Coll. Historiques, L’Harmattan, 2022, 19 euros.
Cet ouvrage couvre presque un siècle d’histoire : de la sidérurgie lorraine, des deux guerres mondiales, du bagne, de la presse « spécialisée » dans les faits divers. L’auteur est journaliste au Républicain lorrain, dans l’ancienne région de la grande sidérurgie. Son grand-père y a travaillé et a connu le personnage principal de ce livre, Louis Ladurelle. Il y a, dans ce texte, qui se présente sous la forme d’une enquête, une implication intime, quoique feutrée. Feuilletage de l’histoire : qu’ont hérité les enfants ou petits-enfants des ouvriers de la sidérurgie lorraine ? Sébastien Bonetti n’aborde pas frontalement cet héritage mais s’attache à ce qui pourrait sembler un simple fait divers. En collaboration avec un historien, Ernest Varnier, il fait, à partir de ce fait divers, comme nombre d’auteurs contemporains (Ivan Jablonka, Grégoire Bouillier, Philippe Jaenada), l’histoire sociale et politique d’une époque : celle de l’annexion de l’Alsace-Moselle, du naufrage de la sidérurgie lorraine, de la condition ouvrière, celle également du bagne de Guyane, celle d’une presse (le journal Détective), de ses informations délibérément faussées. L’enquête est scrupuleuse, s’appuyant sur des archives militaires, des archives judiciaires (condamnations successives de Louis Ladurelle, récidiviste, entre autres accusé de graves violences conjugales), des archives historiques et sociales sur l’histoire de l’Annexion qui a créé, après la défaite de Sedan, le « Reichsland Elsass-Lothringen », l’histoire de la sidérurgie lorraine, l’histoire du bagne (référence à des témoignages, notamment Les souvenirs de bagne, d’Auguste Liard Courtois, éd. Les passés simples, 1903), l’exploration des archives d’Outre-Mer conservées à Aix-en-Provence, des archives départementales de la Moselle, de l’Annuaire de la société d’histoire et d’archéologie de la Lorraine. S’ajoutent à cette enquête des lectures de quotidiens sur le cas Ladurelle : Le Lorrain, Paris soir. Ainsi que Détective, presse à scandale fondée par Gaston Gallimard en 1928.
L’enquête prend aussi la forme d’un road-movie mélancolique, où l’auteur et son compagnon historien reviennent sur les lieux d’origine de Louis Ladurelle, le village de Ranguevaux, en Lorraine, dans l’espoir de retrouver des témoins et des descendants. Les habitants de ce village étaient surnommés « laws » (loups), car ils devaient, vers 4h du matin, traverser une forêt pour aller travailler dans les forges De Wendel. Le paysage est à présent triste. Usines fermées, zones commerciales sinistres, terrains de pavillons tout aussi mélancoliques. On se souvient qu’en 1952, une conduite de gaz souterraine a cédé, faisant 7 morts, dont 5 enfants. Cette terre a un lourd passé.
Le titre, Le grand méchant Louis, semble celui d’un conte noir. Mais, nous ne lisons pas un conte. Nous lisons le destin singulier d’un homme, ouvrier de la sidérurgie, lorrain mais refusant de faire partie, après l’annexion de sa région par les Prussiens en 1871, des malgré-nous, qui devaient combattre auprès de l’armée allemande durant la Première Guerre mondiale (voir François Roth, La Lorraine annexée, 1871-1918, éd. Serpenoise, 2007), puis devenu féminicide. Cet homme a été incarcéré à plusieurs reprises. Pour port d’armes, violences conjugales, pour désertion de l’armée, pour contrebande entre France et Allemagne. Nous apprenons qu’il faisait partie de ce qu’on a nommé les « nomades ouvriers » (François Baudin, Histoire économique et sociale de la Lorraine, Les Hommes, éd. Serpenoise, 1992), des personnes qui n’étaient pas particulièrement attachées à leur emploi, à une usine. Ils pouvaient en trouver d’autres, à cette période où le chômage existait peu.
Il s’engage en 1915 dans la Légion étrangère, combat en Argonne, puis à Verdun. Il voit la plupart de ses compagnons tomber. Il fait une première tentative de désertion en 1916, puis, rappelé sur le front en 1918, il déserte à nouveau, ce qui lui vaut 2 ans de prison. Une forme d’art de la survie face aux décisions aberrantes des généraux de l’état-major, qui ont envoyé des milliers d’hommes à la mort pour gagner quelques mètres de terrain ?
« Déserteur » donc, puis, après le meurtre de sa compagne, Marie Muller, dont il tranche la gorge avec un rasoir, en 1921 (sous l’effet de la jalousie), il est condamné à 20 ans de travaux forcés. Il est déporté en Guyane, où il devient bourreau (dans l’espoir de conditions d’existence plus « douces » que celles des détenus ordinaires). Il revient ensuite en France pour se retrouver à nouveau mobilisé (à 49 ans), puis entre dans le maquis dans la Résistance – il aurait sauvé plusieurs habitants d’un village lorrain. Il finit comme manœuvre dans la sidérurgie déclinante. Cette « vie minuscule », pour reprendre le titre de Pierre Michon (Vies minuscules, Gallimard, 1984), vie qu’on pourrait aussi qualifier d’infâme, devient représentative de la « grande » Histoire. Ce qui peut apparaître comme un fait divers est, selon l’auteur, « une porte d’entrée » vers une forme d’autopsie d’un siècle, du moins de ses aspects les plus obscurs et éprouvants.
Louis Ladurelle a vécu les épreuves les plus terribles de la Grande Guerre. Il a travaillé, dès l’âge de 14 ans, dans la sidérurgie. Le livre retrace aussi l’histoire de cette sidérurgie lorraine, grande productrice d’acier, fondamental pour l’armement de guerre. Possédée par la famille De Wendel, qui en tira de grands profits, elle fut particulièrement touchée par l’annexion par l’Allemagne après la défaite de Sedan, puis durant la Seconde Guerre mondiale. La famille De Wendel continua à prospérer durant ces événements. Elle a joué sur deux tableaux, implantation d’usines en Allemagne et en France. Il y a ici un contraste saisissant entre la richesse accumulée par ce qu’on pourrait nommer les profiteurs de guerre et l’appauvrissement grandissant des ouvriers.
Autre point : le bagne. S’appuyant sur l’ouvrage collectif dirigé par David Canard, Partir au bagne (Geste éditions, 2005), l’ouvrage retrace les conditions de transport par bateau vers la Guyane. Les préliminaires sont éprouvants : détenus transférés fers aux pieds à l’île de Ré, dans une case de 90cm sur 1m20, tondus et rasés, après une fouille au corps, notamment de l’anus, interdits de parole. La traversée se fait sans hygiène, dans une atmosphère empuantie et une chaleur insoutenable. La violence est omniprésente, entre les bagnards, entre les gardiens et les bagnards. On songe ici aux bateaux des négriers, où femmes enceintes et hommes qui n’étaient plus en mesure de travailler étaient jetés par-dessus bord.
Notons que le bagne est un effet non seulement d’une volonté de punir mais de la colonisation. Il faut peupler les terres conquises. On songe ici à la déportation de Manon Lescaut au Nouvel Orléans (telle était la dénomination) dans l’œuvre de l’Abbé Prévost (Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731), accusée de prostitution, et qui finit par mourir, afin d’échapper aux conditions qui lui sont imposées, dans une campagne couverte de sable. Les premiers bagnes sont ouverts au milieu du XVIIIe siècle, qualifiés de « traites des blancs à des fins d’hygiène sociale » (p. 84). L’auteur rappelle qu’on y a déporté Dreyfus, à l’île du diable. Le bagne conduirait, dans ses conditions extrêmes, à la folie ou à la mort (par paludisme, dysenterie, fièvre bilieuse, etc.).
Déporté à Saint-Laurent-du-Maroni, Louis Ladurelle devient bourreau (étrangement, on guillotinait aussi au bagne). Nous apprenons qu’un condamné pouvait devenir bourreau de ses semblables. On songe ici au livre Esclave et bourreau de Serge Bilé (édition Le Serpent à plumes, 2016), histoire d’un esclave martiniquais du XVIIIe siècle, Mathieu Léveillé. Condamné à mort pour s’être évadé d’une plantation en Martinique, on lui propose, s’il veut échapper à une exécution imminente, de devenir bourreau au Canada. Forme perverse de l’administration pénitentiaire. Car le bourreau devient un paria, ce qui fut le cas de Louis Ladurelle. Il vit certes dans sa propre maison, mais au prix d’une haine de ses semblables. Il ne doit surtout pas être incompétent.
On rejoint aussi ici une histoire de la guillotine, telle qu’elle a été précisément décrite par Daniel Arasse dans son ouvrage La guillotine et l’imaginaire de la Terreur (Champs Flammarion, 1987). Le bourreau n’est pas nécessairement un monstre (même s’il peut exercer son métier avec la neutralité d’un fonctionnaire). Il a le souci du travail bien fait (de même que l’ouvrier sidérurgiste Ladurelle). C’est-à-dire ne pas faire souffrir la victime. Il faut que le couperet soit bien aiguisé et que la tête tombe d’un coup. L’exécution ne doit pas être manquée. Il s’agit de faire « appliquer avec humanité un châtiment qui répugne à l’humanité » (D. Arasse, p. 34). Louis Ladurelle a bien fait son travail. On reprochait à son prédécesseur, Hespel, son manque de « doigté ». C’est Ladurelle qui va l’exécuter. Il fera en tout 11 exécutions, avec « conscience » (p. 109). Et il commente : « sur les 18 exécutions, j’en ai fait moi-même 11. Les autres, c’est mon aide, Gartner, un assassin du Nord, qui les a faites. Mais il « travaillait » mal, Gartner. Il étranglait son « bonhomme » dans la lunette, si bien qu’il était obligé de s’y prendre à deux fois. Vous pensez si ça faisait mauvais effet. Tandis que moi, on a toujours été content pour la façon dont je faisais le « travail ». Les condamnés […], je les ai toujours pris par la gentillesse ; jamais je ne les ai brusqués » (p. 115).
Ladurelle est gracié durant le Front populaire. On le fait passer pour mort, afin de le protéger d’éventuelles représailles. À son retour, après sa mobilisation durant la Seconde Guerre, il redevient un paria. Lorsque l’auteur interroge ses anciens collègues de la sidérurgie, la réponse est : « il n’était pas comme nous » (p. 143). Sa famille parle de lui comme d’une « personne taboue » (p. 149), et pense « qu’au bagne, les seules fois où il voyait du monde, c’était pour trancher des têtes » (p. 151).
Louis Ladurelle meurt en 1966 à l’âge de 76 ans, sans laisser aucun écrit.
La seule mention de son nom provoquait un effroi auprès des enfants, jusqu’à la fin du siècle dernier : « si tu n’es pas sage, je te donnerai à Ladurelle », se souvient l’historien Ernest Varnier. Phrase qui fait écho aux propos d’Albert Londres, lors de son reportage au bagne de Cayenne en 1923 : « Depuis un demi-siècle, on dit aux enfants terribles : « Si tu continues, tu iras casser des cailloux sur les routes de Guyane » » (Au Bagne, Arléa, 2007, p. 12).
Ce qui est frappant dans cette enquête, c’est que l’auteur (probité du bon journaliste) n’entre pas dans les pensées de son personnage, sauf très rarement. Il s’efforce d’être le plus précis, le plus neutre. Il se défend d’une particulière empathie ou aversion pour son sujet.
On ne sait ce que pensait Louis Ladurelle lorsqu’il travaillait dans la sidérurgie, on ne sait ce qu’il pensait lorsqu’il exécutait ses compagnons d’infortune en Guyane et s’il a considéré ses terribles fonctions uniquement comme un métier. Pendant les luttes ouvrières du début du XXe siècle, on ne lui connaît aucun engagement politique ou social. Nous avons un seul propos rapporté, qui peut paraître glaçant (mais réaliste) : « Je suis contre la suppression du bagne. Malgré tout, là-bas, les condamnés parlent, chantent, fument. Dans une prison, ils deviendraient fous » (p. 118).
Cette remarquable enquête se conclut sur la visite de la sépulture de Louis Ladurelle (qui ne nous apprend rien de plus sur le personnage). L’une de ses descendantes dit toutefois : « Je crois qu’il avait une forme d’insensibilité à la mort. La guerre n’a rien arrangé ». L’auteur note, dès la page 27 : « Ce que la France impose par la force dans ses colonies, les Mosellans annexés le subissent ».
Ce livre se présente comme une nouvelle forme d’écriture de l’histoire et de la mémoire, faite de « détails », celle donc, d’une « vie minuscule », mais emblématique d’un siècle. Il assure aussi une transmission : la descendante de Louis Ladurelle a remercié l’auteur et son compagnon historien : « Vous m’avez rendu mon histoire familiale ».