Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006)

Annette BeckerUniversité Paris-Nanterre
Paru le : 27.07.2021

Hélène Dumas

Paris, La Découverte, 2020, 200 p.

 

Hélène Dumas, nous offre un grand livre, à double titre : parce qu’elle éclaire de l’intérieur le génocide des Tutsi du Rwanda à travers l’écriture d’enfants et d’adolescents survivants, à la fois victimes eux-mêmes et témoins des massacres et exactions commis autour d’eux, dans leur famille, dans leur village, et parce qu’elle permet une comparaison féconde avec les autres génocides du XXe siècle. Sa source principale est une série de cahiers inédits qu’elle a redécouverts dans les archives du Centre mémorial du génocide de Kigali (CNLG), classés, et surtout traduits du Kinyarwanda – langue qu’elle maîtrise –, avec l’aide d’une Rwandaise et d’un Rwandais. Cela lui a permis d’explorer toute la richesse sémantique des mots choisis par des femmes et des hommes, des mots pour dire les maux cruels de l’humiliation, de la réification, de l’animalisation, du viol, de la torture, de l’assassinat. Ces mots sont ceux d’orphelin.e.s du génocide qui ont été invité.e.s, en 2006, à écrire leur histoire, « dans une perspective de catharsis psychologique et testimoniale. » (p. 12) Le plus jeune est né en 1989, les plus âgés en 1973, ils ont donc entre 5 et 21 ans en 1994, et entre 18 et 34 ans en 2006, la majorité se trouvant dans leur vingtaine à ce moment, d’où leur capacité à écrire à hauteur de très jeunes adultes et à se retourner sur une enfance massacrée, « saccagée », encore très proche. Les génocidaires – mot forgé au Rwanda et désormais utilisé pour tous les autres perpetrators de génocides s’en sont pris aux femmes enceintes et aux enfants Tutsi car anéantir la filiation était un moyen de s’assurer que, pour paraphraser la meilleure définition du génocide, due à Adolf Hitler, « le peuple Juif / Arménien / Tutsi… disparaisse de la terre ».

Le livre est rigoureusement construit en trois parties chronologiques, « La vie d’avant », « Alors le temps est arrivé et nous sommes entrés dans la vie du génocide », et « La vie d’orphelin n’a pas de fin ». Ce découpage du temps, avant, pendant – la partie la plus longue bien qu’elle soit la plus courte dans les faits, d’avril à juillet 1994, « long étirement du temps du génocide » (p. 231) – et après est central dans la démarche d’Hélène Dumas : à travers les écrits qu’elle analyse, elle se livre à la reconstitution de la minoration, des persécutions, de la préparation du génocide, de son accomplissement horrifique, suivi d’une reconstruction des rescapés souvent impossible. Celle-ci se prolonge jusqu’en 2006 – date des récits, principale source du livre – et jusqu’à aujourd’hui. Raphaël Lemkin parlait du « prolongement de la cicatrice psychologique », il était persuadé qu’on ne « sort jamais d’un génocide ».

Pour nous faire comprendre ces documents, il fallait une connaissance précise du Rwanda rural, de ses enclos familiaux, de ses cultures et de ses forêts, de ses chemins et de ses villages, une connaissance intime de la construction des maisons en deux parties, celle où l’on dort, celle où l’on cuisine, des animaux, en particulier ces vaches si précieuses pour les agriculteurs et d’autant attaquées, elles aussi, par les tueurs, des intermariages, de la vie entre voisins Hutu et Tutsi, de la vie des églises et des écoles, des paysages physiques et mentaux. En somme : il y a eu « retournement meurtrier du paysage lui-même. » (p. 140) Non seulement Hélène Dumas connaît tout cela – voir son premier livre, Le Génocide au village, le massacre des Tutsi au Rwanda, fondé avant tout sur les procès gacaca –, mais encore elle a le courage d’expliciter l’anthropologie du passage à l’acte tel qu’il est vu dans les yeux des victimes enfants ou adolescents. Ces tueurs qui partaient « travailler » et qui n’avaient pas de temps et d’énergie à perdre : à « la petite sœur de maman » qui leur demande de la laisser prier avant de la tuer, on répond : « prie vite, tu nous mets en retard alors que nous voulons nettoyer la saleté. […] Maman elle aussi est morte comme un bétail, ils lui ont coupé la tête. » (p. 114, fillette de 8 ans en 1994). Anthropologie de la cruauté et des souffrances extrêmes, prolongées jusque dans les crises traumatiques explicitées par les scripteurs et auxquelles j’ai encore assisté moi-même en avril 2019 lors d’une rencontre avec des femmes veuves, violées systématiquement par des miliciens porteurs du VIH. Cette reviviscence du génocide laisse en effet à tout jamais ces Tutsi « sans ciel ni terre ».

Hélène Dumas nous donne à lire des textes épouvantables, mais sa finesse et son empathie à les analyser nous permettent de supporter le choc pour arriver au cœur de ce mal absolu, « crime contre l’humanité » qu’est le génocide. Le livre aurait pu, pour se rapprocher peut-être encore plus des enfants, analyser aussi les dessins des plus jeunes, qu’Hélène Dumas a exposés au Mémorial de la Shoah en 2019-2020. Mais elle a choisi la cohérence de la source, ce qui peut se comprendre.

« Celui qui raconte la nuit est celui qui l’a vue », dit une petite fille devenue jeune femme dans un texte d’une horreur absolue. Elle n’a pas lu La Nuit d’Elie Wiesel, mais nous ne pouvons manquer d’y penser. L’enfant hongrois devenu orphelin en 1944-1945 a pu faire passer, même avec ses difficultés, son admirable récit dès la mi-temps des années cinquante. Les Tutsi du Rwanda sont si loin. Merci à Hélène Dumas de travailler inlassablement à la connaissance du génocide dont ils et elles ont été les victimes, avec les outils de toutes les sciences sociales. Elle fait partie de celles et ceux, trop peu à travers le monde, qui peuvent répondre à la demande de cette jeune fille née en 1976 : « Si le génocide n’est pas encore dans le temps de l’histoire, nous qui sommes encore en vie, je souhaiterais que vous nous aidiez au moins à entretenir les lieux où nous avons enterrés les nôtres. » (p. 223) Ces témoins se disent « au-delà du désespoir ». Comme Pierre Soulages inventant l’outre-noir, on peut dire, en lisant ce livre, « outre désespoir ». ❚

Œuvres  citées

Dumas, Hélène, 2014, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil.

Wiesel, Elie, 1958, La Nuit, Paris, Minuit.