Un récit mémorable. Essai d’ego-exorcisme historique

Jean-Charles GeslotUniversité Versailles St-Quentin (Centre d’Histoire culturelle des Sociétés contemporaines)
Paru le : 23.07.2018

Stéphane Michonneau

Paris, Publications de la Sorbonne, « Itinéraires », 2017, 178 p.

 

9782859449858

Tout commence avec la résurgence d’un texte oublié, conservé dans un vieux grenier, un peu à la manière de ce « grand topos du manuscrit retrouvé » : en 2001, le hasard amène Stéphane Michonneau à se retrouver dépositaire de deux volumes formant un ensemble de plus de 500 pages, écrits à la main par un certain Andreu Martí et intitulés Los Sátrapas en Occidente. Ce manuscrit lui est confié par un couple qui, ne sachant quoi en faire, choisit de le remettre à un historien. Un geste presque banal, qui conduit l’intéressé à commencer, bon gré mal gré, une enquête historique pouvant sembler tout aussi banale. Le récit qu’il a entre les mains étant celui d’un des prisonniers des geôles de Franco, il « délivre des informations utiles sur le fonctionnement de l’appareil répressif franquiste et sur la manière dont il fut perçu par ses victimes » (p. 83). Stéphane Michonneau, lui-même spécialiste des questions de mémoire et de politiques mémorielles en Catalogne, s’attache par conséquent à confronter ce manuscrit à la fois à d’autres témoignages, pour « croiser les sources », et à ce que l’on sait déjà de la question grâce aux travaux des historiens (chap. 8).

Notons, une fois n’est pas coutume, le choix emblématique – et presque trompeur – de l’appareil illustratif : en couverture, la casemate, les barbelés et le crâne rasé du prisonnier du Cárcel (Prison) d’Aurelio Suárez évoquent le souvenir de la répression franquiste. Dans le texte, les reproductions d’archives (photographies, documents administratifs, extraits du manuscrit) renvoient le lecteur historien aux repères habituels de la démarche qui est la sienne. Les premiers chapitres du livre sont consacrés à une réflexion issue des questions classiques sur la nature, l’auteur, le contexte du document. Mais la lecture de ces chapitres montre que Stéphane Michonneau ne s’est pas contenté de la démarche historienne classique : ces premiers questionnements, basiques, en ont amené bien d’autres, et cet Essai d’ego-exorcisme historique interroge jusqu’aux fondements de la démarche de l’historien, son rapport au document et, surtout, la mémoire des faits historiques.

La nature de ce manuscrit le laisse d’abord perplexe (chap. 3 et 6). Il est constitué de deux parties, un récit d’abord, suivi d’un essai, autant de « modalités de vérités si diverses » (p. 52) qu’elles troublent nécessairement l’historien. S’agit-il d’un témoignage ? Et quelle peut en être la valeur ? Le choix de la forme fictionnelle interroge en effet sur le profit que peut en tirer l’historien, autour du questionnement classique de la part du vrai et du faux dans la narration. Si l’enquête montre que bien des éléments du roman viennent confirmer ce que l’on sait déjà des camps franquistes, Stéphane Michonneau pointe également quelques anachronismes et des mensonges par omission qui l’amènent à réfléchir à ce qu’il peut et doit faire de ce texte. D’autant qu’il peine à définir l’auteur de ces 500 pages manuscrites, le contexte de production de son ouvrage et, partant, l’intention qui a pu être la sienne. Il apparaît rapidement qu’Andreu Martí n’est pas le vrai nom de celui à qui l’on doit ce texte, et l’historien ne parvient que péniblement, par recoupements et après de minutieuses recherches entre Catalogne, France et Uruguay, à définir l’identité du mystérieux mémorialiste ainsi que le moment où il a rédigé son manuscrit (chap. 12). Quant à ses intentions, elles sont tout aussi énigmatiques, tant la forme choisie pour ce témoignage pose question. A-t-il voulu faire mémoire, à un moment où le souvenir de la répression franquiste qui avait suivi la guerre de 1936-1939 tendait à être volontairement et officiellement occulté, et alors que l’auteur, exilé en Uruguay, se trouvait coupé de tous les  relais de transmission du souvenir de cette période ? C’est toute la question du contexte dans lequel se fait la « mise en mémoire » qui se trouve ainsi interrogée (chap. 14).

In fine, le statut hybride du manuscrit, qui mêle le factuel et le fictionnel, oblige l’historien à revoir sa stratégie initiale, et à devoir réfléchir, comme le propose la pensée postmoderniste, à une nouvelle façon de l’aborder et de traiter des questions de rapports entre histoire et mémoire, récit et souvenir, historien et archive. Alors qu’il paraissait pouvoir servir à la transmission de la mémoire d’une histoire douloureuse, le manuscrit, par un complet renversement des perspectives, se révèle plus utile à faire l’histoire de la mémoire : c’est là tout l’intérêt du récit mémorable, qui « vise à faire monument davantage qu’il ne fait document » (p. 161), et dont l’auteur devient ainsi un « mémorien » (p. 166). La valeur heuristique d’un témoignage comme celui d’Andreu Martí réside dans sa « capacité à suggérer des images mémorables » (p. 163) plus que dans sa référentialité. La méthode de l’historien doit s’adapter à cet objectif imposé : il doit s’attacher à « décrire les conditions de la transmission de son récit et de sa réception », « considérer le document comme le produit d’une coproduction narrative de l’auteur, du médiateur et du lecteur », ce qui implique la prise en compte de « l’implication, voire l’engagement de l’historien dans l’histoire qu’il raconte » (p. 163-164).

Pour ce faire, Stéphane Michonneau s’emploie à décrypter, dans une perspective ego-historique, son propre rapport mémoriel aux faits traités par le manuscrit. Il évoque ainsi tour à tour ses propres souvenirs d’Espagne (chap. 1), le contexte d’« hypermnésie » des années 2000 dans lequel il appréhende le document (chap. 15), ainsi que le conditionnement épistémologique qui détermine son approche d’historien des questions de mémoire. Devenant simple passeur de mémoire par la transmission qu’il assure du manuscrit, l’historien doit réfléchir à la meilleure démarche à adopter, et il choisit le roman d’enquête : non pas un exposé des faits soumis à la froideur de l’analyse scientifique, mais une présentation de cette analyse qui inclut et assume la propre subjectivité de l’historien.

Se croisent ainsi les mémoires des uns et des autres, dans le savant entremêlement des perspectives que constitue cette enquête stimulante : celles des victimes du franquisme, au moment où, du fin fond de leurs geôles, elles élaborent cette mémoire (chap. 10), et, plus tard, lorsqu’elle se transmet ; celles de l’auteur inconnu qui cherche, maladroitement, instinctivement, le meilleur moyen de participer, de là où il est, à la transmission de cette mémoire ; celle des héritiers du manuscrit, soucieux que cette mémoire, qui n’est pas forcément la leur pourtant, ne se perde pas ; celle d’un peuple espagnol qui n’en finit pas de solder le compte de ce passé qui ne passe pas ; celle de l’historien confronté à ces mémoires si empreintes de gravité que la seule démarche scientifique ne semble plus suffire à en rendre compte. S’inscrivant à la suite de réflexions récentes et plus anciennes, Stéphane Michonneau évoque tour à tour Georges Didi-Huberman et  Nathalie Heinich, Ivan Jablonka et Nicole Lapierre, Paul Ricoeur et Annette Wieviorka, offrant au lecteur une heureuse synthèse des questionnements épistémologiques en cours, et une confrontation avec les tendances actuelles de l’historiographie espagnole. Son ouvrage apporte ainsi, à partir d’un cas d’école concret et d’une enquête passionnante, des réflexions et des éclairages qui ne manqueront pas d’alimenter à leur tour les réflexions sur les questions du récit, du témoignage et de la mémoire, et de la façon dont les sciences sociales et humaines doivent et peuvent les appréhender.

Publié dans Mémoires en jeu, n°5, décembre 2017, p. 139-141