Filmexil Sowjetunion. Deutsche Emigranten in der sowjetischen Filmproduktion der 1930er und 1940er Jahre

Paru le : 25.10.2021

Christoph Hesse

Munich, Edition Text + Kritik, 2017, 672p.

Le livre de Christoph Hesse poursuit un objectif ambitieux : présenter et étudier de manière critique toutes les réalisations cinématographiques et aussi tous les projets non aboutis de réalisations mis en chantier par des cinéastes, scénaristes et acteurs allemands en exil en Union soviétique dans les années 1930 et 1940. Ce faisant, il fait découvrir à son lecteur une véritable terra incognita, un monde largement oublié de l’histoire du cinéma, alors même que nombre des acteurs de cette histoire sont bien connus comme Erwin Piscator, Friedrich Wolf, Alexander Granach, Hanns Eisler, Joris Ivens, Béla Balázs ou Carola Neher– même Max Ophüls et Ernst Lubitsch font une apparition.

Si l’auteur inclut dans cette histoire le Néerlandais Joris Ivens et le Hongrois Béla Balázs, il justifie sans difficulté cette « annexion » par le fait qu’il se consacre dans un premier temps à l’étonnante « fabrique de film internationale » qu’est la société de production germano-russe Mejrabpom-film, mi-étatique mi-privée, issue de l’association Internationale Arbeiterhilfe (Aide internationale aux ouvriers, en russe Mejdounarodnaïa rabotchaïa pomochtch, Mejrabpom) de Willi Münzenberg, fondée en 1924, qui a invité en URSS des réalisateurs, non seulement allemands mais connaissant la langue et la culture allemande[1]. Si la période étudiée se limite théoriquement aux années de l’exil, 1933-1945, l’auteur n’en déborde pas moins sur les années qui précèdent, lorsque des réalisateurs allemands pleins d’enthousiasme tournent des films en URSS, et aussi sur celles qui suivent, lorsque, plein de désillusions, bien après la fin de la guerre, les derniers rentrent des camps où ils ont été internés, comme Damerius, heureux finalement de n’avoir pas été purement et simplement éliminé.

Pour accomplir ce travail, Christoph Hesse a consulté de nombreuses archives, en Allemagne et en Russie, longtemps difficiles d’accès, a visionné des dizaines de films, consulté des scénarios de films jamais réalisés, épluché des biographies de réalisateurs, acteurs, techniciens du film. Et surtout, il s’est confronté au chapitre au premier abord le plus inattendu : le nombre considérable de ces émigrés antinazis allemands, presque tous membres ou sympathisants du parti communiste, qui ont terminé au goulag ou ont été fusillés dans les caves de la Loubianka, sous des accusations de « trotskysme », « terrorisme », « espionnage » ou d’autres motifs fallacieux. Plus on avance dans la lecture de ce livre, et plus celui-ci fait ressurgir comme une fantasmagorie un monde intellectuel extrêmement vivant, en grande partie disparu dans le goulag.

Si le nombre de projets et de scénarios mis en chantiers sur l’ensemble de la période est important, à la mesure de l’enthousiasme qu’a suscité la « construction du socialisme » auprès de nombre d’intellectuels européens, les résultats concrets sont relativement minces et se réduisent à quelques films réalisés : La révolte des pêcheurs d’Erwin Piscator (1934) d’après la nouvelle d’Anna Seghers[2], puis Kämpfer (« Combattant ») de Gustav von Wangenheim (1936), consacré au procès de Gueorgui Dimitroff qui s’est tenu à Leipzig en 1934, après l’incendie du Reichstag, seul procès politique gagné contre les nazis, et enfin Le professeur Mamlock de Herbert Rappaport et Adolf Minkin (1938), d’après la pièce éponyme de Friedrich Wolf[3], auxquels on peut ajouter Komsomol ou le Chant des héros de Joris Ivens (1932), film à la gloire des travailleurs du combinat industriel de Magnitogorsk, réalisé à Moscou dans le cadre de Mejrabpom avec une musique de Hanns Eisler composée sur place.

Suivant pas à pas les étapes de la production non seulement de ces trois ou quatre films mais aussi de ceux qui n’ont pas pu être réalisés, Christoph Hesse déroule sous nos yeux une fresque où l’on voit passer nombre d’intellectuels de la République de Weimar, fascinés, à des degrés divers, par l’expérience soviétique, et où l’on rencontre ou retrouve des visages connus par la littérature ou la légende. On revoit ainsi Asja Lacis, l’amie de Walter Benjamin –son grand amour peut-être, pour laquelle il s’est converti au communisme et la vraie raison de son séjour à Moscou en 1926 – servir d’interprète à Erwin Piscator à Odessa pour le tournage de la Révolte des pêcheurs ; on imagine Hanns Eisler en costume trois pièces accompagner Joris Ivens à Magnitogorsk et escalader les hauts-fourneaux pour en extraire la musique, et tous les deux s’exalter devant l’enthousiasme des travailleurs de choc, sans remarquer que la plupart d’entre eux sont des travailleurs forcés qui retournent le soir derrière leurs barbelés ; on voit Brecht s’entretenant à Moscou avec Mejrabpom pour une adaptation des Têtes rondes et têtes pointues, qui ne voit pas le jour, ou du moins sous une forme inspirée de loin de cette pièce, tandis que son actrice culte Carola Neher, la « Polly Peachum » de l’Opéra de Quat’sous dans l’adaptation de Pabst, arrive à Moscou en 1934 et est arrêtée en 1936 sans avoir pu jouer un seul film. On voit Alexander Granach, le grand acteur de la scène yiddish berlinoise, originaire d’un shtetl de Galicie, arriver à Moscou, où il joue un second rôle dans Combattant puis se rendre à Kiev pour jouer dans le théâtre yiddish de cette ville avant de pouvoir repartir dans l’autre direction, New York ; Max Ophüls, déjà en exil à Paris, se rendre à Moscou en 1935 sur l’invitation de Mejrabpom pour y préparer un film, mais rentrer à Paris au bout de deux mois. On voit passer aussi des réalisateurs et écrivains soviétiques, Eisenstein, Dziga Vertov, Isaac Babel, Trétiakov, Chklovski, dont beaucoup « disparaissent » aussi. Même le film de Joris Ivens, qui semble être de la propagande pure, est interdit après l’arrestation de Trétiakov, à cause de la participation de celui-ci en tant qu’auteur du texte du chant des komsomols chanté dans le film.

Ainsi, la partie la plus consternante de cette histoire et celle qui reste en mémoire lorsqu’on a fermé le livre, c’est le nombre et l’ampleur des arrestations et des « disparitions » d’acteurs, de réalisateurs, de scénaristes, dont les biographies donnent froid dans le dos. Que les plus importants d’entre eux soient nommés ici, afin qu’à leur élimination physique ne s’ajoute pas la radiation de la mémoire collective. C’est le cas de Walter Rauschenbach, membre de la troupe d’agit-prop « Kolonne links » (« Colonne de gauche »), arrêté en 1936 pour « pédérastie et agitation contre-révolutionnaire », disparu ; de Ernst Mansfeld, assistant de Wangenheim sur le tournage de Combattant, arrêté en 1936, mort au goulag en 1942 ; de Carola Neher, actrice célèbre de la république de Weimar, amie de Brecht, arrêtée en 1936 pour « trotskysme », morte en 1942 dans un camp à Orenburg, dans l’Oural, sans que Brecht ait rien pu faire pour elle ; de Susanne Leonhardt, actrice dans le film Combattant, arrêtée en 1936, envoyée en 1937 en camp à Vorkouta (extrême nord de la Sibérie), libérée en 1948 où elle peut rejoindre l’Allemagne, tout d’abord Berlin-Est puis Stuttgart ; d’Ernst Ottwald, écrivain connu sous la république de Weimar, scénariste, arrêté à Moscou en 1936, mort dans un camp près d’Arkhangelsk en 1943 ; d’Alexander Granach, arrêté à Kiev en 1937 et, pour sa plus grande chance, immédiatement relâché, ce qui lui permet de quitter l’Union soviétique, de rentrer en Suisse et d’émigrer aux États-Unis ; de Hans Hauska, compositeur de la « Colonne de gauche », arrêté en 1937 et livré en 1938 à l’Allemagne nazie où il purge encore 18 mois de prison pour ses activités communistes ; de Bruno Schmidtdorf, jeune acteur de la « Colonne de gauche », qui joue dans Combattant, arrêté en 1938 pour avoir voulu « fonder en Russie une jeunesse hitlérienne », immédiatement fusillé ; de Helmut Damerius, fondateur de la « Colonne de gauche », arrêté en 1938, condamné à huit ans de camp pour « soupçon d’espionnage », libéré seulement en 1956, qui a terminé sa vie en RDA (ses mémoires du goulag ont d’ailleurs été publiés à titre posthume après la fin de la RDA, en 1990, sous le titre Sous une fausse accusation[4]) ; de Wolfgang Duncker, critique de films, émigré à Moscou en 1935, arrêté en 1938, mort à Vorkouta en 1942 ; de Bernhardt Reich, critique de théâtre, mari d’Asia Lacis, émigré en URSS dès 1925, arrêté en 1943, libéré en 1951 ; de Willi Münzenberg enfin, le fondateur de Mejrabpom, qui a choisi l’exil en France, pris position contre Staline dès 1937, quitté le KPD en 1939 ; on a retrouvé son corps, pendu, en 1940, sans savoir s’il s’est suicidé ou s’il a été victime d’un assassinat.

Touchant est aussi le sort de ces acteurs allemands Heinrich Greiff et Hans Klering, engagés dans des films soviétiques où ils sont obligés de jouer des rôles d’officiers SS. Hans Klering notamment participe, dans le film Tarass l’indompté (Niepokorionnye) de Marc Donskoï (1945) à une exécution de Juifs tournée dans le ravin même de Babi Yar, à Kiev – une représentation très rare de la Shoah dans le cinéma soviétique –, scène d’ailleurs supprimée lorsque le film est repris en URSS dans les années 1960.

Le livre de Christoph Hesse, passionnant et bien écrit, rend justice à toute cette génération tombée dans la gigantesque « souricière Moscou » des années 1930 et 1940.

[1] Voir aussi : Aïcha Kherroubi (éd.), Le studio Mejrabpom ou L’aventure du cinéma privé au pays des bolcheviks, Paris, La Documentation française, 1996.

[2] Voir Anna Seghers, La révolte des pêcheurs de Sainte-Barbara [1928], traduit par Claude Prévost, Paris, L’Arche, 1971.

[3] Voir Friedrich Wolf, Professeur Mamlock, traduit par Françoise Martin, Paris, Éditeurs français réunis, 1977.

[4] Helmut Damerius, Unter falscher Anschuldigung. 18 Jahre in Taiga und Steppe, Berlin-Weimar, Aufbau, 1990.