Guerre d’Algérie, l’impossible commémoration

Paru le : 15.04.2020

Rémi Dalisson

Paris, Armand Colin, 2018, 320 p.

L’ouvrage de Rémi Dalisson est un livre nécessaire qui dresse un bilan des débats mémoriels suscités par ce conflit en France depuis 1962. L’enjeu est l’intégration dans l’histoire nationale de la pluralité des mémoires de ce conflit conçues par les descendants des colonisateurs, mais aussi par ceux des colonisés. La finalité de la commémoration de la guerre d’Algérie est ici d’empêcher les enfermements identitaires, surtout après les attentats qui ont endeuillé la France en 2015-2016.

Le premier point d’achoppement est le choix d’une date pour commémorer cet événement. En 2018, il y en a quatre possibles : le 25 septembre, journée nationale d’hommage aux harkis ; le 11 novembre, qui associe la Grande guerre à la guerre d’Algérie1, le 5 décembre, journée nationale d’hommage aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie, date la plus neutre faisant référence à l’inauguration par le président Chirac du Mémorial du Quai Branly le 5 décembre 2003 ; et enfin la date suscitant le plus de polémiques, le 19 mars, la journée du souvenir pour les victimes de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc célébrant le cessez-le-feu après la signature des accords d’Evian le 18 mars 1962. En effet, cette date n’est pas la paix (Pervillé), mais le début de la sortie de la guerre (Thénault). Pour dépasser cette bataille des dates, R. Dalisson propose une autre date, le 8 avril, commémorant le référendum validant les accords d’Évian en France métropolitaine. Toutefois, ce vote n’a pas eu lieu en Algérie, ce qui limite la portée du scrutin.

Pour expliquer la politisation concurrentielle de la commémoration de la guerre d’Algérie, Rémi Dalisson élabore une périodisation de l’histoire de la mémoire de ce conflit en France. Il pointe d’abord la responsabilité de l’État français qui a tardé (jusqu’en 1999) à nommer cette guerre, la désignant sous le terme d’« opérations de maintien de l’ordre ». Les commémorations de ce conflit ont donc été privatisées par des groupes mémoriels (les appelés et les engagés, les harkis et les rapatriés d’Algérie), souvent de manière exclusive et négative, sans se soucier de la souffrance des autres. Chacun a ses historiens, ses dates, ses commémorations, sa musique, ses associations mémorielles, ses publications et ses lieux de mémoire. Rémi Dalisson montre néanmoins de manière très précise la pluralité des mémoires à l’intérieur de chaque groupe mémoriel, voire l’existence de luttes internes pouvant déboucher sur une historicisation de ces mémoires.

De plus, après 1962, les hommes politiques de gauche et de droite compromis dans ce drame avaient intérêt à l’oubli. Dans le contexte des Trente glorieuses, les médias ont participé à ce refoulement en dépit de quelques retours de mémoire. Puis, dans les années 1980-1990, les nouvelles générations d’immigrés, en quête d’une plus grande reconnaissance de la part des pouvoirs publics et face à la montée du Front national stigmatisant l’immigration dont la composante majeure est algérienne, ont remis la guerre d’Algérie sur le devant de la scène. Le livre-pionnier, La Gangrène et l’oubli de Benjamin Stora, paru en 1992, en est la traduction dans les memory studies.

Rémi Dalisson démontre que les autorités ont préparé la reconnaissance officielle de la guerre d’Algérie en inventant un certain nombre d’outils mémoriels sans commémoration : les médailles, les ordres, les pensions et les drapeaux. Des mémoires publiques de la guerre d’Algérie ont existé avant la reconnaissance de 1999, à savoir des mémoires militaires, des mémoires judiciaires et des mémoires postales avec les timbres. Des rues du 19 mars ont été inaugurées à partir des années 1970. L’auteur revient également sur les programmes de l’Éducation nationale qui se sont mis à aborder la guerre d’Algérie à partir de 1979 surtout au collège et à partir de 1983 au lycée (en Terminale). À partir de 1992, les archives militaires de la guerre ont été accessibles aux chercheurs, ce qui a contribué à l’émergence d’une nouvelle génération d’historiens de la guerre d’Algérie.

La guerre sans nom retrouve son identité en 1999, suite à un vote de l’Assemblée nationale, et les pouvoirs publics se doivent d’organiser une commémoration donnant du sens pour rassembler les citoyens dans une mise en scène produisant du consensus, en mobilisant différents symboles et registres de légitimation. En 2003, Jacques Chirac pose les premiers jalons de l’agenda commémoratif en proposant deux dates : le 25 septembre pour les harkis et le 5 décembre pour une commémoration globale de la guerre. La réactivation de la guerre des mémoires, avec la proposition de loi émanant de députés de la majorité qui rend obligatoire l’enseignement du rôle positif de la colonisation en 2005, pollue les débats et constitue un obstacle à la signature d’un traité d’amitié entre la France et l’Algérie.

2012 est une autre date importante avec la reconnaissance officielle, par le président François Hollande, du massacre du 17 octobre 1961, perpétré en plein Paris sur des immigrés algériens venant manifester à l’appel du FLN. Le président instaure également la date du 19 mars comme date principale de la commémoration de la guerre d’Algérie dans les communes de France. R. Dalisson étudie ses spécificités avec ses discours, ses guerres des hymnes, ses multiples lieux de mémoire et cérémonies (Arc de Triomphe et mémorial du Quai Branly à Paris, monuments aux morts et mémoriaux spécifiques d’Afrique du Nord en province), ses entorses à la laïcité avec l’existence de messes, mais aussi ses contestations, les plus radicales provenant des milieux « nostalgériques », pour reprendre l’expression de Jacques Derrida2. En 2016 enfin, le président Hollande reconnait la responsabilité de la République dans l’abandon des harkis et en organise personnellement la commémoration le 19 mars, ce qui suscite une énième polémique. Ce retard des autorités à gérer publiquement l’agenda commémoratif du conflit explique les difficultés à mettre en place des rituels civiques autour de la guerre d’Algérie et les débordements politisés des groupes mémoriels dont certaines revendications ont tardé à être prises en compte. Il a fallu attendre 1974 pour que les anciens appelés et rappelés de la « génération djebel », qui ont servi entre 24 et 30 mois, obtiennent la carte d’ancien combattant. En revanche, les engagés ont davantage été choyés par le pouvoir politique avec les amnisties de 1966 et de 1968 voire avec la réhabilitation des généraux putschistes par la gauche en 1982.

Très riche par l’ampleur de la documentation mobilisée et ses analyses fines et pertinentes, l’ouvrage de Rémi Dalisson se situe dans un courant historiographique qui privilégie davantage la mémoire nationale que l’histoire globale. Il prend assez peu en compte l’impact des mémoires algériennes de la guerre d’indépendance sur les mémoires françaises de la guerre d’Algérie, à l’exception d’un moment précis, le contexte de la guerre civile algérienne des années 1990 qui a alimenté des retours de mémoire en France.

Rémi Dalisson était jusqu’à présent spécialiste des fêtes nationales. Il élargit ici ses recherches à l’histoire des mémoires de la guerre d’Algérie, donnant des clés d’analyse précises sur les enjeux civiques des commémorations de la guerre d’Algérie à l’époque de la post-mémoire de ce conflit (Hirsch). Il montre que ces célébrations ont pour but d’apaiser les descendants des acteurs du conflit dans leur relation au trauma culturel, collectif et personnel des différents protagonistes. Elles doivent permettre un dialogue serein (et à finalité pédagogique pour les jeunes générations) entre pouvoirs publics, hommes politiques et associations de la société civile dans des espaces de sociabilité démocratiques. Pour l’auteur, tout l’enjeu des commémorations de la guerre d’Algérie est de remettre en avant les valeurs républicaines souvent niées dans ce conflit.

Bibliographie

Deprez, Charles, 1866, « La Nostalgérie », in idem, Variétés algériennes, Alger, Imprimerie de l’Akhbar, p. 325-364.

Hirsch, Marianne, 2012, The Generation of Postmemory: Writing and Visual Culture After the Holocaust, New York, Columbia University Press.

Pervillé, Guy, 2012, Les Accords d’Evian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012), Paris, Armand Colin.

Stora, Benjamin, 1992, La Gangrène et l’oubli, Paris, La Découverte.

Thénault, Sylvie, 2013, « 1962 ou les paradoxes d’une fin de guerre dans la violence », in Pierre-Louis Fort & Christiane Chaulet Achour (dir.), La France et l’Algérie en 1962, Paris, Karthala.

1 Le soldat inconnu de la guerre d’Algérie est inhumé à Notre-Dame-de-Lorette, haut-lieu de la mémoire de la Grande Guerre dans le Nord-Pas-de-Calais, depuis les 16-17 octobre 1977.

2 L’expression « nostalgérie », construite à partir des deux mots « Nostalgie » et « Algérie », apparaît dès la deuxième moitié du XIXe siècle. On recense une des premières occurrences écrites chez Charles Deprez en 1866, où le syntagme est qualifié comme suit : « Un genre de vie si différent de celui que je pratiquais naguère me mit soudain dans un état dont les symptômes, nouveaux pour moi, mais comparés aux descriptions qu’en donnent les livres techniques, m’eurent bientôt fait comprendre que j’étais atteint de nostalgie, non pas de cette nostalgie bénigne, fantaisiste, imaginaire, qui court les rues et les plaisirs, mais de la vraie nostalgie, la nostalgie des médecins, et, singulière aggravation, de cette variété pernicieuse à laquelle nos vieux colons, qui s’y connaissent et de reste, ont appliqué le sobriquet, plus expressif que grammatical, de nostalgérie. » (p. 332-333) La « nostalgérie » est convoquée et problématisée chez de nombreux auteurs au XXe siècle, parmi lesquels Jacques Derrida.