L’histoire en images. L’œuvre audiovisuelle de Marc Ferro

Perrine ValUniversité Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Paru le : 14.03.2022

Martin Goutte, Sébastien Layerle, Clément Puget

& Matthias Steinle (dir.)

Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, Théorème, n° 31, 2020, 345 p.

 

Reconnu pour son grand sens de la transmission et de la pédagogie, Marc Ferro est à son tour l’objet d’un numéro de la revue Théorème, porté par la double volonté de faire découvrir l’œuvre audiovisuelle souvent méconnue de « l’historien-cinéaste-homme de télévision » (p. 13) et de rendre hommage à celui qui a formé ou inspiré toute une génération de chercheurs et chercheuses. L’ouvrage fait écho à la dimension protéiforme de l’œuvre audiovisuelle de Ferro, présentée ici dans sa globalité, en proposant une grande diversité de témoignages, d’analyses et de sources. Le titre, L’histoire en images, résonne presque comme auto-réalisateur au vue de la grande richesse des illustrations tout au long des chapitres (la table des illustrations s’étend sur cinq pages), qui encouragent à visionner les films en se rendant dans les lieux de consultation mentionnés dans la filmographie complète, établie par Sébastien Layerle. L’ouvrage permet en outre d’accéder directement à certaines sources regroupées pour la première fois ensemble, notamment des versions du scénario de Pétain et les conducteurs d’un épisode extrait d’Une histoire de la médecine. L’échange entre Marc Ferro et Jean-Pierre Bertin-Maghit, le témoignage du réalisateur Pierre Gauge et les entretiens menés par Matthias Steinle avec plusieurs collaborateurs et collaboratrices de la série télévisée Histoire parallèle (la productrice Louisette Neil, le réalisateur Didier Deleskiewicz et la documentaliste Pauline Kerleroux) complètent cet éventail de sources en revenant sur les conditions dans lesquelles Ferro forgea ses outils théoriques et élabora ces multiples projets audiovisuels.

Des très courts métrages de la collection « Une minute d’Histoire »/« L’Histoire en une minute » (1988) sur les grands événements du XXe siècle à la série longue de plusieurs heures sur l’histoire de la médecine (1978-1981) en passant par les 630 numéros d’Histoire parallèle (1989-2001), les quatre grandes parties de l’ouvrage (1. L’historien au travail, au travail avec l’historien ; 2. Films unitaires, collections et séries documentaires : questions de formats ; 3. Films unitaires, collections et séries documentaires : thèmes et contextes ; 4. Autour de l’émission Histoire parallèle) rendent compte du foisonnement de la carrière audiovisuelle de Marc Ferro, en grande partie tombée dans l’oubli. Si la série télévisée Histoire parallèle l’a fait connaître du grand public (quelques articles se répètent parfois en revenant sur le principe de l’émission – présenter à un rythme hebdomadaire les actualités filmées de deux pays depuis le début de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1950 avant d’en discuter avec un invité ou une invitée –, signe qu’elle s’est inscrite dans la « mémoire collective » comme le note Michèle Lagny, p. 214), l’introduction et les premiers chapitres rappellent d’abord comment Ferro a élaboré ses outils théoriques en se confrontant aux images et en passant par la pratique dès les années 1960. La rencontre décisive – bien qu’abrégée – avec le cinéaste Frédéric Rossif pour la coproduction franco-allemande La Grande Guerre/Der erste Weltkrieg (1964)1 inaugure une série de collaborations fructueuses, même lorsque les projets n’aboutissent pas. Les films et téléfilms auxquels Ferro contribue (il ne se reconnaît pas réalisateur, et il est mentionné comme auteur ou directeur historique) nourrissent directement ses travaux d’historien et d’enseignant puisque la publication de l’un de ses articles considérés comme majeur, « Le film, une contre-analyse de la société ? », intervient en 1973, soit près de dix ans après sa première expérience audiovisuelle.

Dans cet article, Ferro pose directement la question des liens entre cinéma et histoire. Il considère le cinéma comme une véritable source de l’Histoire et comme un instrument de connaissance des sociétés. Ce faisant, il place le cinéma sur le même plan que les sources écrites, jusqu’alors traditionnellement utilisées par les historiens. À partir de sa propre expérience, Ferro raconte comment, à plusieurs reprises, un film est venu compléter, voire remettre en cause et corriger un savoir historique qu’il pensait établi. Il cite par exemple un film d’actualité de février-mars 1917 montrant diplomates allemands et états-uniens se saluant très respectueusement, tandis que les lettres que s’échangeaient alors ces mêmes diplomates étaient injurieuses. Grâce à ces images, Ferro comprend que plusieurs visions de la guerre coexistent et prend conscience de la nécessité de diversifier les regards sur un même événement (p. 31). Quelques années plus tard, il approfondit ses propos en publiant Cinéma et Histoire (1977), que les auteurs de ce numéro de Théorème décrivent comme « la synthèse de près de dix ans de recherches et de réflexion » (p. 11). Concrètement, la démarche décrite par Ferro consiste à ne pas considérer l’image filmée comme une simple illustration mais à analyser chacune de ses composantes (la source émettrice, le récit, le décor, la réception par le public, etc.) afin d’accéder à de nouvelles connaissances socio-historiques, a priori plus difficilement saisissables. Les auteurs du numéro rappellent que les observations de Ferro résultent non seulement de ses propres expérimentations, mais se développent en parallèle des travaux d’autres chercheurs (Annie Goldmann et Pierre Sorlin en particulier).

L’étendue autant chronologique que géographique des travaux de Ferro témoigne de son insatiabilité à explorer et défricher de nouvelles sources de connaissance potentielles. Le prisme des films qu’il réalise permet de revisiter ses centres d’intérêt sous un nouvel angle et d’en retracer toute la diversité. De la Première Guerre mondiale à la Russie de la Révolution d’Octobre (avec L’Année 1917 en 1967 et Lénine par Lénine en 1970) en passant par l’Arménie, la colonisation de l’Afrique, la guerre d’Indochine, la guerre civile espagnole, les Black Panthers ou encore Israël, les chapitres successifs montrent qu’en dépit de la profusion des thématiques explorées par Ferro, une même ligne directrice structure son cheminement, à savoir l’élaboration de nouvelles connaissances à partir du cinéma et des images d’archives (rares et parfois inédites, que Ferro récolte partout dans le monde), le croisement et la confrontation de sources et de points de vue pour faire naître le dialogue. D’ailleurs, si l’ouvrage fournit l’occasion à plusieurs de ses anciens étudiants et collaborateurs d’évoquer des souvenirs plus personnels et de lui témoigner leur respect, et bien que les rares limites soulignées soient toujours suivies d’un rappel appuyé des apports de Ferro, c’est également en vertu de ses qualités de maïeuticien qu’il est reconnu. Michèle Lagny (dont c’est la dernière publication) le définit comme un « passeur » (p. 209) et Régine-Mihal Friedman rappelle qu’au fil des numéros d’Histoire parallèle, il remarquait que « son audience semblait surtout apprécier les interventions des participants » (p. 248), et donc les échanges avec le présentateur Ferro, plus que les actualités filmées elles-mêmes. En filigrane se dessine ainsi le portrait d’un homme qui parvint non seulement à naviguer entre deux univers, l’histoire et le cinéma, mais qui créa également des espaces de dialogues féconds, suscita l’intérêt du grand public pour des questions complexes et fit certainement naître plusieurs vocations. Aux côtés de Pierre Sorlin (qui signe la postface) et de Michèle Lagny (à qui l’ouvrage est dédié), Marc Ferro apparaît donc comme un pionnier attachant et l’ouvrage contribue à transmettre son goût de l’exploration des archives cinématographiques. ❚

1 Alors en cours de rédaction de sa thèse de doctorat, Marc Ferro joue dans un premier temps le rôle du conseiller historique, mais Rossif quitte finalement le projet et Ferro prend alors le relai avec la productrice et la monteuse.