Roman Krakovsky
Paris, Fayard, 2019, 341 p.
Face aux désaccords récurrents entre pays d’Europe centrale adhérents depuis 2004 et anciens membres de l’Europe des 15, l’historien Roman Krakovsky s’attelle à la tâche urgente de donner des clés pour comprendre le moment « illibéral » que traversent de nombreux pays de la région dans le sillage de la Hongrie de Viktor Orbán et de la Pologne de Jarosław Kaczyński. Il s’appuie pour ce faire sur trois choix fondamentaux. Populisme étant un « concept-valise » (p. 16) saturé de sens et d’emplois, Krakovsky propose d’abord une définition opératoire forte, inspirée du politologue argentin Ernesto Laclau qui voit dans ce phénomène une manière de construire des communautés politiques à partir des groupes marginalisés ou qui se perçoivent comme tels ; il applique cette catégorie ainsi définie à l’Europe centrale et orientale, aujourd’hui l’un de ses foyers les plus virulents ; enfin, par la prise en compte du temps long, il se donne pour objectif d’apporter « un complément d’analyse » (p. 17) bienvenu aux analyses à chaud de l’actualité, lesquelles peinent en effet à dégager les cultures politiques, et les logiques historiques de ces dernières, à l’œuvre derrière la conjoncture du moment. Promesse tenue, puisque l’ouvrage, autour d’un parcours résolument diachronique, propose une analyse des spécificités régionales cristallisées et sans cesse redéfinies au cours du temps. Sont ainsi mis en lumière des mutations brusques et des glissements plus subtils ainsi que tout un jeu des récurrences et de réemplois d’expériences populistes centre-européennes.
Roman Krakovsky distingue principalement quatre moments, identifiant, bien avant l’apparition du vocable, les premiers avatars de populisme centre- et est-européen dans le mouvement des narodniki, au cœur de la Russie tsariste du milieu du XIXe siècle, s’étendant ensuite longuement sur les mouvements agraires centre-européens de l’entre-deux-guerres, présentant les contradictions de la période communiste d’après-guerre et « ses appels au populisme » (p. 189) sur fond de dogme internationaliste, et proposant pour finir une interprétation circonstanciée des démocraties illibérales contemporaines (sans d’ailleurs se limiter à la Hongrie d’Orbán et la Pologne de Jarosław Kaczyński). Deux moments courts paroxystiques rythment cette scansion, la révolution bolchévique d’abord, qui constitue un premier tournant majeur, avec l’irruption au pouvoir d’un mouvement révolutionnaire prétendant gouverner au nom d’un peuple défini par la lutte des classes ; et la période des années 1930 et 1940, qui englobe en bloc les régimes autoritaires et la Seconde Guerre mondiale, décennies dominées par la définition ethnique du peuple et une violence extrême contre les populations allogènes.
Le populisme, ou plus exactement la catégorie de « peuple » émerge selon Roman Krakovsky dans la Russie impériale aux lendemains de la défaite de Crimée (1853-56), au sein d’une intelligentsia éclairée souvent d’origine aristocratique. Héritiers de l’insurrection décabriste et autres slavophiles se font les porte-parole de la paysannerie qui souffre de l’autocratie et de l’échec des réformes libérales de la première moitié du XIXe siècle, qui ont conduit à des formes de néo-servage. Face à l’impasse dans laquelle se trouve le système institutionnel et aux blocages de la situation sociale, Alexandre Herzen, l’un des premiers, quoique difficilement qualifiable de populiste lui-même, entraîne le discours vers une méfiance envers la démocratie, prônant un développement autonome du socialisme en Russie ainsi que la redécouverte de la richesse cachée de la communauté villageoise, véritable trésor de la nation. La supériorité du mir, le monde villageois authentique, sur la modernité urbaine occidentale constituera désormais un élément révélateur de populisme. « Aller au peuple » s’impose comme l’injonction du moment sous l’impulsion de révolutionnaires comme Mark Natanson et Alexandre Mikhaïlov Narodnichestvo. Nikolaï Tchernychevsky, porte-parole des radicaux qui commencent à s’appeler narodniki, lui-même banni en Sibérie, développe l’idée de coopératives collectives, comme alternative au capitalisme occidental. La question paysanne s’affirme comme la raison d’être du projet populiste. La revendication d’une redistribution des terres seule à même de permettre un réel affranchissement en est le mot d’ordre primordial. Terre et liberté (Zemlia i volia) est le nom d’une société secrète d’intellectuels « démophiles » des années 1870. Mais les réformes libérales des années 1880 comme le programme d’industrialisation mené par l’État, déstabilisent le mouvement populiste, dont l’échec à faire advenir un nouvel ordre social conduit les marxistes à remplacer la paysannerie, trop conservatrice, par la classe ouvrière. La révolution bolchevique enfante alors un nouvel avatar du populisme, à visage prolétarien.
Après 1918, la fin des Empires constitue un tournant fondamental. L’extrême hétérogénéité des communautés – cette « dislocation systémique », comme dit Roman Krakovsky (p. 23) – demeure l’un des principaux obstacles à l’articulation politique de revendications. Mais grâce au droit de vote et au poids démographique de la paysannerie dans les nouveaux pays indépendants d’Europe centrale, le populisme agraire (à l’image du « poporanisme » de Contantin Stere en Roumanie) a le vent en poupe. Les partis agraires, emmenés par des chefs charismatiques, souvent vêtus à la mode traditionnelle (comme le Polonais Wincenty Witos ou le Roumain Corneliu Zelea Codreanu), accèdent ou participent momentanément au pouvoir, réussissant « là où les narodniki avaient échoué » (p. 115). Ce moment « d’apprentissage du politique » (p. 106) peut s’accompagner de revirements brutaux se doublant d’extrêmes violences, dont témoigne l’assassinat d’Aleksandăr Stambolijski au moment où le leader bulgare promet de transformer la « dictature paysanne » qu’il a instaurée en « république paysanne ». Si l’échec final des mouvements agraires tient surtout à des raisons structurelles, le secteur agricole étant en perte de vitesse, les conceptions populistes sont un marqueur de cette époque. Dans cette période marquée par des « angoisses identitaires », la lutte pour l’identification exclusif du « peuple » à un programme politique donné prend un tour nouveau. Les tensions interethniques et internationales exacerbées qui accompagnent l’accession des pays d’Europe centrale aux indépendances post-impériales conduisent en effet partout à la recherche d’un « peuple uni ».
La Seconde Guerre mondiale bouleverse le paysage humain et politique. Conséquence du conflit, du génocide et des transferts massifs de populations durant la guerre et les années de sortie de guerre, les États d’Europe centrale se retrouvent brusquement ethniquement homogènes, tandis que de colossaux transferts de propriété opérés sous l’égide des nouveaux pouvoirs d’obédience soviétique rebattent les cartes sociales comme jamais auparavant. À la différence des mouvements agrariens des années 1920, les démocraties populaires voient l’émergence et le triomphe du « peuple travailleur », placé au cœur des plans de reconstruction nationale. Poussée à l’extrême, la logique holiste au cœur de la vision populiste du peuple justifie l’abolition de la séparation des pouvoirs, le communisme d’État usant et abusant de dichotomies mortifères, notamment dans la période stalinienne : « camp de la paix » contre « camp de la guerre », tribunaux « du peuple » jugeant les « ennemis du peuple », etc. L’épuration des « éléments fascistes » concerne aussi et surtout les ennemis politiques et les ennemis de classe. La carte de l’antisémitisme et de la xénophobie sera régulièrement jouée par les régimes en place à Prague, Bucarest ou Varsovie pour marginaliser toute velléité dissidente et renforcer les pouvoirs communistes en place, au nom du « peuple » gouverné.
Comment expliquer le paradoxe bien connu qui voit d’une part les nouveaux États membres de l’Union européenne connaître un véritable boom économique depuis vingt ou trente ans et présenter des taux de croissance deux, voire trois fois supérieurs à ceux affichés par la « vieille Europe » durant la crise économique et financière des années 2010, et d’autre part ces mêmes pays suivre depuis au moins une décennie la voie d’un illibéralisme aussi intempestif que surprenant ? C’est ici que le long retour en arrière jusqu’à la Russie tsariste du XIXe siècle et jusqu’au moment-clé des indépendances du premier après-guerre prend sens. Roman Krakovsky énumère et analyse les « sources de la peur » en Europe centrale aujourd’hui, qui sont bien à ses yeux « des peurs pour l’existence de la nation » (p. 234) : globalisation, insécurité géopolitique, enfin et surtout, crise démographique aigüe produite par l’émigration massive des jeunes et la chute vertigineuse de la natalité conduisent non seulement à des perceptions obsidionales exacerbées mais aux retours de certains fantômes et cauchemars du passé. Ivan Krastev a analysé ailleurs l’ébranlement en profondeur résultant de ces phénomènes contemporains massifs. C’est finalement l’idée même de droits universels qui se trouve rejetée au profit d’une solidarité d’abord et avant tout communautaire (« Hungary first ! ») construite sur des critères définis localement. L’enjeu est donc rien moins qu’une redéfinition du collectif politique totalement en porte-à-faux avec l’esprit des Lumières ou le modèle d’une « société ouverte » de style poppérien revendiquée par l’Union européenne. L’analyse historique de Krakovsky, avec son attention particulière portée aux imaginaires et aux mémoires, passe rapidement sur les expressions les plus contemporaines du populisme, comme le complotisme ou la production de vérités alternatives démultipliées par les réseaux sociaux. Elle replace en revanche le moment illibéral actuel dans une histoire centre-européenne longue, ayant produit son lot d’antécédents et marquée par des ressentiments antioccidentaux de longue durée. La démocratie illibérale à la Orban et Kaczynski se caractérise encore et toujours par une rhétorique clivante et la production d’antagonismes visant à hypostasier un segment particulier de la population au détriment des autres. Mais si la virulence de la phase illibérale actuelle s’explique par la résurgence d’anciennes peurs touchant au plus profond les nations centre-européennes contemporaines, ces angoisses font aussi resurgir les « démons du passé », comme le montrent notamment les attaques à fort relent antisémite du pouvoir hongrois contre le philanthrope Georges Soros.
Porté par une thèse forte, l’ouvrage de Krakovsky, clairement charpenté et richement informé, offrira au lecteur une analyse stimulante et convaincante des formes de prégnance, de résurgence et d’adaptations de certaines formes de construction de la communauté politique, subsumées sous la vaste étiquette du « populisme ». Il devrait intéresser tant les politistes que les historiens, les spécialistes de l’Europe centrale proprement dits comme les observateurs de la vie politique européenne en général.