Marie Moutier-Bitan
Paris, Passés composés 2020, 477 p.
Le livre de Marie Moutier-Bitan donne une vision des « champs », au sens topographique du terme, de la Shoah et apporte un éclairage nouveau sur le déroulement concret de ce qu’on appelle, depuis les travaux de Patrick Desbois, la « Shoah par balles », terme qui s’est imposé par son caractère immédiatement compréhensible à côté de celui d’« opérations mobiles de tuerie » introduit par Hilberg (Hilberg, p. 236). L’ouvrage a le mérite d’allier une connaissance précise des matériaux historiques et des archives à une connaissance du terrain et de témoignages locaux, grâce à la participation de son auteure à l’équipe de Yahad in unum1.
Les événements sont présentés de manière à la fois diachronique et spatiale : ainsi, les titres des six parties se réfèrent à la chronologie de l’extermination (« Préparatifs », « Funestes moissons. Juillet 1941 », « Par les sentiers Battus. Août-automne 1941 », « Nature morte. Hiver 1941- 1942 », « Rase campagne. 1942 », « Silence de la terre. 1943-1944 ») ; les titres des chapitres qui les composent font, quant à eux, référence à des situations et des endroits précis : « La synagogue de Białystok », « Le mouroir de Transnistrie ».
Les actions des Einsatzgruppen dans les lieux où ils sévirent sont documentées par des récits de témoins recueillis à des moments différents (de 1942 à 2013). Le livre passe en permanence de l’histoire événementielle racontée avec distance à l’histoire orale, témoignages, à partir de points de vue subjectifs, d’acteurs ou de voisins, qui donnent un visage à tous ces crimes et complètent nos connaissances sur le fonctionnement de la machine génocidaire.
Ainsi, les premières heures de la guerre sont évoquées à travers les paroles d’un inconnu, Josef Peltz, un des nombreux « sans-nom » qui donnent chair à l’histoire, relatées à la troisième personne. On croit lire le début d’un roman : « Le 22 juin 1941, une explosion réveilla Josef Peltz vers 4 heures du matin. Le ciel devint rouge, on entendit crépiter des rafales. Les gens sortirent de chez eux, paniqués, ne sachant que faire. » (p. 73)
Le va-et-vient permanent entre la macro-histoire et la micro-histoire permet de lire ce livre non comme un ouvrage d’histoire mais comme un récit macabre où le témoignage vient s’inscrire dans l’entre-deux de l’histoire et de la mémoire, qui nous mène d’un lieu d’exécution à un autre.
Une mention doit être faite de l’assassinat des Juifs de Liepaja, en Lettonie, sur la plage de Skede, tuerie bien documentée par une série de photographies prises par un militaire allemand (p. 144), l’Oberscharführer Carl Schrott, volées chez lui par l’électricien juif Dawid Siwzon2. Outre ces images, il existe un petit film pris par un marin allemand, que Marie Moutier-Bitan a pu consulter au mémorial Yad Vashem (p. 144) et qui montre l’assassinat. Claude Lanzmann niait l’importance de ce film (Lanzmann, p. 297), alors que c’est un document rare et troublant de la Shoah filmée en direct.
Marie Moutier-Bitan cite par ailleurs des témoignages écrits d’acteurs de ces exécutions repris de son précédent ouvrage dans lequel étaient réunies des lettres de soldats allemands (Moutier, 2014). L’un d’eux s’ouvrait notamment à sa fiancée en ces termes : « Au dixième convoi, je visais déjà calmement et tirais de manière assurée sur de nombreux nourrissons, enfants et femmes. » (p. 180).
Dans ce livre, sont documentés les massacres de 11 000 Juifs hongrois et plus de 10 000 Juifs « locaux », à Kamenets-Podolski en août 1941, par les hommes de Jeckeln, l’inventeur de la Sardinenpackung [la boîte à sardines], avec de nombreux détails tels que les emplacements exacts des fosses, leurs dimensions, la topographie des lieux ; puis celui de Vinnitsa, où sévissait Erhard Kroeger ; celui de Rovno, où régnait le Reichskommissar Erich Koch, qui fit disparaître les habitants du ghetto, 17 500 personnes, en deux jours, dans le lieu-dit de Sosonki, à la sortie de la ville (p. 214).
On trouve aussi des précisions sur la manière dont les Juifs ont été forcés à financer leur propre extermination. Un dignitaire nazi, Max Thomas, arrive en octobre 1941 à Kiev, après avoir organisé en France la spoliation des Juifs dans la zone occupée. Il avait commandé à Paris (p. 220) des camions pour l’Einsatzgruppe « C » qu’il allait intégrer, de sorte que l’argent des Juifs français était investi pour l’extermination des Juifs de l’Est.
Dans le chapitre consacré au « mouroir de Transnistrie », l’auteure évoque l’extermination des Juifs d’Odessa par le Sonderkommando « R » composé d’Allemands ethniques vivant dans le sud de la Russie, responsable des exécutions à Berezovka et Bogdanovka (Sagnol).
À Donetsk (à l’époque Stalino), dans le Donbass, considéré par les Allemands comme un « fief du bolchevisme », le lieu d’extermination choisi fut un puits de mine très profond, la mine « 4-4bis », où ils jetèrent, tout au long de l’occupation, 75 000 personnes, Juifs, résistants, partisans (p. 259). À Donetsk furent utilisés des camions à gaz, ceux de la firme Saurer (p. 313-315), qu’on voit dans Shoah de Lanzmann. S’appuyant sur des dépositions d’anciens soldats, Moutier-Bitan en fait le récit : « Un camion peu banal était stationné dans la cour du bâtiment abritant le SD de Stalino. Il ressemblait à un véhicule pour transporter des marchandises, peut-être même à un camion de déménagement. […] Autre particularité du véhicule, le conduit d’échappement était dirigé vers l’intérieur de l’habitacle. » (p. 313) Un autre site de massacre est celui de Bronnaïa Gora, à 100 km à l’est de Brest en Biélorussie, où 50 000 Juifs de Brest, de Kobryn et de toute la région furent fusillés dans une forêt. L’auteure a pu trouver la déposition d’un des tueurs, qui décrit attentivement le processus (p. 306-307).
Un épisode peu connu de cette chasse à l’homme est l’exécution des Juifs dans le Caucase, à Piatigorsk, Essentouki, Mineralnye Vody, en grande partie des réfugiés de l’ouest du pays qui se croyaient en sécurité à l’intérieur des terres.
Dans un chapitre consacré aux travaux forcés, la DG IV (Durchgangsstrasse 4) est évoquée : route stratégique menant sur le front de l’Est, de Lemberg (nom allemand de la ville de Lwów, Lvov ou Lviv) à Rostov en passant par Vinnitsa et Ouman. De nombreux camps de concentration parsemaient cette route. Le plus connu, grâce au journal du peintre Arnold Daghani, qui a pu s’en échapper, est celui de Mikhaïlovka, dans lequel sont morts les parents de Paul Celan et la poétesse Selma Meerbaum. Marie Moutier-Bitan connaît bien ce journal, paru en allemand en 1960, puis en 2002, mais oublie d’en donner la référence (Daghani3). Évoquant la « liquidation » du camp de Tarassovka en décembre 1943, elle rapporte le témoignage de Friedrich M., qui voit passer la colonne, dans lequel un enfant l’appelle « Onkel Fritz » (p. 365). Alors que le livre regorge de notes précises, il manque la référence de cette déposition. Il s’agit de celle de Friedrich Mühl qui travaillait pour la firme Dohrmann (Mühl cité par Rieper & Brandl-Bowen, p. 236-237).
À partir de 1942, les Einsatzgruppen ont mis en place, sous la direction de Paul Blobel, la crémation des corps dans les lieux d’extermination, afin d’effacer les traces de leurs crimes. Ce fut le commando 1 005, qui utilisait une main d’œuvre juive, assassinée en fin de processus. De Ponary à Babi Yar, de Bronnaïa Gora à Lemberg, partout des équipes ont dû déterrer les corps, les arroser d’essence et y mettre le feu. Le plus connu des survivants de ce commando est Leon Wells, rescapé du camp de Janowska à Lemberg, qui témoigna au procès d’Eichmann : « Nous déterrions et brûlions chaque jour entre 1 000 et 1 500 corps. À la fin, on pouvait en brûler 2 000 par jour. » (Wells cité par Prazan, p. 425).
Pour conclure, Marie Moutier évoque la découverte des sites d’exécutions par l’armée soviétique, quand celle-ci a repris ces territoires, comme par exemple Glinki, près de Berditchev, où repose la mère de Vassili Grossman. Le livre est rendu plus lisible grâce à la reproduction de nombreuses cartes, qui présentent l’emplacement des sites d’exécution par rapport aux grandes ou petites villes, Minsk, Pinsk, Marioupol, Bobrouïsk. Dans l’ensemble, c’est un livre indispensable pour connaître et comprendre la Shoah par balles. ❚
1 https://www.yahadinunum.org/fr/ (05/11/2020).
2 Ces précisions ainsi qu’un commentaire de ces photos sont proposés dans le livre de Michaël Prazan (Prazan, p. 289).
3 L’auteure ne connaissait sans doute pas la traduction française mais aurait pu citer l’édition allemande ou anglaise de ce livre, comme elle l’a fait dans le texte qu’elle a consacré à Mikhaïlovka (Moutier, 2012).
Œuvres citées
Daghani, Arnold, 2018, La Tombe est dans la cerisaie. Journal du camp de Mikhaïlovka, 1942-1943, traduit du roumain et de l’allemand par Philippe Kellmer, Paris, Fario.
Hilberg, Raul, 1988, La Destruction des Juifs d’Europe [1961], traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra & André Charpentier, vol. 1, Paris, Gallimard.
Lanzmann, Claude, 1990, « Le lieu et la parole » [1985], in Michel Deguy et al., Au sujet de Shoah : le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin.
Moutier, Marie (dir.), 2018, Lettres de la Wehrmacht [2014], traduit de l’allemand par Marie Moutier, Paris, Perrin.
Moutier, Marie, 2012, « Mikhaïlivka : le camp au village ». Cf. https://www.wmaker.net/seminaireshoah/attachment/317073/ (05/11/2020).
Prazan, Micha.l, 2010, Einsatzgruppen. Sur les traces des commandos de la mort nazis, Paris, Seuil.
Rieper, Felix & Brandl-Bowen, Mollie (dir.), 2002, Lasst mich leben! Stationen des Künstlers Arnold Daghani, Springe, zu Klampen.
Sagnol, Marc, 2019, « Lieux oubliés de l’holocauste en Ukraine. Berezovka, Domanievka, Bogdanovka », Mémoires en jeu, n° 10, p. 178-185.