Une vie contre une autre. Échange de victime et modalités de survie dans le camp de Buchenwald

Carola Hähnel-MesnardUniversité de Lille/ALITHILA
Paru le : 03.05.2017

Sonia Combe

Paris, Fayard, 2014, 335 p.

Quiconque s’est intéressé à l’histoire muséale du camp de concentration de Buchenwald après 1989 a entendu parler des débats autour de Stefan Jerzy Zweig, « l’enfant de Buchenwald ». Emmené au camp par son père Zacharias Zweig en août 1944, protégé et sauvé par les prisonniers communistes, cet enfant juif de trois ans fut ensuite érigé en symbole de la résistance politique et du combat antifasciste en RDA à travers le roman Nu parmi les loups (1958) de Bruno Apitz et son adaptation cinématographie par Frank Beyer en 1963. Une petite plaque commémorative devant l’ancien dépôt de vêtements rappelait, à l’époque de la RDA, l’histoire de son sauvetage, mentionnant expressément son nom, mais laissant également flotter une certaine ambiguïté entre réalité historique et adaptation fictionnelle du roman. Dans le cadre de la réorganisation de l’espace muséographique de l’ancien camp au cours des années qui suivirent la chute du Mur, la plaque fut enlevée en 2000 pour être remplacée par un panneau plus général, rappelant l’existence de nombreux autres enfants à Buchenwald. Stefan Jerzy Zweig s’est indigné de ce traitement qu’il jugeait irrespectueux envers sa personne et son histoire, de même qu’il s’est indigné, à l’occasion d’un procès intenté contre le directeur du Mémorial de Buchenwald Volkhard Knigge, du terme « d’échange de victime » (Opfertausch) systématiquement associé à son nom depuis que des historiens ont découvert que ce dernier fut rayé de la liste d’un transport vers Auschwitz par les détenus communistes et remplacé par celui d’un jeune Tsigane. La forte médiatisation de l’histoire de Stefan J. Zweig après la chute du Mur a été analysée par Bill Niven dans The Buchenwald Child. Truth, Fiction and Propaganda (Camden House, 2007) qui retrace en détail la vie de « l’enfant de Buchenwald », son instrumentalisation par la RDA, mais également la déconstruction, au double sens du terme, de son histoire dans l’Allemagne réunifiée.

L’ouvrage de Sonia Combe commence là où le livre de Niven s’arrête, précisément avec une analyse et une contextualisation de cette notion d’« échange de victime » largement véhiculée par la presse et doublée d’une condamnation morale des « Kapos rouges » dans le cadre d’une réévaluation de la résistance antifasciste à Buchenwald après 1989. L’historienne française explique qu’à l’origine de sa recherche se trouve l’incompréhension face à ce qu’on pourrait appeler un certain acharnement contre Stefan J. Zweig : « Pourquoi faire porter le poids de la responsabilité des circonstances de son sauvetage à une personne qui n’y est pour rien ? » (27) et dont le passé est déjà suffisamment lourd ? Le livre de Sonia Combe a le grand mérite d’ôter d’emblée sa singularité à l’histoire de Stefan J. Zweig et de la replacer dans le contexte plus large des camps nazis où l’échange de victime fut une pratique courante : en tant que mesure individuelle pour se protéger, ou en tant que stratégie collective d’un groupe. Certains, comme le survivant et écrivain Imre Kertész, n’ayant appris qu’après-coup qu’ils ont fait eux-mêmes l’objet d’un échange…

Au début de son étude, Sonia Combe part du constat d’un « vide historiographique » qu’il est nécessaire de combler, bien que la pratique de la substitution de victimes fût connue dès l’immédiat après-guerre (que ce soit par le livre Der SS-Staat d’Eugen Kogon, ou en France par le témoignage de Stéphane Hessel en ayant lui-même bénéficié et encore par les écrits de David Rousset). Or, les travaux d’historiens font défaut sur le sujet. Si les documents officiels faisant état de cette pratique sont très peu nombreux, il en est autrement des témoignages laissés par les survivants. C’est cette source que l’historienne va essentiellement exploiter, mettant en avant l’importance des témoignages oraux – l’ouvrage se base en dehors des témoignages écrits sur l’écoute d’une centaine d’enregistrements – qui délivrent une parole moins contrôlée que les témoignages écrits et relatent plus facilement des situations correspondant à ce que Primo Levi avait appelé la « zone grise ». En rattachant la question de l’échange de victime à une interrogation sur la « zone grise », c’est-à-dire à la question du choix et du prix de la survie dans les conditions extrêmes, la chercheuse aborde les particularités du camp de Buchenwald à travers le filtre d’une problématique bien connue dans les travaux sur l’univers concentrationnaire.

Dans une première partie, elle analyse Buchenwald comme un « camp-laboratoire de la “zone grise” » (50) dans la mesure où la stratification de la société concentrationnaire, avec des détenus communistes à des postes clé du camp, rendait possible des choix dans des « situations de “non-choix” ou de choix “sous contrainte” » (36), l’échange de victime devenant une pratique collective. L’étude, qui porte une attention particulière aux processus de prise de décision, aux acteurs impliqués et aux lieux du « pouvoir-détenu », s’interroge aussi sur le rôle joué par les médecins. Elle analyse en détail les diverses autres stratégies de survie dans le camp (comme l’aplomb, le maintien d’un aspect physique convenable, le fait de se conformer à un certain code de conduite, de posséder des compétences particulières ou d’appartenir à un groupe politique ou ethnique). L’historienne est également amenée à une réflexion sur l’appréciation globale du rôle des détenus politiques dans l’administration du camp. Si celui-ci est considéré comme positif dans de très nombreux témoignages – l’éviction des droits communs des postes de responsabilité a conduit à une amélioration des conditions de (sur)vie dans le camp –, il n’en reste pas moins que des voix dissonantes mettent en avant que, dans les situations d’échange, les détenus politiques ont privilégié les leurs et ne se sont pas seulement débarrassé des droits communs considérés comme dangereux, mais également de leurs ennemis politiques. La « zone grise » toujours.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux « usages politiques » de l’histoire du camp de Buchenwald. Tout d’abord, Sonia Combe retrace la patrimonialisation du camp à l’époque de la RDA, devenant le lieu par excellence de la mémoire de la résistance communiste antifasciste, quitte à laisser d’autres mémoires dans l’ombre. En évoquant le rôle du roman de Bruno Apitz, Nu parmi les loups, paru exactement au moment de l’inauguration du mémorial et promu afin de donner une assise plus vaste au récit national de Buchenwald, elle rappelle également l’histoire conflictuelle de son écriture telle qu’elle a été récemment dévoilée par l’historienne Susanne Hantke dans sa postface à la réédition du roman chez Aufbau en 2012. On trouve, d’un côté, la volonté d’Apitz de tenir compte de la réalité du camp avec tous les aspects touchant à la « zone grise », de l’autre, la pression subie par d’anciens codétenus, désormais fonctionnaires du SED, avec l’injonction de gommer ces aspects et de faire correspondre le récit à l’image officielle de la résistance communiste telle qu’elle fut véhiculée en RDA. Ensuite, l’ouvrage retrace l’histoire des accusations, interrogatoires et procès qui ont eu lieu dans l’immédiat après-guerre à l’encontre des détenus communistes de Buchenwald, que ce soit en zone soviétique contre Ernst Busse ou en France contre Marcel Paul. Au lieu de simplement déterminer et comprendre le rôle des anciens détenus politiques dans l’administration du camp et le degré de leur collaboration avec les SS, la matière fut exploitée à Berlin-Est afin d’éloigner du pouvoir les anciens détenus en fonction à Buchenwald. Ceux-ci se trouvaient alors « en concurrence », y compris d’un point de vue moral en tant que résistants antifascistes emprisonnés, avec le groupe de Walter Ulbricht revenu de l’exil soviétique. En 1951, un procès stalinien sera même intenté contre Ernst Busse qui disparaîtra au Goulag, d’autres passeront des années en prison ou seront destitués de leurs fonctions politiques. Les documents qui témoignent de ces procès ont seulement été accessibles après la chute du Mur, ils ont été découverts et rendus publics par l’historien Lutz Niethammer dans son ouvrage Der « gesäuberte » Antifaschismus. Die SED und die roten Kapos von Buchenwald (1994), livre dont la presse s’est rapidement emparée pour déconstruire le « mythe antifasciste » de Buchenwald, quitte à mettre au même rang communistes et SS, et sans se soucier de savoir si les « révélations » du livre étaient si inédites dans le cadre des recherches sur l’univers concentrationnaire. En effet, à la fin de son étude, Sonia Combe revient sur certaines conclusions tirées par Lutz Niethammer, en précisant d’ailleurs que ce dernier n’était pas un historien des camps et que, s’il l’avait été, ses conclusions auraient probablement été différentes. Elle remet d’abord en question l’affirmation selon laquelle les communistes allemands auraient été plus proches des SS que des autres détenus, parlant la même langue et partageant la même « culture ». Il s’avère que la plupart des détenus de toute nationalité recourent à une même langue des camps qui, par la force des choses, n’est pas empreinte d’humanité.

L’historienne, qui est aussi spécialiste de la question des archives et de l’usage de l’archive policière, s’interroge également sur la valeur accordée aux documents retrouvés par Niethammer et, auparavant, maintenus « confidentiels » par le SED. Même si les interrogatoires de Busse de 1946 semblent en grande partie correspondre à la réalité historique, Sonia Combe invite toutefois à s’interroger sur les motivations du « producteur d’archives », en l’occurrence le KPD/SED. La question devient plus pressante encore avec le procès de Busse de 1951 devant un tribunal militaire soviétique en pleine période stalinienne : que faut-il penser de ses aveux d’avoir collaboré avec les médecins SS ? Sans remettre en question des formes de collaboration ou encore l’échange de victime que personne ne niait et qui sont attestés par des témoignages, il s’agit de s’interroger sur la « démesure des aveux extorqués ». En ce sens, les documents découverts témoignent plus des pratiques répressives staliniennes en RDA qu’ils ne révèlent des informations nouvelles sur le fonctionnement du camp de Buchenwald et le rôle des détenus en fonction, connus très tôt. Or, à travers ces documents, « c’est tout le comportement des communistes et de tous les antifascistes qui a été mis en doute et condamné » (255), conclut Sonia Combe, avant de revenir sur le discrédit jeté sur Stefan J. Zweig qui, somme toute, a pu survivre grâce à une stratégie connue et quotidienne dans le camp et qui fut loin d’être un cas isolé, contrairement à ce que le traitement de ce cas emblématique dans les médias de l’Allemagne réunifiée laissait penser. L’historienne revient à cette occasion sur la réécriture de l’histoire dans la nouvelle exposition du camp de Buchenwald qui sous-évalue et sous-représente le rôle des communistes, par exemple dans le sauvetage d’environ 900 enfants dont de nombreux enfants juifs – ainsi, des personnes reconnues comme « Justes » par Yad Vashem ne figurent pas dans l’exposition (bien qu’elles soient rapidement évoquées dans le catalogue).

L’étude de Sonia Combe représente un travail très important qui apporte de nouvelles connaissances sur le fonctionnement du camp de Buchenwald et le rôle joué par les détenus communistes, notamment grâce à l’exploitation de témoignages jusque-là non utilisés dans ce contexte. Mais elle est également essentielle par son approche critique de la révision du rôle de la résistance antifasciste dans l’Allemagne réunifiée. Car si un réexamen a été absolument nécessaire compte tenu de l’appropriation idéologique du camp par la RDA, il ne fallait pas tomber dans l’excès inverse et délégitimer sans nuances le réseau de la résistance communiste. Comme le remarque Sonia Combe, il s’agissait non seulement de remettre en cause l’antifascisme « comme discours public et mémoire officielle de la RDA, mais comme engagement majeur du XXe siècle » (282). En ce sens, l’étude de Sonia Combe est un exemple de l’importance du travail des chercheurs extérieurs à l’Allemagne qui ont souvent un regard plus objectif grâce à une perspective comparatiste et qui, notamment dans les débats touchant à l’héritage de la RDA, sont moins prisonniers d’idées préconçues concernant leur objet d’étude que certains chercheurs allemands, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest.

Paru dans le numéro 1, septembre 2016, p. 138-140.