Women’s Narratives and The Postmemory of Displacement in Central and Eastern Europe

Evelyne Ledoux-BeaugrandUniversité de Gand
Paru le : 23.04.2020

Simona Mitroiu (dir.)
Cham, Palgrave Macmillan, 2018, 272 p.

Cet ouvrage collectif dirigé par Simona Mitroiu veut pallier un double déficit des voix de femmes dans les études sur la mémoire en Europe centrale et orientale, à savoir le nombre moindre de chercheuses dans le champ des études sur la mémoire et le peu d’intérêt généralement porté aux récits de femmes. Le constat d’une minorisation des voix de femmes, vrai dans tous les domaines, semble particulièrement marqué dans les travaux sur la mémoire de l’Europe centrale et orientale. D’où la volonté de rassembler les contributions de chercheuses travaillant sur différents types de récits post-mémoriels de femmes, des œuvres littéraires et cinématographiques mais aussi des récits personnels et familiaux. Situés au croisement des études de genre et des études sur la mémoire, les articles de ce collectif interrogent la dimension genrée de la (post)mémoire. À rebours d’une posture qui chercherait à identifier des caractéristiques « féminines » dans les récits, les contributrices plaident plutôt pour la prise en compte des voix de femmes dans la mémoire collective et font la démonstration de la manière dont ces contre-récits, ou récits « alternatifs » (p. 19), enrichissent et complexifient notre compréhension du passé.

Dans l’introduction, Simona Mitroiu problématise la notion de (post)mémoire en insistant sur ses dimensions intersubjectives, collective et performative. Le court survol historique de la région de la Première Guerre mondiale jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989 est l’occasion de définir l’Europe centrale et orientale, qui est ici un « concept politique » désignant les pays « tombés sous le régime soviétique après la Seconde Guerre mondiale » (p. 8). Bien que trop brève pour offrir une véritable compréhension de l’histoire complexe de cette région, la mise en perspective historique donne cependant une idée de l’ampleur des déplacements de population qui s’y sont opérés. Elle permet en outre de constater que la catégorie de déplacement recouvre des expériences diverses, dont traitent plus en détails les autres chapitres. Cette catégorie englobe autant la Shoah que la déportation de travailleurs forcés vers les camps nazis, mais aussi les nombreux échanges de populations suite à la redéfinition des frontières nationales après la Seconde Guerre mondiale, les déportations vers les camps soviétiques ainsi qu’une immigration parfois choisie parfois imposée par le contexte politique. Cela sans que ces expériences ne soient posées en équivalence ni en compétition. Sur ce fond historique complexe, où différentes mémoires s’entrecroisent et où certains récits sont mis au silence parce qu’ils contredisent le discours mémoriel officiel, la notion de postmémoire développée par Marianne Hirsch se fait outil de réactualisation du passé, en particulier celui des femmes dont les récits souvent oraux se sont (en partie) perdus faute d’avoir été mis sur papier.

L’ouvrage, divisé en trois parties, rassemble les contributions sur la base du type de récits étudiés. La première partie, de loin la plus intéressante, porte sur des récits personnels et propose des approches méthodologiques stimulantes, au carrefour d’une réflexion théorique et du récit de soi, qui tirent profit des nombreuses possibilités offertes par la notion de postmémoire. Elle y est un outil théorique, mais aussi et surtout une pratique qui, lorsqu’elle rencontre les politiques de la subjectivité, donne forme à des textes dans lesquelles la subjectivité des chercheuses constitue le point de départ de la réflexion. Comment combiner la recherche scientifique et son histoire personnelle ? Hannah Kliger, chercheuse et psychologue-clinicienne, explore cette question en relatant le voyage en Allemagne sur les traces du passé entrepris avec sa mère, survivante de la Shoah, et sa fille, membre de la troisième génération, afin de comprendre les effets de cet héritage mémoriel traumatique sur l’identité de ses légataires, en particulier sur le parcours personnel et professionnel de l’autrice. Sasha Colby, elle aussi intéressée par son histoire familiale, aborde la postmémoire en tant que notion facilitant la réflexion sur les rapports au passé et comme pratique personnelle par laquelle elle cherche à combler « l’écart significatif entre les concepts historiques et la manière sensorielle dont les survivants parlent de leur expérience » (p. 66). Prenant le parti de la recherche-créa- tion dans son projet Matryoshka, Colby marie la réflexion théorique à l’écriture autobiographique afin d’éclairer les dynamiques qui donnent forme à la postmémoire et rendent possible sa transmission. Le chapitre co-signé par Linda Warley et Eva C. Karpinski délaisse aussi l’écriture scientifique traditionnelle pour l’écriture autobiographique. Présenté comme une « auto-ethnographie duelle », l’article écrit à quatre mains met en lumière l’importance d’une perspective transnationale pour comprendre l’intrication complexe de plusieurs (post)mémoires nationales possiblement conflictuelles comme celle des échanges de populations entre l’Allemagne et la Pologne après 1945, dont les chercheuses sont les héritières.

La deuxième partie présente des analyses plutôt classiques d’œuvres littéraires et cinématographiques. Alina Sufaru examine la configuration du sujet exilé dans l’œuvre de l’autrice canadienne d’origine polonaise Eva Hoffman, en particulier la nostalgie pour l’Europe de l’Est dans Exit into History qu’elle interprète comme le récit d’une post-mémoire en devenir cherchant à réconcilier la mémoire du sujet exilé avec la réalité du voyage de retour en Pologne. Katarzyna Kwapisz Williams analyse le film Once my Mother de la cinéaste australo-polonaise Sophia Trukiewicz. Ce récit postmémoriel possède une visée doublement réparatrice : il cherche à réparer un lien mère-fille rompu par l’abandon maternel et à rendre visible « la mémoire menacée de la répression soviétique et des crimes staliniens » (p. 145) dont la mère a été l’une des victimes. Mihaele Ursa s’intéresse aux divers déplacements, surtout métaphoriques, dans l’œuvre de Herta Müller, chez qui le désengagement de toute forme d’identité, aboutissant à être hors de soi, constitue la condition même du témoignage. Vanja Polić étudie comment la remémoration est mise au service d’un devenir post-national dans l’œuvre de Dubravka Ugrešić. Le déplacement y est perçu positivement puisqu’il accorde au sujet décentré/excentré une double perspective sur le monde. Bien que convaincantes, les contributions de cette section, parce qu’elles recourent à la notion sans en proposer des usages renouvelés ou sans en tirer de nouvelles propositions  méthodologiques et masquent la subjectivité de leurs autrices, demeurent dans les sentiers battus des travaux sur la postmémoire.

La troisième partie rassemble des approches historiennes de la postmémoire, dont certaines soulèvent d’intéressantes questions éthiques et méthodologiques. Małgorzata Głowacka-Grajper interroge la structure genrée de la tranmission de la mémoire des « évacuations » de 1944-48 et 1955-59 dans la région de Kresy. Elle le fait à partir des témoignages oraux collectés auprès des enfants et petits-enfants des personnes évacuées par les associations non gouvernementales ayant vu le jour après la chute du régime soviétique. Sur la base d’entretiens, Davjola Ndoja et Shannon Woodcock, en collaboration avec Eriada Çela et Edlira Majko, analysent les déplacements opérés par la persécution politiques des femmes dans l’Albanie socialiste, qui se double d’une assignation à une identité féminine normative. Si la notion de déplacement comme imposition d’un rôle social de sexe aliénant aurait mérité d’être mieux définie, la réflexion s’avère particulièrement productive lorsque les autrices s’emploient à définir une éthique postmémorielle qui prend en considération les réactions corporelles de personnes interviewées et exige l’engagement personnel, mémoriel et même corporel des chercheuses lors des entretiens. Vikki Turbine clôt l’ouvrage avec un article portant sur le passé soviétique tel qu’imaginé par celles qui ne l’ont pas directement vécu et la manière dont ce passé modèle leur vision de l’avenir. Comme le rappelle Turbine, la transmission de la mémoire implique une réinterprétation du passé par ses légataires, voire une ré-imagination de celui-ci, la mémoire et a fortiori la postmémoire étant toujours liées à l’imagination.

Comme dans tout collectif, tous les chapitres ne se valent pas. Dans le cas du présent ouvrage, les contributions les plus intéressantes sont celles qui ne se contentent pas d’analyser la manière dont la postmémoire structure les récits et se transforme dans le processus de transmission, elles se font elles-mêmes pratiques postmémorielles et engagent de ce fait la subjectivité des chercheuses. Ce faisant, elles renforcent leur ancrage du côté des études de genre, qui font une place de choix à la critique qui puise à même l’expérience personnelle du sujet.