Mémoires de l’événement, constructions littéraires des faits historiques (XIXe-XXIe siècle)

Carine TrevisanUniversité Paris 7 Diderot, CERILAC
Paru le : 04.05.2020

Corinne Grenouillet, Anthony Mangeon (dir.)
Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Configurations littéraires », 2020, 380 p.

Cet ouvrage collectif est dirigé par deux membres du Centre d’études sur les représentations : idées, esthétique, littérature (CERIEL) de l’université de Strasbourg. Professeure en littérature française, Corinne Grenouillet est spécialiste d’Aragon et de littérature contemporaine. Elle a notamment publié Usines en textes, écritures au travail : témoigner du travail au tournant du XXIe siècle (2015). Professeur de littératures francophones, Anthony Mangeon a consacré ses recherches aux littératures de l’Afrique, des Antilles et des Amériques noires dans leur rapport aux savoirs.

L’ouvrage rassemble onze contributions portant sur un vaste corpus et mobilisant de multiples disciplines : littérature, histoire, sociologie. Les textes mettent diversement l’accent sur les termes du titre, interrogeant le sens à accorder au pluriel de « mémoires », à celui du mot « événement », enfin la façon dont la littérature s’empare de l’Histoire tout autant qu’elle peut être « saisie » par elle. La littérature ne parle pas seulement de l’Histoire, elle est dans l’Histoire. En témoigne notamment le choix de ses objets en fonction des événements du présent de l’écriture. « Le contenu du souvenir obéit aux sollicitations du présent », écrit ainsi l’historienne Lucette Valensi (p. 17).

Sans suivre l’enchaînement des parties de l’ouvrage (I. « Un livre, un/des événements », II. « L’événement au miroir d’un corpus », III « Transmission littéraire et artistique »), évoquons tout d’abord les écrits où l’événement, compris comme un bouleversement parfois imprévisible, intense, et laissant une trace durable dans les consciences, peut être singulièrement évité, voire dénié.

Dans Le Rouge et le noir de Stendhal, sous-titré Chronique de 1830, on ne trouve aucune référence explicite aux Trois Glorieuses (pourtant contemporaines de la rédaction). Seules de rares notes mais qui ne sont pas reproduites dans le texte. La difficulté tiendrait à ce que l’inscription de 1830 briserait la logique du roman, qui peint avant tout un monde considéré par Stendhal comme délétère, celui de la Restauration. La « trace mémorielle » de l’événement est ici l’effet de la lecture : ce sont les lecteurs postérieurs qui, dans l’après-coup, repèrent les allusions cryptées à 1830.

Dans le chef-d’œuvre de Lampedusa, Le Guépard, c’est le personnage du prince de Salina qui refuse de reconnaître l’importance d’un des événements majeurs d’une histoire qui entraînera sa disparition ainsi que celle de son monde : le débarquement en Calabre des troupes de Garibaldi en 1860, qui conduira à la chute des Bourbons (dont le prince est proche), le rattachement de la Sicile au royaume de Piémont-Sardaigne. Figé dans un temps immobile, attaché aux privilèges d’une classe qu’il croyait intouchable et comme hors de l’histoire, le prince a dénié l’importance de l’événement.

Dans Le Roman inachevé d’Aragon (1956), le rapport Khrouchtchev sur les crimes staliniens n’est pas mentionné, bien qu’il ait probablement donné impulsion au travail de mémoire : résurgence de souvenirs d’événements lointains, la Grande Guerre, retours sur la « cécité » de l’auteur touchant aux réalités les plus monstrueuses du régime soviétique.

L’évitement peut prendre la forme d’une quasi censure. Ainsi, dans les livres d’histoire destinés aux enfants, l’absence presque complète de références à la colonisation, la décolonisation, l’immigration. L’un des cas les plus emblématiques touche aux « événements » d’Algérie, la fabrique de la mémoire de cette guerre, ses oublis, ses troubles : l’oscillation entre une hypermnésie de certains événements (le massacre à Paris de nombreux Algériens en octobre 1961), inversement, une forme d’euphémisation de la manifestation contre la guerre en février 1962, où, au métro Charonne, huit personnes furent abattues par la police. À une période d’euphémisation de cette guerre, a succédé celle d’une immense production d’écrits et d’images visant à la « mémorialiser ». Cette production est intéressante en ce qu’elle a provoqué une « bataille de mémoires », qui a souvent un fondement idéologique et politique, où s’affrontent les vainqueurs et les vaincus (souvent oubliés) de l’histoire.

À ces « ratures » des événements s’oppose un travail de mémoire. Celui-ci peut être conduit par les descendants de ceux qui n’ont pu parler, sont restés muets face à l’ampleur de la violence subie, ou empêchés d’en témoigner (les esclaves des Antilles, les harkis…). Ces descendants se donnent pour tâche de mettre en mots la violence subie par les ascendants. Les auteurs peuvent combler les manques, la rareté des traces, par le recours aux archives ou à l’imagination, à des fictions qui tentent de donner une représentation sensible des épreuves collectives ou intimes qu’on a voulu oublier. Les récits interrogent les traces des événements dans les mémoires, s’alimentent au discours des historiens tout en se plaçant dans les interstices de ce discours, en mettant l’accent sur les individus, leur intimité, leurs émotions. L’enjeu est ici d’interroger ce qui a été transmis obscurément d’une génération à l’autre. On a affaire ici à une forme de mémoire transgénérationnelle. « Nous sommes filles et fils d’esclaves », proclament nombre d’auteurs des Antilles. Ainsi les récits construisant une mémoire féminine de l’esclavage, longtemps ignorée malgré la violence singulière subie par les femmes : outrages sexuels, viols, séparation d’avec leurs enfants, oppression monstrueuse telle qu’elles commettent parfois des infanticides, voulant éviter à leurs enfants le sort et la cruauté dont elles ont elles-mêmes été victimes.

Plusieurs articles citent ainsi la notion de postmémoire, élaborée par Marianne Hirsch, une forme de mémoire indirecte, où l’on ne se remémore que par procuration d’événements parfois très lointains que l’on n’a ni vus ni vécus et que l’on ne peut approcher que par les traces durables qu’ils ont laissées.

Plusieurs auteurs abordent également les « fluctuations » de la mémoire et de son écriture. Les récits des événements qui ont marqué le monde ouvrier peuvent prendre la forme de témoignages contemporains des événements (1936, 1968), qui en transmettront la mémoire vive. Il s’agit de laisser une trace de ce qui est advenu, destinée aux lecteurs à venir afin de lutter contre l’oubli, qui peut si aisément s’installer, le surgissement d’événements nouveaux chassant le souvenir de ceux qui les ont précédés. Dans les récits ultérieurs, publiés à la jonction des vingtième et vingt-et-unième siècles, le regard est rétrospectif. Ainsi dans les ouvrages évoquant les fermetures d’usines, l’effondrement d’une activité (celle des aciéries lorraines, par exemple), la fin d’un monde, il s’agit d’archiver ce que fut ce monde, de contribuer à la « patrimonialisation » de l’expérience ouvrière. Cette fin de monde peut se figurer littérairement sous une forme allégorique : la figure récurrente de la mort d’un ouvrier.

L’écriture oblique, le recours à l’analogie entre divers événements, à la métaphore, aux effets de sourdine se retrouve également dans de nombreux récits sur le génocide rwandais (parfois, de façon discutable, comparé à la Shoah). La fiction, qui s’alimente parfois aux images médiatiques, les retravaille et évite ici une confrontation brutale avec l’horreur. À la sidération produite par l’image et qui nous fige dans un présent insoutenable se substitue un souci de transmission, une exigence tournée vers l’avenir, où le passé et le futur n’ont pas totalement cessé d’être en relation, pour reprendre les termes d’Hannah Arendt dans La Crise de la culture. Le travail de la mémoire répond ici aux célèbres propos de Tocqueville : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les Ténèbres » (cité par Myriam Revault d’Allonnes, p. 166).

Sans discréditer l’écriture historique des événements, les textes rassemblés dans ce volume montrent les pouvoirs de la littérature dans la lutte contre les trous de mémoire, l’oubli, le refoulement, l’amnésie, voire le déni de ce qui a eu lieu. Par son travail de mise en forme, d’injonction à penser, d’inscrire les non-dits (dans les silences des poèmes, par exemple), d’appel à l’émotion du lecteur, elle a un pouvoir de transmission incomparable, que le simple exposé des faits, l’analyse des documents, n’ont pas.

 

Œuvres citées

Arendt Hannah, 1972, La Crise de la culture : huit exercices de pensée politique [1961], Paris, Gallimard.

Grenouillet Corinne, 2015, Usines en textes, écritures au travail : témoigner du travail au tournant du XXIe siècle [2014], Paris, Classique Garnier.

Revault d’Allonnes Myriam, 2012, La crise sans fin, essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Seuil.

Valensi Lucette, 1992, Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des trois rois, Paris, Seuil.