Se rêver rescapé. Essai sur les faussaires de la Shoah

Cécile RousseletUniversité Paris 3 Sorbonne-Nouvelle/ Sorbonne Université
Paru le : 23.04.2020

Coralie Vankerkhoven
Louvain-la-Neuve, EME éditions, 2018, 135 p.

Les deux affaires Binjamin Wilkomirski et Misha Defonseca ont eu des retentissements différents : respectivement Fragments : une enfance 1939-1948, paru en

1995, fait l’objet en 2000 d’un scandale médiatique et d’une polémique intellectuelle, à côté desquels ce que provoque en 2007 l’œuvre de Misha Defonseca, Survivre avec les loups (1997), paraît plus anecdotique. Ces deux textes invitent à des questionnements théoriques : c’est à ce titre que Fragments et Survivre avec les loups sont régulièrement cités dans des productions critiques, tant sur le témoignage – chez Catherine Coquio et Aurélia Kalisky ou Philippe Mesnard dans Témoignage en résistance –, ou sur les frontières de la fiction. Ces deux cas d’« impostures » littéraires appellent des analyses pluridisciplinaires pour cerner l’ensemble des enjeux qui les sous-tendent, ce à quoi se sont attelés, dans une certaine mesure, des intellectuels tels que Elena Lapin, Stefan Maechler ou Régine Robin.

La démarche de Coralie Vankerkhoven, psychanalyste et membre de l’Internationale des forums du champ lacanien, semble en ce sens bienvenue, dans la mesure où elle éclaire un visage moins exploré de ces polémiques, à savoir celui de l’inconscient. Rachel Rosenblum abordait Fragments d’un point de vue freudien en 2001 ; Se rêver rescapé. Essai sur les faussaires de la Shoah, publié en 2018, propose une lecture lacanienne des deux textes. Ce parti pris est original et assume l’écart dans lequel il se place : une ouverture au langage (la « lalangue » de Jacques Lacan) et une appréhension de la faille induite par l’Autre. La prétention de l’autrice à faire émerger la « varité » (Lacan) plutôt que la vérité des faits est pertinente, dans la mesure où la proximité du texte de B. Wilkomirski avec l’anamnèse analytique a été relevée par Philippe Mesnard par exemple, en ce qu’il est un « vraisemblable d’incohérence relative » (Mesnard, 2007, p. 374).

En résulte un ouvrage difficile d’accès pour les non-initiés au vocabulaire lacanien, mais riche dans les hypothèses de lecture qu’il ouvre. L’introduction pose d’emblée les clés méthodologiques de l’ouvrage. La première est celle du parti pris d’une lecture lacanienne qui « parie sur le décalage avec une explication sociologique, causaliste ou phénoménologique puisque son option interroge l’inconscient et ses effets de langage sur l’individu vivant et sur son corps, un corps qui peut être œuvre » (p. 10). La première partie explicite ces choix, en abordant la question des mécanismes testimoniaux qui président à l’entreprise de Binjamin Wilkomirski et Misha Defonseca. Citant des critiques issus de champs disciplinaires variés, elle aboutit à la conclusion suivante : « Le texte est à prendre au pied de la lettre comme l’expression d’un positionnement inconscient, qui s’il rentre en résonance avec les contingences de l’époque, est au-delà du pathos mémoriel. À ce titre, le faux témoignage n’est pas une imposture : le faussaire témoigne d’un savoir-faire vrai puisque beaucoup de lecteurs s’y sont reconnus, témoignant pour eux-mêmes qu’une vérité plus intime y circulait et que ce qui s’y noue est autre que le pathos décrié » (p. 54).

Coralie Vankerkhoven propose ensuite une analyse de chaque texte, reprenant comme titre des lieux communs de l’analyse : « L’homme aux rats » et « La femme aux loups ». La lecture lacanienne prend ici la place d’une étude pluridisciplinaire, et c’est au regard de cet unique prisme que les textes sont abordés. Binjamin Wilkomirski, dans Fragments, « en empruntant à l’Autre des signifiants qui répondent à sa demande », « se restaure dans sa dignité de sujet parlant » (p. 80). Dans « La femme aux loups », c’est aussi la conquête de la lalangue qui constitue l’enjeu du récit, selon Coralie Vankerkhoven. Elle écrit à propos de Misha Defonseca : « L’enjeu est le suivant : faire passer l’événement de corps et sa jouissance dans le dire et déplacer cette dernière dans les mots » (p. 99).

Se rêver rescapé a le mérite d’ouvrir un champ d’étude riche et stimulant, déplaçant la question du discours autobiographique et testimonial sur un terrain lacanien. Néanmoins, son travail manque d’éléments de contextualisation qui auraient permis de saisir ces enjeux analytiques au regard d’autres approches citées plus haut. Le premier écueil est celui d’avoir trop rapidement souhaité éluder la qualité « littéraire » et fictionnelle des textes, pour en faire les éléments d’un roman familial. La question même du dévoilement, inhérente à la mise en texte, est passée sous silence, malgré l’importance des travaux, certes dans le champ proprement freudien, qui y sont consacrés (les travaux de Jean-François Chiantaretto par exemple). Mais ceci est sans doute lié à son présupposé de départ : l’autrice fait le choix de superposer le texte à son auteur : « La distinction classique entre auteur et personnage et sur le caractère plus ou moins autobiographique de l’œuvre n’est que peu de mise car “dès qu’un texte est lisible […] il représente un sujet c’est-à-dire un désir et un mode de jouissance” » (p. 10). Si la correspondance entre le nom de l’auteur et celui du narrateur s’impose, dans la mesure où le texte s’est institué comme « autobiographie » (Mesnard, 2016, p. 182), celle-ci doit nécessairement être interrogée dès lors qu’on questionne les itinéraires de vie des deux « imposteurs », d’autant que le caractère autobiographique engage davantage encore de questionnements sur les liens entre les auteurs et leurs personnages, et sur la distinction entre factualité et fictionnalité (Tyras, p. 409- 410). Des différences disciplinaires sont ici sans doute à expliciter, l’analyse psychanalytique, posant le texte comme symptôme dont le sens doit être élaboré, implique, dans une certaine mesure, que l’auteur fasse corps avec son récit. La question de la métaphore, dans le champ littéraire, dénoue la superposition pour en interroger les nœuds. Néanmoins, même si l’on considère la « jouissance » de « l’illisible », comme Jacques Lacan le stipule dans Lituraterre, ces fils ne peuvent rester non explicités. C’est le statut même des textes qui aurait mérité une problématisation plus serrée.

Il est un autre parti pris que Se rêver rescapé propose, et qui mérite d’être souligné : celui de considérer la Shoah en ce qu’il est un discours universel. « Par conséquent, Fragments comme Survivre, doivent être pris [sic] un autre biais que ce qui a fait leur succès et leur scandale, ce biais est celui d’un jouir de l’inconscient. […] Certains, pour donner sens à leur existence, empruntent d’autres habits que le leur : ici, le costume choisi est l’uniforme des camps » (p. 53). Le néologisme « auschwitalisation » que Coralie Vankerkhoven propose (p. 64) est révélateur de ce choix, qui déshistoricise la position testimoniale de B. Wilkormirski et M. Defonseca au profit de la problématique lacanienne de l’Autre.

Œuvres citées

Lacan, Jacques, 1971, « Lituraterre », Littérature, n° 3, p. 3-10.

Lappin, Elena, 2000, L’Homme qui avait deux têtes, Paris, Éditions de l’Olivier.Maechler, Stefan, 2001, The Wilkomirski Affair. A Study in Biographical Truth, New York, Shoken books.Mesnard, Philippe, 2007, Témoignage en résistance, Paris, Stock.

Mesnard, Philippe, 2016, « L’ambivalence du vide, entre Giorgio Agamben et Binjamin Wilkomirski », in Michael Rinn (dir.), Émotions et discours : l’usage des passions dans la langue, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 177-187.

Robin, Régine, 2005, « L’affaire Wilkomirski et la disparition des témoins », in Jean-François Chiantaretto, Anne Clancier & Anne Roche (dir.), Autobiographie, journal intime et psychanalyse, Paris, Economica, p. 199-211.

Rosenblum, Rachel, 2001, « Un destin écran », Revue française de psychanalyse, vol. 65, n° 3, p. 845-860.

Tyras, Georges, 2008, « Témoignage littéraire et dispositifs de garantie », in Carola Hähnel-Mesnard, Marie Liénard-Yeterian & Cristina Marinas (dir.), Culture et mémoire : représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuel, la littérature et le théâtre, Paris, Éditions de l’École Polytechnique, p. 409-418.