Témoigner en littérature

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 03.05.2017

Charlotte Lacoste et Frédéric Detue

Europe, n° 1041-10142, janvier-février 2016, 348 p.

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Le  dossier que Charlotte Lacoste et Frédéric Detue ont dirigé dans la revue Europe au début de 2016 a pour titre : « Témoigner en littérature ». Ce volume, qui ne contient pas moins que dix-huit textes, est subdivisé en trois catégories. Ce sont des documents concernant la Première Guerre mondiale, le génocide des Arméniens, le Goulag, Hiroshima et un texte de Primo Levi sur le procès Eichmann, puis des entretiens avec Rithy Panh, Marcel Cohen et Philippe Beck, et également des articles d’analyse ou de réflexion sur le sujet, à travers les témoins oculaires durant la Shoah, Louis-Ferdinand Céline, « le témoignage et le “mentir-vrai” », l’Algérie, le théâtre. Les éditeurs ont donc eu l’intention d’appliquer le questionnement qui est le leur à un vaste éventail de textes en tous genres. Ceux-ci donnent à l’ensemble une richesse qui, en rendant manifestement compte d’une volonté de ne pas faire de la Shoah le centre de gravité de leur démarche, offre généreusement un corpus dont certains éléments sont inédits en langue française. Outre ses différents horizons géographiques et événementiels auxquels ce dossier renvoie, sa diversité se reflète également au niveau des genres littéraires (extraits de roman, de correspondance de journaliste, de poésie…) et au-delà (cinéma, théâtre). Toutefois, si l’on se fie à la présentation que rédigent les deux éditeurs, l’on peut se demander si leur intention, plutôt que de mettre en valeur l’hétérogénéité des propos, n’a pas été, paradoxalement, de restreindre leur focale sur le présupposé selon lequel la littérature testimoniale tiendrait dans le cadre d’un genre, propre de surcroît au XXe siècle. Le préambule révèlerait alors des positions en contradiction avec la pluralité du dossier, c’est sur ce hiatus que nous voudrions nous arrêter.

En effet, on est étonné par le ton et l’assurance qui soutiennent leur interprétation des relations entre témoignage et littérature. « Longtemps, on n’a pas “témoigné” en littérature», lit-on (3). Après cette petite phrase d’inspiration proustienne introduisant l’avant-propos, on pourrait se demander si les auteurs ne sont précisément pas allés dormir « trop de bonne heure », oubliant au bas de leur chevet quelques siècles de témoignages interpellant la littérature, et de textes littéraires portant l’interrogation de leur valeur testimoniale. Aux marges des genres conventionnels, que faire des écrits du martyre de Félicité et de Perpétue, des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, des nombreux témoignages et Mémoires contemporains de la Révolution française, etc. ? Or, pour Lacoste et Detue, témoigner pour « porter à la connaissance de tous est une pratique sociale » récente, datée du XXe siècle et plus précisément de la Grande Guerre et du génocide des Arméniens. Pour affirmer cela, ils estiment que le témoignage est un « acte judiciaire », qu’il vise la « vérité, toute la vérité, rien que la vérité » et que, par là même, il s’institue en un « genre testimonial » autonome. Passons ces arguments en revue.

Il est, là encore, étonnant de lire que « le témoignage s’institue en littérature comme un “acte judiciaire” » (6), alors que le juridique est un des cadres les plus contraignants pour les témoins. La littérature ne serait-elle donc pas en mesure de fournir des moyens suffisants à ceux qui cherchent à rendre compte d’un événement ou d’une condition d’existence ? C’est, en fait, que les éditeurs de ce dossier semblent avoir besoin de figures tutélaires. Ils mentionnent ainsi Primo Levi qui, dans sa préface à Si c’est un homme, précise effectivement que l’écriture de l’ouvrage a été, pour lui, comme un « acte judiciaire ». Mais que faire alors des quantités d’occurrences, y compris liées à ce texte, qui permettent de nuancer cette comparaison, voire de la retourner complètement ? Autre figure tutélaire, celle, magistrale et sans égal aux yeux des éditeurs, de Jean-Norton Cru. Mais avant d’en aborder le cas, il faut aller plus avant.

On apprend ainsi que l’édifice testimonial, dans le domaine littéraire, reposerait sur la capacité à établir, ou rétablir, la vérité de ce qui a eu lieu. La vérité, ici, est entendue dans la stricte acception de l’adéquation entre texte et faits. « La fonction d’attestation du témoignage conditionne les termes du contrat testimonial qui est, fondamentalement, un pacte de vérité » (7), écrivent-ils. Non seulement le témoignage se voit limité à la fonction d’attestation, elle-même soumise aux conditions de celui qui a vu, autrement dit de l’impératif oculaire, mais, de surcroît, la vérité est drastiquement arrimée aux faits. Lacoste et Detue font fi du questionnement que comporte et entretient la vérité même, rejetant du même coup les enseignements et de la philosophie et de la psychologie, laquelle pourtant a su montrer que la conviction sur la réalité de ce qui a été vu et vécu passait par le filtre de l’imagination et des reconstructions qui lui étaient propres et nécessaires, pour ne pas dire vitales. Il ne vient pas à l’idée des deux éditeurs, ne serait-ce que pour en poser la question, que le contrat testimonial puisse reposer sur la transmission d’une éthique adressée à la communauté qui ne se fonderait pas littéralement et exclusivement sur une vérité factuelle positive, pour la raison que cette vérité reste ou désemparée ou dogmatique face à la violence radicale que les actes humains peuvent revêtir.

D’ailleurs, après être revenus sur l’expression, bien sûr empruntée au registre juridique, de « toute la vérité, rien que la vérité », Lacoste et Detue précisent, nouvelle contradiction dans les termes, que ce n’est pas pour autant qu’il faut « raconter toute son expérience », mais retenir de celle-ci ce qui en est « le plus représentatif » (11). Comment effectuer alors le tri pour dégager ce qui serait « le plus représentatif », et sur quels critères ? Il faut attendre quelques lignes pour la réponse : « pour ne pas fausser la perspective […], les excès singuliers sont écartés » (ibid.). D’un côté, à leurs yeux, « certaines abominations rapportées dans les témoignages apparaissent […] comme invraisemblables » (ibid.). D’un autre, ils rejettent un art romanesque qui privilégierait le vraisemblable au « détriment de la vérité », d’une vérité qui serait donc « toute », bien que sélective ! Cette confusion argumentative est certainement travaillée de l’intérieur par un grand embarras concernant le traitement de la violence. Elle tourne autour d’un implicite qui pose des problèmes à quiconque pousse un peu loin l’interrogation du témoignage des violences extrêmes car précisément le propre des violences extrêmes est de ne pas être vraisemblable, ni esthétiquement, ni éthiquement. Que faire alors avec des descriptions qui restitueraient ces pratiques indignes du genre humain ? Que faire de ces descriptions, quand elles concernent non seulement les victimes, mais aussi les acteurs ou les agents de ces violences qui ne sont pas tous criminels ou bourreaux ?

Sur ce point précis, les études sur la Première Guerre mondiale ont constitué un lieu de dispute bien différent de ce qu’a pu polariser la suivante. Lacoste et Detue se rangent manifestement du côté d’une interprétation historiographique – là encore extérieure aux études littéraires auxquelles pourtant ils appartiennent – qui assimile globalement les combattants à des témoins ayant subi la contrainte de la guerre, sous l’autorité absurde d’un haut commandement qui les envoyait au casse-pipe. Ce faisant, ils excluent tout autant la thèse du consentement patriotique de la majorité des soldats (Audouin-Rouzeau, Annette Becker, 2000), que la capacité de ceux-ci à commettre des violences dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas, la plupart du temps, a posteriori. Évidemment, retrouver cette spécificité en mettant au jour la cruauté sur le champ de bataille (Bourke, 1999) comme ses lourdes conséquences au niveau de la brutalisation des sociétés (Mosse, 1999) prend le contre-pied d’une fonction testimoniale qui transmettrait un message de paix et de sagesse telle qu’elle a été généralement interprétée à la fin des années 1920 et jusqu’à nos jours.

C’est évidemment dans ce contexte que revient Jean-Norton Cru, auteur en 1929 du volume Témoins dans lequel il effectue un classement consciencieux de récits testimoniaux en fonction de critères de véridicité qu’il a lui-même rassemblés l’amenant à discréditer ceux qui emprunteraient les détours, entre autres, littéraires par lesquels la réalité de l’expérience du combattant se trouverait interprétée, voire falsifiée ou dénaturée. Jean Norton Cru est rétrospectivement devenu un véritable cheval de bataille non seulement pour la reconnaissance de la qualification de témoin, là où à propos de 1914-1918 l’on parlait d’ « écrivains-combattants », mais aussi pour rejeter tout dispositif narratif détournant, comme sous l’emprise d’un chant de Sirènes, le survivant des possibilités d’un récit pur qu’il se devrait de produire pour restituer fidèlement ce qu’il a vécu au front avec ses camarades. On note ainsi de la part de Norton Cru une grande méfiance pour la littérature, méfiance qui, d’ailleurs, est partagée par de nombreux témoins rescapés des tranchées, de la Shoah et des camps nazis ou d’autres expériences de violence extrême – méfiance bien ambiguë quand ce sont des littéraires qui doivent l’assumer en livrant ce dossier.

Il faut pourtant distinguer le discours du soupçon à l’égard de la littérature venant des témoins, du témoin lorsqu’il passe à et par l’écriture. D’un côté, se fait entendre l’éthos testimonial et, avec lui, la crainte de ne pas être cru, voire d’être pris pour un imposteur, un affabulateur, pire, un lâche. De l’autre, s’affirme l’expérience même de l’écriture confrontant celui qui s’y engage, dans le temps où il s’y est engagé, aux possibilités périphériques que la littérature met à sa disposition pour cerner un objet qui résiste à l’expression directe. À l’évidence, la méthode Norton Cru, si stimulante et heuristique soit-elle, s’avère très limitée et dogmatique pour écouter un tel dilemme, sacrifiant les incertitudes de l’esprit littéraire sur l’autel d’une objectivité de la lettre documentaire et rejetant, par là même, les ambivalences qui se tissent entre témoignage et littérature. Imaginons Jean Norton Cru lecteur de Jean Améry, de Tadeusz Borowski, de Charlotte Delbo, d’Imré Kertész, de Jorge Semprun… pas un n’échapperait à ses fourches caudines !

Paradoxalement, les affrontements disciplinaires entre, d’une part, l’école de la contrainte (Frédéric Rousseau, Rémy Casals et le CRID 14-18) dans la proximité de laquelle se tiennent manifestement Lacoste et Detue et, d’autre part, l’Historial de Péronne sont déjà, pour ainsi dire, « historiques » et semblent plutôt assagies[1]. Des discours plus nuancés se font entendre, prenant en considération la capacité des hommes à endurer l’insupportable (Beaupré et al., 2015), ce qui rétablit un équilibre défaillant à la vision, d’ailleurs très franco-française, de la guerre comme terrain de domination et d’écrasement du « petit », pour reprendre la désignation que Lacoste et Detue empruntent à Miguel Abensour. En ce sens, faut-il voir là la résurgence polémique dans le champ littéraire d’une question en voie de résolution dans la discipline historique ? Ce faisant, cela ne relèverait-il pas d’un positionnement dans le champ intellectuel, en son sens pleinement bourdieusien, tout autant (sinon plus) que d’un souci épistémologique propre à l’évolution des savoirs ? N’assiste-t-on pas avec ce numéro d’Europe à une tentative de coup de force qui se voudrait « théorique » reposant sur l’affirmation inconditionnelle que le témoignage est un genre désormais « institué » (16) ? Sans savoir cependant par qui il l’aurait été, sinon qu’il serait autoproféré par les éditeurs. D’ailleurs, ceux-ci posent sans ambages que leur « dossier, dans lequel l’enjeu est moins de mettre en valeur tel outel auteur que d’éclairer un projet spécifique, contribuera, quelque cent ans après l’apparition du genre, à l’accréditer comme littérature – non seulement en droit mais en fait. » (15) Rien de moins.

Quand le témoignage sait rassembler les voix plurielles et hétérogènes venues de l’événement même pour avertir du péril que cet événement accomplit ou annonce pour la communauté qu’il touche, quand il traverse et emprunte toutes les formes qu’il rencontre pour se faire entendre ou voir dans l’urgence qui lui est propre (Nichanian), alors rien n’est plus insaisissable par la question du genre que l’expression testimoniale, rien ne défie plus les lois du genre et, ce faisant, toute initiative de normalisation formelle que ce qui émane des dépositaires d’une histoire – tant qu’ils n’ont pas eux-mêmes assenti à leur institutionnalisation ou embrigadement. On peut alors se demander si ce dossier, du moins son intention, ne participerait pas d’une entreprise de mise aux normes dans et par un ordre du discours (Foucault) visant à classer l’inclassable et à ordonnancer les dérangements que causent les témoignages, tout en se donnant l’air, inspiré par Norton Cru, de redresser les torts que ceux-ci auraient subi.

[1] À l’exception du n° 53 de la revue Agone, « L’ordinaire de la guerre », paru en mars 2014, qui prend pour cible l’Historial de la Grande Guerre et concentre ses tirs sur Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker.

Bibliographie complémentaire

Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, «folio histoire», 2000.

Beaupré, Heather Jones et Anne Rasmussen (dir.), Dans la guerre 1914- 1918. Accepter, endurer, refuser, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

Joanna Bourke, An Intimate History of Killing. Face-to-Face Killing in Twentieth-Century Warfare, London, Basic Books, 1999.

Jean-Norton Cru, Témoins [1929], préface et postface de Frédéric Rousseau, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2006.

George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européenne [1990], traduit de l’américain par Edith Magyar,préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Hachette littérature, 1999.

Marc Nichanian, « La voix et la plume », postface in Hayg Toroyan et Zabel Essayan, L’Agonie d’un peuple, traduit de l’arménien par Marc Nichanian, Paris, Classiques Garnier, « Littérature, histoire, politique », 5, 2013, p. 143-199.

Paru dans Mémoires en jeu, n° 1, septembre 2016, p. 136-138.