Rémy Besson
Paris, MkF éditions, 2017, 208 p.
Issu d’une thèse brillamment soutenue en 2012 à l’IHTP, sous la direction de Christian Delage, l’ouvrage de Remy Besson est une étude approfondie de la genèse du film Shoah de Claude Lanzmann. Comme Christian Delage le rappelle dans sa préface, il a su exploiter une source, aussi riche qu’inédite, les rushs du film conservés au Musée de l’Holocauste de Washington. L’auteur nourrit également son analyse de multiples et pertinentes références historiques mais aussi sociologiques, philosophiques et artistiques. Si Claude Lanzmann ne s’est pas prêté à une rencontre, sa monteuse, Ziva Postec a largement contribué à la réussite de ce livre.
Sous l’angle du montage, donc de la « fabrication » du film, se posent plusieurs questions qui, jusqu’alors, n’ont pas pu émerger autour du monument qu’est devenu Shoah. La sacralisation dont le film a fait l’objet favorise, en effet, sa perception comme d’un document brut constitué uniquement de la parole, inédite, des témoins. Or, comme le démontre l’auteur dans son introduction, cette parole est pour certains déjà connue bien que marginale. L’enjeu consiste donc, pour Lanzmann, non pas dans la monstration d’une « absolue réalité », mais dans la recherche d’une nouvelle forme de transmission, avec la visée de pénétrer l’espace public. Loin de déconstruire le mythe, Rémy Besson dévoile néanmoins les secrets d’un film, c’est-à-dire l’intention du réalisateur qui ne se présente pas comme un simple récipiendaire de la parole mais comme son véritable metteur en scène.
Le livre, constitué de deux parties bien distinctes, est précédé d’un important préambule qui en annonce les temporalités croisées. Le lecteur est d’abord plongé au temps même des événements : l’évasion, en 1942, de deux Juifs du Sonderkommando, Shlomo Winer et Michael Podchlebnik, du centre d’extermination de Chełmno. Ces derniers ont assisté à la mort de milliers des leurs, y compris de leurs proches lors des premiers gazages en camion. Puis, on revient au temps du film : Claude Lanzmann, dans la ville polonaise de Grabów, lisant la lettre du rabbin chez qui Winer a trouvé refuge et qui tente d’avertir sa famille des malheurs à venir. Rémy Besson décrit et isole alors le bruit de fond, bien audible, celui d’un moteur. On comprend que ce son, qui est loin d’être neutre, a été ajouté à dessein. Ainsi, le temps des faits et celui du film se rejoignent, s’entremêlent, jusqu’à l’émotion à la fin de la séquence où Lanzmann révèle que tous les Juifs de Grabów sont morts gazés dans les camions.
La première partie est une étude de la fabrication du film, de 1973 à 1985, avec des incursions vers la période précédente, celle de 1942 à 1973, un va-et-vient entre le film et la réalité à laquelle il se réfère ou dont il hérite. Le premier chapitre s’ouvre naturellement sur la figure de son réalisateur, Claude Lanzmann, jusqu’au tournant de 1973 et la « commande » du film par Israël.
Après ces éléments constitutifs, on entre dans le vif du sujet, le déroulement des premières recherches, des premiers entretiens, on apprend comment s’est mis en place ce que l’on reconnaît aujourd’hui comme étant de l’histoire orale, collecte de données selon un protocole de questions. L’originalité consiste néanmoins dans l’intention du réalisateur de créer « un cadre dans lequel quelque chose puisse arriver » (citation de Claude Lanzmann, p. 56). Rémy Besson parle alors de processus d’« incarnation ». Ce chapitre établit également une typologie des témoins, dont des « persécuteurs » nazis filmés en caméra cachée.
Les espaces de tournage, inscrits dans la conscience collective, participent de l’effet voulu : trains, wagons, lieux de déportation, etc. Pour le spectateur, ils sont un élément muet renforçant l’effet réaliste. Toutefois, si Claude Lanzmann utilise la suggestion, Rémy Besson nous fait réfléchir sur la pertinence de ces choix par rapport à la véracité documentaire. Par exemple, Simon Srebnik, membre du Arbeitsjuden de Chełmno, devait jeter les cendres des Juifs dans une rivière, la Ner. Or, la rivière filmée en fond derrière ce témoin n’est pas la Ner (p. 97). Un autre exemple est lié au témoignage d’Abraham Bomba qui, à Treblinka, coupait les cheveux des femmes destinées à être gazées. Comme l’auteur le rappelle, un salon de coiffure a été loué et on lui a demandé de refaire les mêmes gestes sur un homme. « Lanzmann cherche de nouveau à abolir la distance entre passé et présent » (p. 66).
Rémy Besson s’attaque ensuite à l’étude du montage réalisé entre 1979 et 1985. Il indique que l’équipe disposait de « plus de deux cent cinquante heures de bande-son et de pellicule 16 mm » (p. 77). Rémy Besson a pu consulter le cahier de notes de Ziva Postec, source précieuse qui permet de comprendre comment l’équipe a réussi à relever ce défi technique. La trame s’organise autour de 25 thèmes récurrents qui finissent par s’ancrer dans la mémoire du spectateur. Encore un choix, le film se focalise uniquement sur la dernière étape du processus de génocide : l’assassinat. Shoah n’est donc pas, comme on pourrait le croire, qu’une suite de narrations, des choix ont été faits dans tous les domaines. À noter, de façon sobre, Rémy Besson ne fait pas l’impasse sur la polémique bien connue autour des coupures au montage visant, comme on a pu le dire, à minorer le rôle des Justes polonais.
Après une précieuse et nécessaire synthèse critique de l’historiographie disponible, la deuxième partie est consacrée à la réception du film sur le long terme, de 1985 à 2017. Rémy Besson établit une différence entre le public, qui y voit un documentaire, et l’équipe qui préfère parler de « fiction du réel » ou de « fiction sur le réel » mettant en avant la démarche créatrice. Rétrospectivement, si le film a été qualifié de « chef d’œuvre » par la presse, il n’a pourtant pas rencontré de succès en salle ni remporté les suffrages des critiques de cinéma. C’est sa diffusion à la télévision en 1987 sur TF1, dans la perspective de mettre en avant des programmes culturels et dans le contexte du procès Barbie, qui change tout.
Selon une hypothèse de l’auteur, « la diffusion de Shoah, comme film donnant accès à la parole des acteurs de l’histoire, vient ainsi répondre à une demande d’une partie des téléspectateurs » (p. 140). Dès lors, les termes évoluent, TF1 puis la presse présentent le film comme « une œuvre d’art » sacrée, indiscutable, « film monumental » et non plus documentaire, consacrant son réalisateur au passage. Néanmoins, des voix dissonantes s’élèveront dans les années 1990.
Dans les chapitres suivants, de façon consciencieuse, Rémy Besson étudie le regard d’intellectuels et de chercheurs de différentes disciplines pour ensuite se focaliser sur celui, attendu, des historiens ; le réalisateur ayant pour ambition de créer une nouvelle pédagogie de l’histoire. Que les réactions soient positives ou négatives, le film est clairement devenu une « référence partagée » (p. 151). On lui reconnaît une légitimité, en tant que symbole de lutte contre le négationnisme, mais également pour le rôle qu’il tient dans la construction de la mémoire.
Les derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à « la querelle des images », c’est-à-dire au différend qui oppose Lanzmann à Georges-Didi-Huberman et à sa position critique vis-à-vis des films de fiction (La Liste de Schindler et La Vie est belle) et d’Histoire(s) du cinéma de Godard. Lanzmann défend l’idée qu’il est malvenu de faire de la fiction à partir d’un tel sujet et conteste l’utilisation de l’image d’archive, privilégiant la seule source orale.
Le livre de Rémy Besson, ambitieux, exhaustif, étonnant, en somme d’une très grande richesse, est à son tour dorénavant une référence pour toute réflexion sur la Shoah au cinéma.