle de l’Europe, c’est essentiellement une « mémoire négative » (p. 251), dominée par le souvenir de la Shoah mais visant à être positive par son contenu : réparer la culpabilité de la participation au crime ou de la complicité par l’entretien continu du souvenir. Entreprise dont on voit les limites, cette mémoire ne pouvant seule servir de point d’appui à la construction européenne ni prévenir la résurgence des passions nationalistes et antisémites. À l’échelle mondiale enfin, Rousso observe avec pertinence la circulation du modèle mémoriel de la Shoah dans la mémoire d’un génocide plus récent comme au Rwanda, ou de semblables « volontés de mémoire » (p. 278) inspirant les actions collectives au Chili, en Colombie ou en Corée. Reste que ces « politiques de mémoires traumatiques, visant à maintenir présente la violence du passé, tout comme le traumatisme survit chez un sujet incapable de surmonter le choc » (p. 289) n’aident peut-être pas les sociétés à panser leurs blessures. Faut-il pour autant regretter l’oubli réparateur ? La question a au moins le mérite d’être posée et invite les chercheurs à continuer de décrypter des sociétés contemporaines face à leurs passés, sans jamais perdre de vue l’objectif initial de l’historien : mieux connaître et faire connaître le passé.
Bibliographie
Conan Éric, Rousso Henry, Vichy, un passé qui ne passe pas, avec Éric Conan, Paris, Fayard, coll. « Pour une histoire du XXe siècle », 1994.
Garcia, Patrick, « “Il y avait une fois la France”. Le Président et l’histoire en France (1958-2007) », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia (dir.), Historicités, Paris, La Découverte, 2009, p. 183-202.
Ledoux, Sebastien, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS Éditions, 2016.
Rousso, Henry, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Le Seuil, coll. « XXe siècle », 1987.
Rousso, Henry (dir.), Juger Eichmann, 1961, Paris, Mémorial de la Shoah, 2011.
Publié dans Mémoires en jeu, n° 2, décembre 2016, p. 115-116.