Guerre d’Algérie. Le sexe outragé

Paru le : 27.10.2017

Guerre d’Algérie. Le sexe outragé

Catherine Brun et Todd Shepard, (dir.) Paris, CNRS éditions, 2016, 320 p.

 

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Couilles coupées, émasculations, viols. Non, ce scénario d’horreur n’est pas tiré de Salo ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini où des notables fascistes exploitaient sexuellement un groupe de jeunes femmes et de jeunes hommes en exprimant tout l’éventail de leurs perversions. Cet enfer sadien a bien été organisé pendant la guerre d’Algérie, non pas sous le régime de Vichy, mais sous une IVe République en crise, déléguant le maintien de l’ordre à des militaires professionnels frustrés de la perte de l’Indochine, et sous une Ve République qui a continué la guerre contre le peuple algérien. Le plus étonnant est la participation à ces violences sexuelles d’appelés et de rappelés, des « hommes ordinaires » dont certains sont tombés dans le piège de la fascination morbide ou pire sont devenus des acteurs de ces spectacles dégradants. La guerre des sexes a-t-elle eu lieu dans le conflit algérien ou est-elle une reconstruction de l’histoire a posteriori ? Certainement, les deux à la fois.

L’ambition de ce livre dirigé et introduit par Catherine Brun et Todd Shepard est d’étudier l’impact de la guerre d’Algérie sur le sexe. Véritable enjeu du conflit, la sexualité a été omniprésente avec d’abord les violences sexuelles (mutilations et prostitution dans les bordels militaires de campagne), mais aussi les représentations genrées de l’adversaire et de soi, de nous et eux, ce qui aboutit à une sexualisation des identités individuelles et collectives. Fait marquant, cette sexualisation de la guerre existe pendant le conflit et laisse des traces dans les sociétés et dans les mémoires de cette guerre après 1962, aussi bien du côté algérien que du côté français. Elle participe à la construction des imaginaires sociaux et nationaux et prolonge dans la société française postcoloniale d’après 1962 les rapports de domination qui pouvaient exister dans la société coloniale.

Tel est le point de vue des auteurs qui se situent dans une historiographie influencée à la fois par les gender studies et par les postcolonial studies en ayant recours à l’interdisciplinarité. L’histoire a besoin des autres sciences sociales pour progresser. Dans le cas présent, c’est la philosophie, la littérature comparée, l’anthropologie, la psychanalyse et même l’histoire de l’art qui sont invitées par les auteurs à œuvrer à la « désérotisation » des mémoires de la guerre d’indépendance algérienne pour citer une expression de Pierre Guyotat dont Catherine Brun a écrit une biographie remarquée. Telle est la grande ambition de ce livre qui se situe dans la continuité d’une série de travaux ayant étudié le viol comme arme de guerre : L’Enfant de l’ennemi, 1914-1918 de Stéphane Audoin-Rouzeau (1995), Ideologies of Forgetting, Rape in the Vietnam War sous la direction de Gina Marie Weaver (2010) et Viols en temps de guerre codirigés par Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili (2011).

Dans cet ouvrage collectif très bien construit et très bien référencé, de nouvelles pistes de recherche sont ouvertes par les chercheurs. Éric Fassin s’interroge sur les représentations sexuelles souvent essentialisées de l’autre et exacerbées par la guerre coloniale. Il montre que Frantz Fanon n’y échappe pas dans ses réflexions sur la volonté de la France de dévoiler l’Algérie. À ses yeux, le voile revêt pour les colons la signification d’un fétiche sexuel dans un imaginaire colonial érotisé. Zineb Ben Ali montre qu’un enjeu majeur de la guerre d’Algérie a été le corps de la femme dans le contexte de l’hypermasculinité de la société algérienne. Elle rappelle que le viol a été une forme de torture systématique des corps des femmes algériennes employée par l’armée coloniale avec pour première étape le déchirement du voile, attaque directe contre une culture algérienne fortement marquée par l’honneur familial et communautaire. L’historienne de l’art Émilie Goudal nous propose des analyses du retournement dans un sens anticolonialiste de l’imaginaire colonial érotique fortement marqué par la peinture orientaliste du XIXe siècle. Le peintre italien communiste Renato Gutuso déconstruit la figure hypervirilisée du parachutiste français, icône sexuelle des années 1950 avec Brigitte Bardot, mais surtout incarnation de la bestialité du colonialisme et menace constante pour l’intégrité des corps des femmes algériennes. Les travaux de l’anthropologue Abderrahmane Moussaoui expliquent que les pratiques transgressives en matière de violence sexuelle des salafistes djihadistes pendant les années du terrorisme dans les années 1990 en Algérie ont été en partie influencées par les violences coloniales. Pour Alice Cherki et Faïka Medjahed, les révélations des femmes algériennes violées pendant la guerre d’Algérie ont contribué à aider les victimes des violences sexuelles pendant les années du terrorisme dans les années 1990. En psychiatre et en psychanalyste ayant travaillé avec Frantz Fanon, Alice Cherki pointe l’importance du travail d’analyse thérapeutique d’anamnèse pour replacer les traumatismes subis dans une histoire personnelle, familiale et collective afin de les nommer pour pouvoir continuer à vivre. Philip Dine analyse la mémoire littéraire de la première génération d’écrivains qui a vécu la guerre d’Algérie. Ces œuvres littéraires expriment les névroses des appelés sous la forme de dérèglements d’ordre sexuel, notamment chez Daniel Zimmermann (80 exercices en zone interdite, 1961, réédité sous le titre Nouvelles de la zone interdite en 1996), chez Pierre Guyotat (Tombeau pour cinq cent mille soldats, 1967) qui a très bien évoqué dans ses visions cauchemardesques l’enfer de la prostitution coloniale esclavagiste et chez Pierre Bourgeade (Les Serpents, 1983), roman de l’innocence impossible. Quant à Catherine Brun, elle étudie en littéraire l’obsession, dans les représentations du conflit, de la menace sécante des émasculations. Cette violence anthropologique participe aux représailles diligentées par l’ALN (Armée de libération nationale) en réponse à la terreur employée par l’armée coloniale : les viols des femmes algériennes, la torture des hommes à la « gégène » concentrée sur les parties génitales jusqu’à les rendre impuissants. Pour Catherine Brun, les émasculations, en polarisant les affrontements, constituent un terrible rappel à l’ordre de la ségrégation sexuelle et raciale et justifient le combat à mort du « Nous » et du « Eux ».

À partir des fictions écrites par des écrivains qui n’ont pas fait la guerre d’Algérie, la mémoire littéraire des enfants des appelés et des rappelés, les « héritiers du silence » pour reprendre l’expression de Florence Dosse, est aussi étudiée par Catherine Milkovich-Rioux qui traite des œuvres de Laurent Mauvignier (Des hommes, 2009), d’Alexis Jenni, prix Goncourt en 2011 pour L’Art français de la guerre et par Pierre-Louis Fort qui s’intéresse particulièrement au roman de Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme (2010). Ici, les protagonistes des romans expriment des sentiments ambivalents. Ils sont partagés entre effroi, fascination morbide et passage à l’acte. Pour sortir de cet univers hétéronormé et hypervirilisé, Hervé Baudry analyse une œuvre de fiction sur la sexualisation du masculin dans la guerre d’Algérie, Le Soldat nu de Gérald Hervé (1974). Alain Ruscio met au jour les représentations racistes à l’égard des Nord-Africains existant dans la société française juste avant la guerre d’Algérie en 1952, où un immigré nord-africain dans une affaire sordide de viol et de meurtre d’une enfant en Lorraine à Hayange est le coupable idéal par nature alors que le vrai meurtrier est un autochtone lorrain. Pour Soraya Laribi, le dossier des disparues européennes en Algérie après la signature des accords d’Évian le 19 mars 1962 ne peut être probablement lié à une affaire de « traite des blanches ». Marc André traite des représentations sexualisées et genrées des Algériens en métropole au sein des institutions étatiques françaises (police, justice, médecine), mais aussi des formes de contrôle de la sexualité des Algériennes parfois violentes mises en œuvre par le FLN. Enfin, Todd Shepard étudie comment la révolution sexuelle dans les années 1960 en France a été affectée par les questions algériennes. Il interroge les rumeurs de « traite des blanches » incriminant à tort des proxénètes algériens. Elles expriment une angoisse de la société de l’époque face à la présence d’une immigration algérienne croissante essentiellement masculine, avant la loi sur le regroupement familial de 1974, et également des représentations racistes de l’immigré arabe violeur, sadique, par nature agresseur des femmes françaises, dont l’origine est bien la période coloniale.

Pour finir, ne manque que la dimension comparée avec d’autres conflits ayant une dimension coloniale ou du moins impérialiste comme la guerre du Vietnam. Dans la société postcoloniale, il faudrait aussi approfondir au sujet des représentations des immigrés la question des relations entre le sexe et les rapports de classe. Ces remarques sont bien mineures pour un ouvrage appelé à être une référence pour les spécialistes de ces questions.

Publié dans Mémoires en jeu, n°3, mai 2017, p. 139-140