Quand le bourreau prend la parole. Témoignage et fiction

Aurélie BarjonetUniversité Versailles Saint-Quentin (Centre d’Histoire culturelle des Sociétés contemporaines)
Paru le : 26.10.2018

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Anneleen Spiessens

Genève, Droz, 2016, 390 p.

 

« Face à la réalité du génocide, le premier choix d’un tueur est de se taire, le second de mentir. »

Jean Hatzfeld, Une saison de machettes

 

 

Anneleen Spiessens a entrepris d’analyser le discours du « bourreau »1, qu’il soit réel ou fictif, nazi ou hutu. Son étude vient après quelques ouvrages consacrés au point de vue des bourreaux (Lacoste, Lévy-Bertherat & Schoentjes, Bizot, Bayard, Rasson2), et surtout après Les Bienveillantes de Jonathan Littell (2006) qui n’est pas le premier roman écrit du point de vue d’un bourreau, mais qui a relancé le débat sur les droits et les devoirs des écrivains. Ce débat a notamment pris la forme d’une inquiétude : après l’« ère des témoins » et plus largement des victimes, adviendrait avec Littell l’« ère des bourreaux » (Peschanski). Cette crainte, injustifiée car rares sont de telles ruptures dans la réalité, permet toutefois de rappeler que le bourreau réclame souvent le statut de témoin (p. 23-29), voire de victime.

C’est être dupe que de croire ce que dit le bourreau et Anneleen Spiessens étudie précisément la dimension construite de son discours. Elle se penche donc sur l’éthos que les bourreaux se construisent par un récit, ou que l’on construit pour eux. Elle « pointe […] l’illusion de la transparence qui préside à la mise en scène du témoignage », note Luba Jurgenson dans sa préface éclairante (p. xiii), à propos des textes de Jean Hatzfeld, mais cette déconstruction des « scénographies » (p. xi) vaut pour l’ensemble du corpus. De fait, Spiessens s’intéresse autant à ce que les bourreaux disent qu’à leurs « manières de dire » − ce qui rend certainement son propos pertinent au-delà des deux cas retenus (la Shoah et le génocide rwandais).

L’auteure prend en compte « plusieurs gradations de ‟fictionnalisation” du témoignage » de bourreau (p. 24), du moins fictif au plus fictif (mais on l’aura compris : pas du moins construit au plus construit ! ). Pour la Shoah : l’autobiographie de Rudolf Höss (rédigée dans l’immédiat après-guerre et éditée à partir de 1958), La mort est mon métier de Robert Merle (1952), Les Bienveillantes de Jonathan Littell (2006). Pour le Rwanda : certains auteurs du projet Fest’Africa − Boubacar Boris Diop, Koulsy Lamko, Tierno Monémembo, Véronique Tadjo et Abdourahman Waberi3 −, Une saison de machettes de Jean Hatzfeld (2003), Le Passé devant soi de Gilbert Gatore (2008). En réalité, à la lecture de l’ouvrage, les deux parties sont déséquilibrées par le fait que le corpus sur le Rwanda ne débute pas sur une parole « pure » de bourreau réel, les textes des auteurs du projet Fest’Africa étant marqués d’hybridité entre fiction et non-fiction. De fait, le corpus sur le Rwanda est plus hétéroclite que celui sur la Shoah et la parole du bourreau n’est pas centrale dans les textes de Fest’Africa étudiés. Seuls trois sur cinq la donnent ponctuellement à entendre. Dans cette première partie sur le Rwanda, Spiessens compare plutôt les différentes représentations de l’après entre elles et montre que le « discours littéraire s’impose […] comme un discours doublement critique : un discours qui s’interroge sur ses propres moyens, mais qui est aussi un contre-discours puissant destiné à dénoncer les compromissions qui ont contribué à rendre possible le génocide » (p. 255). Peut-être s’agissait-il, aussi, avec cette partie, d’introduire le lecteur dans la réalité de ce génocide moins connu que ne l’est aujourd’hui la Shoah.

Spiessens montre par exemple que Martin Broszat et Jean Hatzfeld n’ont pas donné sans crainte la voix à des bourreaux réels (p. 283). C’est que la parole du bourreau réel (du moins de Höss) est « un récit contre lui-même, qui tire toute sa pertinence de ce qu’il révèle sur l’auteur à son insu » (p. 105). D’ailleurs, à cet égard, elle s’opposerait à la parole de la victime. On retrouve cette opposition dans l’espace rwandais, puisque Spiessens écrit (à propos d’Une saison de machettes) : « La nature de la parole rescapée s’oppose diamétralement au discours ‟vide” des tueurs. […] Le vide de pensée reconduit dans le langage rend la narration du bourreau extrêmement pauvre, si bien que l’on hésite à la qualifier de ‟témoignage” au sens éthique du terme » (p. 308-309).

Pour un romancier se pose une double question : comment exposer et subvertir tout à la fois la parole criminelle ? Spiessens montre comment, dans La mort est mon métier, le discours du bourreau est fragilisé « de l’intérieur » par l’auteur (p. 110). Les Bienveillantes, lui, va plus loin encore en faisant croire qu’il s’agit d’« installer un témoin autorisé et crédible » alors qu’au fond, Littell teste « les pouvoirs et les limites » d’un « modèle littéraire » (p. 153). D’ailleurs, « le texte insiste constamment sur sa propre nature fictionnelle malgré l’investissement dans le détail factuel » (p. 197). De fait, Littell use d’une « polyphonie bien plus subtile que […] Merle » qui viserait elle aussi à « souligne[r] ostensiblement son désaccord avec le protagoniste » (p. 195).

On peut regretter le plan assez scolaire de l’ouvrage, prenant une par une des œuvres par ailleurs assez attendues sur un tel sujet. Si, en l’absence d’index, le choix peut sembler judicieux pour s’y retrouver dans un ouvrage de presque 400 pages, il est certainement moins pertinent sur un plan heuristique. Quelques rapprochements intéressants sont toutefois faits entre les œuvres : ainsi, Spiessens explique que le véritable Höss était capable d’empathie (certainement rétrospective) tandis que son avatar fictif chez Merle en est dénué (p. 130). Spiessens fait aussi dialoguer la mémoire des deux génocides, l’introduction de sa partie sur le Rwanda prenant soin de justifier dans quelle mesure ils peuvent être comparés. Quelques rapprochements (timides) sont effectués, notamment entre Le Passé devant soi et Les Bienveillantes, du point de vue de la représentation graphique de la violence (les métaphores fruitières p. 358 et les corps morcelés p. 366).

Malheureusement, le lecteur non germanophone ne pourra pas suivre le détail de l’analyse consacrée à l’autobiographie de Höss, Spiessens ne traduisant pas systématiquement ses citations allemandes. Par ailleurs, il aurait certainement été judicieux d’inscrire résolument une partie de ces textes de bourreaux dans la tradition littéraire du narrateur infâme ou de creuser davantage la question du narrateur non fiable. On s’étonne enfin que l’auteure reprenne sans beaucoup les interroger les termes de « témoignage littéraire », d’« écrivain ‟tiers” » ou de « relais », « médiateurs », « passeurs » de témoignage, utilisés par certains écrivains de Fest’Africa (p. 227, 228, 229), alors qu’ils sont des non-témoins. Ce « problème » n’est pas fondamentalement mis en question, mais donne lieu à une analyse des métadiscours et des « dispositifs testimoniaux » employés par ces écrivains pour affirmer leur illégitimité. Il en va de même pour l’utopie d’une écriture réparatrice (p. 241) : Spiessens décrit leur ambition à cet égard sans s’interroger sur sa faisabilité réelle. Pourtant, elle ne manque pas d’esprit critique, notamment quand elle met judicieusement en doute l’exemplarité du personnage de nazi campé et ambitionné par Merle (p. 149) ou qu’elle écrit, à propos du Passé devant soi, qu’« une littérature qui ne s’interroge pas de manière critique sur le rapport éthique qui la lie à la réalité violente et à la mémoire des rescapés, semble vouée à ne parler que d’elle-même » (p. 376-377).

À l’heure d’un « engouement populaire et académique » pour la figure du bourreau (p. 24), l’ouvrage de Spiessens est important car il interroge la capacité de la fiction et du témoignage à faire réfléchir sur le discours tenu par les bourreaux. Spiessens se demande en creux si ce type de textes peut être mis entre toutes les mains. Que faire de ces lecteurs qui auraient une connaissance insuffisante des génocides pour mettre à distance la parole construite d’un bourreau ? On ne peut rien garantir sinon repérer les « personnages guides » qui formulent « un contre-discours explicite » (p. 143) et signaler les balises éthiques du texte fictif (cf. mon article dans l’ouvrage de Rasson), ou celles du paratexte pour une parole de bourreau réel, voir p. 58 et sq. Car, comme l’écrit Catherine Coquio dans La Littérature en suspens, « la littérature n’offre jamais aucune garantie éthique : la teneur morale d’un poème ou d’une fiction est entièrement fonction du sujet qui écrit et de celui qui lit » (Coquio, p. 176).

 

 

Bibliographie

Bayard, Pierre, 2013, Aurais-je été résistant ou bourreau ? , Paris, Minuit.

Bizot, François, 2011, Le Silence du bourreau, Paris, Gallimard.

Coquio, Catherine, 2015, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, Paris, L’Arachnéen.

Lacoste, Charlotte, 2010, Séductions du bourreau, Paris, PUF.

Lamy-Rested, Élise, 2014, Parole vraie, parole vide. Des « Bienveillantes » aux exécuteurs, Paris, Classiques Garnier.

Lévy-Bertherat, Déborah & Schoentjes, Pierre (dir.), 2010, J’ai tué. Violence guerrière et fiction, Genève, Droz.

Peschanski, Denis, 2006, interviewé par Claire Devarrieux et Natalie Levisalles, « Les Bienveillantes, roman à controverse », Libération, 7 novembre 2006.

Pettitt, Joanne, 2017, Perpetrators in Holocaust Narratives. Encountering the Nazi Beast, Cham, Palgrave Macmillan.

Rasson, Luc (dir.), 2013, Paroles de salauds. Max Aue et Cie, Amsterdam, New York, Rodopi.

 

 

 

1 L’auteure ne s’attarde pas sur le choix de ce terme qui pourtant ne va pas de soi ; à ce sujet, voir Lamy-Rested, p. 11-12.

2 Et depuis est sorti l’ouvrage de Joanne Pettitt (2017).

3 Les ouvrages de Fest’Africa sont « nés d’une rencontre réelle d’écrivains africains avec le Rwanda post-génocidaire en 1998 », explique l’auteur, p. 220. Initié par Nocky Djedanoum et Maïmouna Coulibaly, le projet est précisément intitulé « Rwanda. Écrire par devoir de mémoire ».

Publié dans Mémoires en jeu, n°6, mai 2018, p. 140-142.