L’Espèce humaine et autres récits des camps

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 08.02.2023

Dominique Moncond’huy, Michèle Rosellini & Henri Scepi (dir.)1

Collection de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2021, 1612 p.

En octobre 2021, la prestigieuse collection de La Pléiade a rassemblé huit récits et essais testimoniaux avec pour titre L’Espèce humaine et autres récits des camps, sous la direction de Dominique Moncond’huy et avec la collaboration de Michèle Rosellini et d’Henri Scepi. Si l’annonce de cette parution a suscité curiosité et intérêt, très vite la lecture des textes de présentations et des commentaires commis par les responsables de l’édition a posé quantité de questions.

L’ambiguïté du titre fait déjà se demander pourquoi avoir placé en tête L’Espèce humaine, écrit par Robert Antelme en 1947, le distinguant volontairement des sept autres textes que regroupe le volume : L’Univers concentrationnaire (1946) de David Rousset, La Peinture à Dora (1946) de François Le Lionnais, Nuit et brouillard et De la mort à la vie (1955) de Jean Cayrol, La Nuit (1958) d’Elie Wiesel, Le Sang du ciel (1961) de Piotr Rawicz, la trilogie Auschwitz et après (1970-1971) de Charlotte Delbo et L’Écriture ou la vie (1994) de Jorge Semprun. Voilà donc que ces derniers seraient relégués au rang d’« autres récits des camps ». Aucun critère de qualité n’autorisant une telle licence, s’est-il agi de privilégier un auteur « maison » et son récit phare ? Faut-il voir là un symptôme du phénomène d’entre-soi sur lequel l’édition ne manque pas de fonctionner ?

En effet, Cayrol vient du Seuil, Rousset des éditions du Pavois puis de Minuit comme Delbo et Wiesel, Minuit récemment repris par Gallimard. Un pas supplémentaire aurait-il été franchi dans le recul de l’édition savante devant la marchandisation du savoir ? Gallimard est, certes aussi, l’éditeur de Rawicz et Semprun. Mais l’image de ce dernier n’est pas aussi bienveillante que celle d’Antelme dont le récit, il est vrai, dispose d’un titre qui ne peut viser plus universel : « L’espèce humaine ». Quant à Rawicz et son roman « hapax », on se demande ce qu’il vient faire dans ce volume. Contrairement à ce qu’avance Scepi dans sa préface, Rawicz ne choisit pas de « donner forme de transposition romanesque à sa propre expérience de la déportation ». Il transcrit l’expérience du ghetto et de la chasse généralisée aux Juifs en Ukraine et en Pologne. Le Sang du ciel n’est pas un « écrit des camps ». Cette erreur, pas la seule du volume, est d’autant plus flagrante que cela ne pouvait pas échapper à Scepi qui a rédigé la notice sur Rawicz en fin de volume.

En fait, la question du choix des textes et de ses justifications traverse l’ensemble du recueil. Elle le mine aussi. Pourquoi, par exemple, s’agit-il uniquement de textes rédigés en langue française ? Que toute mémoire nationale ait ses spécificités reste un argument pauvre, tel qu’il est avancé, au regard de questions d’expression qui dépassent les spécificités linguistiques. Et il est difficile de le justifier par le facteur de la réception, comme le fait Montcond’huy dès les premières lignes de son introduction, même si le témoignage est un acte où adresse et transitivité sont déterminantes. D’autant que de son côté, Scepi, dans un long entretien donné à l’Humanité des 19-20-21 novembre, déclare qu’il avait bien été envisagé d’« élargir le champ vers l’international », mais que « cela n’a pas été possible. Pas forcément pour des raisons de droits. Nous avons resserré sur le champ linguistique français ». Autrement dit, ce choix aurait été bien plus aléatoire ou « subjectif » – terme que semble affectionner Michèle Rosellini – qu’il n’y paraît sous la plume de Montcond’huy.

Par ailleurs, pourquoi avoir privilégié Nuit et Brouillard de Cayrol, au lieu de ses courts essais sur les rêves concentrationnaires ou le roman lazaréen qui recèlent la force d’une véritable pensée de la littérature, où celle-ci et le réel sont travaillés de l’intérieur par l’expérience concentrationnaire. De même, pourquoi n’avoir pas publié Germaine Tillon ou Micheline Maurel, cette dernière étant seulement mentionnée par le détour de la préface de Mauriac à son récit. Un critère de littérarité, arbitrairement posé, aurait-il fait le « partage » ? On se demande d’ailleurs comment Moncond’huy en vient à parler de « beauté terrible » (sic) pour décrire le sentiment qu’éprouve, selon lui, le lecteur de L’Espèce humaine, du Sang du ciel ou des poèmes de Delbo. Une aristocratie esthétique de la littérature testimoniale ? Avoir invité à se joindre dans cette pléiade le très court texte La Peinture à Dora de Le Lionnais, auteur peu connu, ne suffit pas à rétablir cet équilibre. La première hiérarchie (L’Espèce humaine, en exergue) est ainsi relayée par une seconde qui écarte sans explication un certain nombre de récits testimoniaux, alors que les présentations s’intéressent avec finesse aux frontières et aux formes du littéraire lorsque celles-ci se trouvent exposées aux exigences testimoniales. Même si cela, à n’en pas douter, ne correspond en rien à l’état d’esprit des responsables du volume, ces gestes éditoriaux donnent une impression d’élitisme, ce qui est là encore contradictoire avec la critique tout à fait recevable que Montcond’huy adresse aux tentatives de classement du témoignage comme « genre ».

C’est une impression semblable que provoque l’usage de la terminologie concentrationnaire. En effet, sans aucunement euphémiser le génocide des Juifs, Moncond’huy et Scepi usent, de façon récurrente, du terme généralisant de « camps » déjà scellé dans le titre. On a même pu se demander si les écrits du Goulag ne faisaient pas partis du nombre. Pourquoi n’avoir pas, tout simplement, pris pour titre : Écrits des camps nazis ? Plus encore, on considérera que convoquer à chaque page et plusieurs fois par page cette notion englobante du « modèle du camp » (sic) efface la différence entre, d’un côté, la structure concentrationnaire et, de l’autre, la mise en œuvre par les nazis d’un génocide qui visait à rayer les Juifs de la surface de la terre. À quoi auront servi ces dernières décennies à essayer, sans minorer la violence concentrationnaire, de faire admettre la systématicité de ce crime contre les Juifs ? Ce que l’on hésite à qualifier de négligence ou de maladresse est éclairé par les deux exemples suivants.

Montcond’huy se trompe en avançant que Levi approfondit ce qu’il nomme la « zone grise » à l’occasion d’un « dialogue à distance [sic] avec Jean Améry ». Entre les deux rescapés, il n’y eut qu’un dialogue imaginaire (voir la biographie de ce dernier par Irène Heidelberger-Leonard). Mais surtout l’élaboration de la zone grise date de bien avant. Dès la première version de Si c’est un homme, Levi a travaillé la question des formes de collaboration contraintes ou consenties et des questions morales qui les sous-tendaient et il n’a cessé jusqu’à la lecture révélatrice de La Nuit des Girondins (1957) de Jacques Presser, pour se focaliser alors sur les dirigeants des ghettos et les Sonderkommandos. La lecture d’Améry est ici incidente.

Suivent d’autres constats du même ordre. Ainsi, les commentaires du volume s’accordent à soutenir que les seuls témoins « légitimes » seraient ceux qui ont été assassinés ; Rosellini le dit ainsi : « ils en ont vécu l’expérience la plus essentielle, celle de l’extermination » (je souligne). Une telle affirmation renvoie à un positionnement très précis de Levi considérant comme des témoins « intégraux » les dénommés Muselmänner, c’est-à-dire ces déportés qui, atteints de cachexie, finissaient par mourir d’inanition ou par être mis à mort. Il s’agit ici du régime criminel concentrationnaire, non des camps d’« extermination » qui ne laissaient pas aux Juifs le temps de dépérir avant d’être gazés. Est-ce également une semblable bévue qui pousse Moncond’huy à affirmer que celui ou celle qui témoigne « n’est jamais le déporté, celui qui était enfermé, qui subissait, “là-bas” » ? Un tel énoncé met alors gravement de côté les auteurs clandestins qui ont enterré, peu avant d’être assassinés, leurs manuscrits dont certains recèlent d’incontestables qualités littéraires, tels ceux de Zalmen Gradowski, Sonderkommando à Auschwitz-Birkenau, et de Yitzhak Katzenelson au camp de Vittel (en France).

Mais peut-être tout cela – le choix et le classement arbitraire des textes, les raccourcis autour de la question des « camps », les flottements au niveau du témoignage – vient-il de la fréquentation récente ou épisodique des domaines testimonial et mémoriel par les responsables de cette édition ? Rosellini et Moncond’huy2 sont dix-septiémistes, et Scepi, spécialiste de la poésie des XIXe et XXe siècles. Leur approche de la rencontre entre témoignage et littérature est là aussi ambivalente : aussi sérieuse que ce que l’on peut attendre de chercheurs et d’intellectuels de haut rang, mais jalonnée d’approximations et de lieux communs. La qualité de l’ouvrage savant, il est vrai, ne tient pas qu’aux textes introductifs même s’il en donne le ton.

Comme tout volume de la Pléiade, un bel appareil de notes et de commentaires accompagne les oeuvres. On est alors surpris, cette fois de façon positive, par l’ampleur du travail de documentation proposé, y compris sur des sources primaires. Toutefois, il est regrettable que, pour Delbo, l’épisode de la guerre d’Algérie n’ait pas été plus développé par Michèle Rosellini. Il est ainsi un peu rapide de présenter Les Belles lettres (1961), tout premier texte publié de Delbo, comme un « recueil, qu’elle “déguise en anthologie” ». La référence anachronique aux romans épistolaires, la publication d’articles d’intellectuels et d’écrivains (Claude Simon, Sartre, Mauriac, Simone Signoret, etc.), d’un déserteur, de militants et d’un condamné à mort font de cet ouvrage non seulement une pièce unique au croisement du témoignage, de la littérature et de l’édition engagée, mais un élément déclencheur de l’ensemble de l’œuvre à venir de Delbo et, par là même, un moment nodal où les expériences de la résistance durant la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d’Algérie se font écho. De surcroît, pourquoi passer sous silence le rejet de Delbo par ses camarades du Parti communiste à cause de cette publication (voir la longue lettre qu’elle adresse à Marie-Élise Nordmann-Cohen le 2 février 1961) ? Delbo n’a jamais cédé ni aux copinages intellectuels ni aux complaisances politiques. Pour Wiesel, pourquoi ne pas signaler que des séquences de La Nuit sont spécifiquement allégoriques (question littéraire qu’aborde d’ailleurs Semprun avec justesse) ?

Il est regrettable que ces exemples, qui touchent à l’exercice même de la littérature en ces rapports les plus déterminants avec, d’un côté, le document, de l’autre, la fiction, ne soient pas développés. On peut aussi voir là une tendance à proposer une lecture qui, sans prise de risque, lisse aussi bien la vie des auteurs – pensons au parcours politique de Rousset ou de Semprun – que le sens de leurs œuvres.

1 Deux comptes rendus similaires ont déjà été publiés dans la revue K, les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle, le 3 novembre 2021 et dans En Attendant Nadeau, le 1er décembre 2021. La gravité des questions que pose cette édition nous a commandé que ces pages soient republiées dans Mémoires en jeu.

2 Signalons que ce dernier est directeur de publication de la revue universitaire La Licorne et qu’il y a dirigé, en 2007, le numéro spécial Les camps et la littérature. Une littérature du XXe siècle, n° 78.