Marlene Laruelle & Margarita Karnysheva
Londres, Bloomsberry, 2020, 168 p.
Cet ouvrage est consacré à la diffusion de ce que les auteures appellent la « mémoire blanche » en Russie. Cette mémoire désigne celle du mouvement des Russes « blancs » qui ont combattu les bolcheviks – les Russes « rouges » – pendant la guerre civile, entre 1917 et 1921, ou ont été contraints d’émigrer. Au-delà de cet épisode crucial de l’histoire de la Russie, la mémoire blanche porte aujourd’hui une vision positive, voire idéalisée, du tsarisme en général et du règne du dernier tsar russe Nicolas II en particulier. Marlène Laruelle et Margarita Karnysheva sont parvenues à brosser un tableau clair et nuancé des modalités de la réhabilitation des Blancs ainsi que des motifs qui guident divers acteurs engagés, aujourd’hui, dans cette entreprise mémorielle.
Tout au long de l’ouvrage, les auteures ne cessent de souligner les difficultés qui accompagnent la restructuration des débats historiques et mémoriels en Russie, compte tenu de « nombreuses ambiguïtés, des usages et mésusages politiques et des tensions culturelles » (p. 3) qui accompagnent la recherche d’une réconciliation mémorielle, toujours incertaine. Restée clandestine durant la période soviétique, la mémoire d’une Russie d’antan, alternative au communisme, est venue subvertir le récit dominant bâti sur le mythe de la « Grande Révolution d’Octobre ». C’est pourquoi, après la chute de l’URSS, l’État russe a dû naviguer à vue pour tenter de satisfaire les partisans des deux camps sans adosser entièrement leurs lectures radicalement opposées du XXe siècle russe (p. 5-6).
L’ouvrage est composé de quatre chapitres qui suivent une logique à la fois chronologique et thématique. Le premier chapitre offre une mise en contexte historique fort utile pour la démonstration générale. Il introduit le sujet en l’inscrivant dans le contexte d’une diversification idéologique en Union soviétique post-stalinienne qui se produit derrière la « façade rigide du marxisme-léninisme » (p. 25). Ce processus passe par une reconnaissance partielle de la mémoire blanche, aussi bien dans les cercles de la dissidence qu’au sein des instances dirigeantes de l’URSS où se forme, à partir des années 1950, un mouvement nationaliste hétéroclite connu sous le nom du « Parti russe ». Ainsi, en parallèle à la circulation dans le samizdat des écrits dénonçant le communisme et diffusés par des mouvements émigrés blancs, dont l’Union nationale des solidaristes russes (NTS), les membres des réseaux « russophiles » présentent les Russes comme les victimes du régime soviétique, tout en cultivant un discours antisémite et un intérêt prononcé pour l’Ancien régime. On comprend que cet intérêt pour le passé porte en lui une contestation implicite du système soviétique et témoigne de l’effacement de l’avenir radieux qu’il promet. À une échelle plus large, la réhabilitation de la mémoire blanche touche des millions de citoyens soviétiques à travers le monde de la culture et notamment du cinéma : vers la fin des années 1970, la représentation de l’officier blanc comme patriote authentique devient dominante (p. 28, 33).
Dans le deuxième chapitre, les auteures poursuivent leur analyse de la redécouverte par la société russe de la mémoire blanche en se focalisant sur les années de la pérestroïka. L’ouverture des archives et la libéralisation de la parole favorisent une véritable expansion du « narratif historique blanc » dans le débat public et l’historiographie russe. La réhabilitation officielle des intellectuels prérévolutionnaires et émigrés est suivie par la réédition de leurs écrits, vendus à des milliers d’exemplaires. En parallèle, le narratif blanc est récupéré par des forces politiques qui cherchent à discréditer le projet soviétique dans son ensemble : les nationalistes et les libéraux se réfèrent aux Blancs associés tantôt à l’autocratie et à l’orthodoxie, tantôt au projet libéral envisagé par le Gouvernement provisoire formé après l’abdication de Nicolas II. Les auteures insistent pourtant sur le fait que l’intégration du mouvement blanc dans la mémoire nationale n’a pas permis une réhabilitation juridique de leurs chefs militaires. Après de vifs débats parlementaires depuis l’adoption d’une loi sur « la réhabilitation des victimes des répressions politiques » en 1991, la Fédération de Russie a refusé d’accorder l’amnistie à ceux qui furent condamnés par les instances judiciaires soviétiques, parmi lesquels les collaborationnistes ayant combattu dans les rangs de la Wehrmacht contre le régime bolchevique durant la Seconde Guerre mondiale. Cette dernière reste en effet le thème central des débats mémoriels en Russie, et la « Grande Victoire » du 9 mai 1945 y est commémorée1 comme le principal événement rassembleur tenant lieu de fête nationale. Cependant, à la fin des années 1990, l’État représenté par le président Eltsine s’est montré bien plus enthousiaste que l’Église orthodoxe russe quant à l’identification officielle des restes de la famille impériale, fusillée par les bolcheviks en 1918.
C’est justement sur l’Église et la « société civile orthodoxe » que porte le troisième chapitre. Les auteures identifient trois formes de « l’activisme mémoriel » des cercles (para-)ecclésiastiques en Russie : la commémoration des victimes du régime soviétique ; la promotion d’un culte de l’empereur Nicolas II et de sa famille, canonisés en 2000 ; enfin, la mise en valeur de la monarchie comme un régime « naturel » russe (p. 60). Le Patriarcat de Moscou a en effet cherché à instaurer la vénération de « nouveaux martyres », principalement des prêtres assassinés ou persécutés à l’époque soviétique, mais aussi à diffuser l’image du dernier tsar comme un symbole de rédemption collective des Russes après soixante-dix ans d’athéisme (p. 65). En revanche, le modèle politique de l’autocratie est invoqué par des fondamentalistes orthodoxes qui agissent en dehors de l’Église (p. 70-73), celle-ci préférant adosser une forme plus « modérée » de la nostalgie du tsarisme qui serait compatible avec le récit continuiste des autorités politiques. En témoigne le projet d’expositions permanentes « Russie – mon histoire », porté depuis 2013 par le métropolite Tikhon, proche de Vladimir Poutine, et bénéficiant d’un soutien financier et administratif de l’État. Louant la période tsariste, ce projet met en œuvre un récit dénonçant le libéralisme de la révolution de Février ainsi que l’Occident, qui aurait manipulé Lénine, comme les véritables fossoyeurs de l’Empire russe (p. 74-76).
Le quatrième et dernier chapitre se focalise sur les acteurs officiels ou proches du pouvoir. Marlène Laruelle et Margarita Karnysheva qualifient « d’agnostique » la posture officielle de l’État, qui permet aux porte-paroles des mémoires blanche et rouge de s’exprimer assez librement. Toutefois, les autorités russes visent à encadrer ces discussions, en fixant un certain nombre de principes censés être à l’origine d’une réconciliation nationale. Les auteures en citent trois : l’affirmation de la continuité historique des différents régimes et époques depuis plus de mille ans ; une conception inclusive du panthéon national russe pouvant comprendre le prince Alexandre Nevski (canonisé par l’Église russe), Pierre le Grand, Nicolas II, Staline ou Poutine lui-même ; enfin, une vision statocentrée de l’histoire qui considère l’État et son maintien comme une valeur suprême (p. 80-81). Ce cadre permet au régime poutinien de concilier l’inertie idéologique des instances officielles qui entretiennent le récit soviétique (p. 89) – à l’instar des forces de gauche, dont le Parti communiste – avec la présence des « champions de la cause blanche » dans l’entourage du président russe. Parmi eux se trouvent des « entrepreneurs orthodoxes » comme Vladimir Iakounine ou Konstantin Malofeev ou encore le cinéaste Nikita Mikhalkov, initiateur du transfert des restes du général blanc Anton Denikine et du philosophe conservateur émigré Ivan Iliyne (p. 89-99). Les auteures concluent cependant que si « le passé blanc constitue bien une source de nostalgie » en Russie, il ne peut être « un projet politique pour le pays » : le régime en place ne prendra en aucun cas le risque de remettre en cause la légitimité du régime soviétique dans le contexte international actuel (p. 105-106).
En somme, le lecteur trouvera dans cet ouvrage instruit et bien structuré de nombreux éléments permettant de découvrir, ou de mieux saisir, les principaux enjeux mémoriels propres à la société russe contemporaine. Pourtant, la situation russe n’est pas fermée à des comparaisons. À un moment seulement, les auteures évoquent la notion de présentisme2 pour qualifier l’attitude des dirigeants russes au passé – notamment aux révolutions de Février et d’Octobre 1917 – exclusivement à l’aune du présent (p. 86). Ce point mériterait d’être développé dans la mesure où, finalement, les deux Russie – l’une rouge, « futuriste », et l’autre blanche, « passéiste » – ne relèvent plus d’un champ d’expérience collectif, mais sont deux mondes perdus. Plus personne, ou presque, ne croit que l’on puisse y retourner. Il s’avère qu’en dépit de sa relation ambivalente à l’égard de l’Europe sur les plans identitaire et politique, la Russie vit à l’heure européenne en termes de rapport au temps. On observe par ailleurs que l’installation du présent comme le seul horizon possible favorise l’expansion des politiques mémorielles – multiples et souvent conflictuelles – que les États cultivent à travers le Vieux Continent3. Dans une veine similaire, l’étude de la mobilisation des mémoires issues d’anciennes polarisations mais « ramenées » au présent en tant que moyen de contestation sociale et politique en Russie, pourrait bénéficier d’une mise en perspective avec la situation dans d’autres sociétés ayant vécu des guerres civiles, par exemple les États-Unis. Enfin, quelques erreurs factuelles pourraient être corrigées en vue d’une éventuelle réédition de l’ouvrage : le Patriarcat de Moscou a été rétabli par Staline en 1943 et non en 1942 (p. 16), tandis que Boris Nemtsov a bien été vice-président du Gouvernement et non premier ministre russe (p. 35). Le lecteur pourrait également bénéficier d’une liste des abréviations couramment utilisées dans le texte.
Ces réflexions et remarques en marge n’affectent en rien la finesse de l’analyse réalisée par Marlène Laruelle et Margarita Karnysheva, qui fait de leur étude un ouvrage de référence sur les questions mémorielles dans la Russie contemporaine. ❚
1 https://www.politika.io/fr/notice/9-mai-jour-victoire
2 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, 2003.
3 https://www.memoires-en-jeu.com/compte_rendu/memory-laws-memorywars-the-politics-of-the-past-in-europe-and-russia/