Imre Kertész : « L’histoire de mes morts ». Essai biographique

Claude MouchardUniversité Paris VIII
Paru le : 16.04.2018

Clara Royer

Arles, Actes Sud, 2017, 396 p.

9782330072612

Un « essai biographique » ? Cette formule (en sous-titre du livre), si elle dit la précision factuelle de cette biographie et son entêtement interrogatif, n’en annonce pas la générosité ni l’ample respiration. L’ouvrage de Clara Royer foisonne non seulement de données factuelles, mais aussi d’analyses, de mises au point et de questions déconcertantes : voilà qui le rendra désormais indispensable à qui désirera tirer des conséquences – poétiques, éthiques, politiques – de la lecture d’une œuvre dont l’importance, au-delà du prix Nobel, ne se discute plus.

Clara Royer a pu converser avec Kertész lui-même. Et elle a eu recours à des documents, à des brouillons, aux « tapuscrits issus des archives privées de l’auteur » (ce qui, en général, est la tâche des tard-venus que sont les généticiens). Avec elle, nous sommes continûment au bord de la vie et de l’écriture et nous éprouvons toutes les incertitudes de leurs entrelacs, et leurs rageuses hésitations qui impliquent, à travers la vie de l’auteur, des situations de massives terreurs. Partout, c’est la recherche de « l’ars poetica éthique de Kertész » (p. 206) – par quoi il lui faut se défaire des postures reconnues comme le « témoignage » ou comme l’« engagement » au sens de Sartre (« l’écrivain qui “se penche sur” les destins – raille Kertész, cité p. 249 – c’est-à-dire l’écrivain menteur, l’écrivain moralisateur, l’écrivain à thèse »).

Seul, peut-être, un écrivain comme Imre Kertész pouvait susciter une pareille approche : Clara Royer elle-même fait œuvre en écrivant – en imaginant ? – les moments d’aporie qu’aura vécus Kertész et ceux où, soudain, des possibilités nouvelles s’ouvraient. D’où par exemple, l’intime précision de la page 203 : « Szigliget, 19 mai 1976, une heure et demie du matin. Sous l’emprise du cognac et des calmants, délaissant ”Roman policier” et les pensées ombrageuses qui l’avaient agité ce jour-là, Kertész fut envahi du désir d’un autre texte. Excité, il en posa aussitôt le titre à grandes lettres dans son journal : La Genèse. Symphonie d’un roman qui n’est pas né ».

Écrire Être sans destin dans la Hongrie d’après-guerre ? Plutôt que de prétendre rendre compte subjectivement d’un « destin » individuel, il fallait se rendre capable de toucher à ce que Kertész appelle « structure » (et Clara Royer parle elle-même, p. 206, des « structures du monde totalitaire »). C’est là ce qui s’imposait, non seulement pour parler de la vie-survie à Auschwitz, mais pour s’exprimer, en survivant juif du nazisme, dans la Hongrie communiste, et en particulier à l’épreuve de la révolution de 1956 et de l’écrasement qui suivit… Clara Royer parle de « ce que Kertész analysa toujours comme l’inextricabilité des deux expériences totalitaires », mais elle souligne aussi « sa décision irrévocable de rester en Hongrie pour écrire » (p. 89).

À propos d’Être sans destin, Kertész (cité p. 153) déclare : « Tout ceci est écrit dans une langue parfaitement officielle, inhumaine ». Et Clara Royer souligne : « la langue du roman est […] un mélange de langue scolaire et de langage administratif. Gyuri n’a pas de langue propre… ». Ou encore (p. 158) : « Aux yeux [de Kertész], le véritable héros du roman était la langue, une langue qui ne décrit pas, mais invente Auschwitz : qui ”fait parvenir les événements à leur véritable existence” ». Et c’est alors de « roman structural » que parle Kertész : « une œuvre [qui] se fonde sur la structure de l’univers qu’elle représente et non sur la psychologie des personnages » (p. 158). Par là, il ne s’agit pas (écrit Clara Royer p. 257) de « susciter l’indignation […] mais une réflexion sur les mécanismes de l’assujettissement de l’individu ».

Rien, certes, de plus anti-identitaire que l’écriture de Kertész : « Je n’ai jamais pensé que j’étais juif, sauf quand j’étais en danger », écrit-il dans son Journal de galère cité par Clara Royer (p. 287) qui souligne que Kertész « revendique son inappartenance à toute identité sociale ou nationale ». Du moins Kertész écrit-il en hongrois. Mais Clara Royer cite (p. 261) un essai de 2000 sur « La langue exilée » : « plus je suis étranger à la langue, plus je me sens fidèle à moi-même et à mon propos. J’aime écrire en hongrois, car cela me fait mieux ressentir l’impossibilité d’écrire ». Il n’en fut pas moins capital pour Kertész d’être traduit – et, tout spécialement, en allemand. Et il se fit lui-même traducteur de l’allemand : n’était-ce pas la chance de se délivrer de l’angoisse d’écrire ? « En traduisant » – est-il dit du « vieux » dans Le Refus cité par Clara Royer – « il n’a pas à écrire de livre. (Provisoirement.) » (p. 98)

L’intransigeance de Kertész ne va pas sans une ironie à portée historico-politique (et Clara Royer rappelle l’influence de Thomas Mann) et sans humour à l’endroit de sa propre activité. Clara Royer cite, p. 78, le Journal de galère : « Peut-on ici, maintenant, dans cette situation élaborer une construction organique et humaine sans qu’apparaisse le côté humoristique, pour ne pas dire le comique de cette activité ? » Les proximités seraient alors avec le « pas à pas » de Beckett, ou avec les obsédantes et équivoques réitérations de Thomas Bernhard. Mais c’est aussi de la musique que Kertész se sent proche – en parlant de « roman dodécaphonique » ou en vivant et en disant sa relation à Ligeti (et peut-être faudrait-il songer aussi au grand et secret Kurtág – qui ramènerait à Beckett).

Clara Royer nous fait respirer l’univers agité des projets de Kertész (par exemple lorsqu’elle intitule un de ses derniers chapitres – p. 300 – : « Sauver Liquidation »). Tous les écrits de Kertész, à vrai dire, s’interrogent sur leur propre possibilité. Et il arrive aussi qu’un roman se retourne sur ce que fut l’élaboration d’un roman antérieur : « C’est curieux (écrit Kertész dans Sauvegarde, Journal 2001-2003, p. 46) que je décrive la genèse de Kaddish dans un roman ultérieur, Liquidation – Mais n’était-ce pas le cas déjà pour Être sans destin ? »

Clara Royer, à la fin de son ouvrage (dans des pages passionnantes sur les derniers combats qu’eut à soutenir Kertész pour ou contre telle adaptation cinématographique, mais aussi avec lui-même et son écriture), nous laisse face aux « textes en éternel sursis » de Kertész.

Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 145-146