Dossier dirigé par Pierre Bayard et Soko Phay
La question de savoir si des génocides ont été oubliés dans l’histoire ou la mémoire collective implique le préalable de définir ce qu’est un génocide. Or, il est peu de notions, dans celles qui accompagnent la réflexion sur les meurtres de masse, qui soit aussi problématique tout en étant aussi souvent revendiquée.
Les circonstances dans lesquelles le mot est apparu tendaient pourtant à lui donner une assise solide. L’extermination des Juifs d’Europe, menée par les nazis sur une vaste échelle avec un grand souci de planification, laissait le sentiment que l’on assistait à un événement d’une monstruosité rare, un « crime qui n’a pas de nom », dira Churchill, et qui impliquait donc qu’on lui en inventât un.
Si l’exemple fondateur ne souffrait pas de contestation et surgit immédiatement à l’esprit quand on parle de génocide, les difficultés commencèrent dès le travail de définition, et ce à un double niveau. Elles tiennent d’abord à l’inventeur du mot lui-même, Raphaël Lemkin, qui l’avait forgé en pensant à la Shoah, mais – comme le rappelle ici Annette Becker – en laissa très vite dériver l’acception au point de placer sous ce terme une multitude de massacres, avec le risque de faire perdre sa spécificité à l’événement qui en avait fourni le mobile.
Rappelons en effet que Lemkin, contrairement à l’usage restrictif et prudent qu’implique une telle notion, non seulement en étendait la pertinence à des événements comme la colonisation des Amériques ou les grandes famines, mais travaillait dans les dernières années de sa vie à une encyclopédie qui aurait permis de remettre sous la lumière des épisodes meurtriers peu connus de l’Histoire, en remontant jusqu’à l’Antiquité.
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide votée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1948, chargée de préciser juridiquement la notion, ne contribua qu’imparfaitement à la stabiliser. L’article II précisait en effet qu’elle impliquait « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », sans lever toutefois toutes les incertitudes sur la notion de groupe.
Le même article ajoutait que cette intention peut se concrétiser dans cinq types d’actes, à savoir le meurtre de membres du groupe, l’atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale, leur soumission intentionnelle à des conditions d’existence devant entraîner leur destruction physique totale ou partielle, les mesures visant à entraver les naissances en leur sein ou le transfert d’enfants de ce groupe vers un autre. Il est clair à lire l’article II, ce qui renforce l’ambiguïté, qu’il n’est pas nécessaire que les cinq types d’actes soient réunis si l’intention destructrice est avérée.
Sauf à dénier toute légitimité à l’inventeur d’une notion, il convient donc de reconnaître qu’il existe deux sources plausibles à la réflexion sur la nature des génocides et à prendre acte que cette dualité en obscurcit le champ d’exercice. Il apparaît en effet rapidement que les deux définitions ne se superposent pas, celle de Lemkin – en partie parce qu’elle envisage également le génocide sous un angle culturel – étant sensiblement plus large que celle de la Convention.
À la question de la définition du génocide s’ajoute celle de l’instance chargée de décider de son application. Si l’on peut admettre qu’il revient aux tribunaux internationaux de délivrer la qualification juridique, et d’avoir d’une certaine manière le dernier mot, il n’est pas interdit aux chercheurs – en particulier aux historiens – d’apporter leur propre éclairage et il est utopique d’espérer que les responsables politiques se privent des opportunités qu’offre son utilisation.
Cette incertitude de la notion a en effet été encore accentuée par son succès politique. Comme le montre l’exemple de la Russie étudié ici par Jean Radvanyi, le génocide est devenu au fil du temps et des guerres de mémoires le nom de tout meurtre de masse dépassant l’entendement ou de la souffrance indicible qui en accompagne la perpétration, pour les victimes d’exactions terrifiantes comme pour les responsables politiques qui s’en font les porte-parole.
C’est dans l’attention à la complexité de ces définitions qu’a été organisé en février 2019 à l’Inalco, un colloque intitulé Les génocides oubliés ?
Le colloque a été mis sur pied à l’initiative d’un groupe de chercheur.ses, le Centre international de recherches et d’enseignement sur les meurtres de masse (CIREMM), qui s’est donné pour objet de travailler sur ce sujet dans une perspective interdisciplinaire en faisant mieux connaître en France la discipline anglo-saxonne des Genocide Studies.
L’idée était de réfléchir sur la notion de génocide en convoquant un certain nombre de cas problématiques que les amnésies de l’Histoire, les manipulations politiques, la complexité des faits ou l’absence d’œuvre artistique majeure susceptible d’en transmettre la mémoire n’ont pas conduit jusqu’à présent à une reconnaissance juridique internationale.
La décision de travailler sur des cas incertains, donc susceptibles d’entrer un jour dans cette catégorie, a conduit à exclure dès le départ un grand nombre de meurtres de masses qui, aussi monstrueux soient-ils, ne répondaient qu’à un petit nombre des critères posés par la définition de Lemkin et celle de la convention de 1948.
Il en va ainsi des nombreux massacres dont est émaillée l’histoire de l’humanité, en particulier celle des dictatures, qui témoignent moins de la volonté de détruire à jamais l’intégralité d’une communauté en niant son droit même à l’existence que du souci de se débarrasser, quitte à leur permettre de s’enfuir, des opposants menaçant le pouvoir en place.
De manière symétrique, la décision de privilégier les cas prêtant à questionnement a conduit à exclure les meurtres de masse déjà juridiquement qualifiés de génocides et répondant à l’évidence à un grand nombre des critères posés, quelle que soit la définition choisie. Il en va ainsi de l’extermination des Arméniens, de celle des Juifs d’Europe et de celle des Tutsi, pour lesquelles il n’existe plus aujourd’hui de controverse, sinon chez les négationnistes.
Il en allait de même à nos yeux des meurtres de masse du Kampuchea démocratique, pour lesquels la qualification de génocide nous a paru aller de soi, avant même que les Chambres extraordinaires de Phnom Penh ne finissent, en novembre 2018, par reconnaître que celle-ci était justifiée, en en limitant cependant le champ d’application aux Cham et aux Vietnamiens.
L’entorse principale que nous avons faite à cette règle d’exclure les génocides reconnus juridiquement concerne le massacre de Srebrenica, dont nous ne contestons pas le caractère génocidaire, mais qui nous a paru présenter, comme le montre Jean-Louis Fournel, des problèmes de délimitation suffisamment importants pour que nous le fassions figurer ici afin d’enrichir la discussion.
Ces quelques exemples ne visent à l’évidence à aucune forme d’exhaustivité, leur point commun principal étant que la question de la dénomination de génocide a été posée à leur sujet par des chercheurs sérieux et que l’analyse de ces cas concrets nous permettait à la fois d’entrer dans le détail des questions qu’ils posaient et de les comparer entre eux.
Plusieurs questions, comme on le verra, se retrouvent d’un article à l’autre, dont trois nous paraissent mériter une attention particulière. La première est celle d’extermination, présente dans les deux définitions concurrentes. Le génocide implique de cibler un groupe et de tout mettre en œuvre pour le détruire intégralement.
Cette notion de groupe n’est cependant pas sans poser problème. À s’en tenir en effet à la Convention de 1948, on court le risque de faire sienne la vision du monde des « perpétrateurs », en validant leurs découpages arbitraires de la réalité – il y est question de groupes « ethniques » ou « raciaux » – sans prendre en compte pour autant toutes les catégories de boucs émissaires qu’ils sont capables d’inventer – les Khmers rouges s’en prenaient aux porteurs de lunettes – sur des bases totalement délirantes.
La notion d’extermination présente aussi l’intérêt de ne pas faire du nombre de victimes un critère de la qualification de génocide, comme y incite le fait que les deux premiers reconnus comme tels – le massacre des Juifs et celui des Arméniens – ont conduit à des chiffres de victimes considérables. Ce qui peut apparaître légitimement comme le premier génocide du XXe siècle, le massacre des Herero et des Nama – étudié par Sophie Nagiscarde – porte ainsi sur quelques dizaines de milliers de personnes.
Cette idée de tuerie radicale conduit à la deuxième question que ce volume interroge, à savoir celle de généalogie. Détruire complètement n’implique pas seulement de mettre à mort tous les membres du groupe visé comme tel, mais d’interdire qu’ils se reproduisent. Il ne s’agit donc pas seulement d’une éradication dans l’espace, mais aussi dans le temps, comme celle pratiquée par les nazis à l’égard des Juifs, ou, à la même époque, des Tziganes, comme le rappelle Monique Heddebaut.
Cette distinction est essentielle pour éviter que la qualification de génocide ne soit attribuée à tout massacre. Il est fréquent qu’un dictateur mette à mort les opposants à son régime, moins qu’il s’en prenne à leurs familles, avec le souci d’interdire aux lignées de se prolonger. Rien d’étonnant à cela si l’on prend en compte que les massacres qu’il ordonne visent des comportements, et non pas, comme les meurtres à caractère génocidaire, des êtres coupables par essence – les Juifs ou les Tziganes pour les nazis, le « nouveau peuple » pour les Khmers rouges, les Tutsi pour les Hutu –, donc condamnés d’entrée de jeu.
Il importe ainsi non seulement de les détruire, mais de faire en sorte qu’ils disparaissent à jamais. Aussi peut-on remarquer que les génocidaires procèdent souvent à ce que Soko Phay a qualifié de « double effacement ». La suppression des traces des meurtres ne vise pas seulement à se prémunir contre les poursuites judiciaires, elle vise aussi, dans un mouvement symétrique à celui de l’atteinte à la généalogie, à radier encore plus le groupe visé, en faisant en sorte qu’il n’ait, d’une certaine manière, jamais existé.
La troisième question majeure qui traverse ces textes est celle de l’intentionnalité. Pour qu’il y ait génocide, il ne faut pas seulement qu’il y ait tentative de destruction radicale, il faut aussi qu’elle ait été l’objet d’une planification consciente, non le résultat aléatoire de décisions politiques aberrantes ou d’épidémies transmises involontairement.
Cette question de l’intentionnalité se pose de manière particulièrement aiguë pour des événements historiques qui ont conduit à des nombres de morts incommensurables, voire à l’élimination de peuples entiers. Il en va ainsi de la disparition des Indiens d’Amérique du Nord et du Sud – rappelée par Christophe Giudicelli – , de celle des Aborigènes d’Australie – étudiée par Martin Préaud – ou encore des grandes famines comme celles de l’Ukraine ou de la Chine – sur lesquelles reviennent Irina Dmytrychyn et Michel Bonnin.
Dans tous ces cas, l’intentionnalité meurtrière n’est nullement prouvée, au sens en tout cas de la décision claire d’extermination qui a prévalu dans le génocide des Arméniens, des Juifs ou des Tutsi. Ne peut-on cependant supposer, dès lors que la machine exterminatrice est en marche et que ses créateurs en sont parfaitement informés, qu’il existe bien une forme d’intentionnalité plus ou moins consciente dans le fait de s’abstenir alors de toute réaction ?
Sur ces questions, le dossier – ouvert par un entretien avec Julien Seroussi, qui a travaillé à la Cour pénale internationale (CPI), puis au pôle du Tribunal de grande instance de Paris consacré aux génocides – n’apporte évidemment pas de réponse définitive, notre but étant surtout de fournir, dans une perspective comparatiste, le plus grand nombre possible d’éléments de réflexion.
Peut-on cependant tirer quelques propositions de cet ensemble ? La plus simple consisterait à recommander d’abandonner une notion utilisée dans des contextes si variés qu’elle finit par perdre toute forme de pertinence. Mais une telle mise à l’écart risquerait de dissuader, comme ce fut tragiquement le cas pour les Tutsi, des interventions militaires que l’existence même de la notion de génocide impose. Et ce alors même que se poursuivent aujourd’hui les meurtres de masse, comme le rappelle Arnaud Vaulerin à propos des Rohingyas.
Le dommage serait d’autant plus grand qu’un génocide n’est pas un événement qui surgit de manière inattendue. Sa nécessaire préparation – aussi bien sur le plan matériel que dans les esprits et dans le langage – le rend prévisible et donc évitable, d’où l’importance d’en préserver la notion contre tous les détournements.
Comme souvent, le recours à la logique binaire fait obstacle à une appréhension fine du réel. L’idée que la question de la nature génocidaire d’un meurtre de masse n’implique pas une réponse tranchée pourrait être une manière de résoudre le problème en ne se privant pas de ce qu’apporte l’intuition de Lemkin sans pour autant galvauder la notion.
Les qualifications de « pratique génocidaire », proposée par Christophe Giudicelli à propos de certains meurtres de masse d’Amérindiens, ou de « séquence génocidaire », avancée par Julien Seroussi pour qualifier le massacre de Srebrenica, pourraient fournir des exemples de ces notions intermédiaires qu’il conviendrait d’élaborer pour tenter de sortir d’une logique contraignant à répondre de manière affirmative ou négative.
Si l’idée d’éradication doit rester première dans la définition du génocide – avec la triple condition d’extermination, d’atteinte à la généalogie et d’intentionnalité –, il n’y a pas de raison de penser que cette idée prévaut nécessairement dans la totalité d’une entreprise meurtrière, ni à tout moment avec la même intensité criminelle.
Cette idée de pratique ou de séquence permettrait aussi, dans les cas où une intention génocidaire consciente n’est pas avérée, de marquer qu’un mécanisme exterminatoire est bien en cours, sans qu’il soit nécessaire d’évaluer avec précision, en explorant les arcanes de son psychisme, le degré de conscience criminelle de celui qui l’a déclenché.
Cet appel à la complexité conduit naturellement à mettre en avant la place déterminante de la littérature et de l’art dans la mémoire et dans la réflexion sur les génocides. On en saurait beaucoup moins aujourd’hui sur les crimes des Khmers rouges sans l’œuvre de Rithy Panh, et l’extermination des Herero et des Nama serait peut-être moins absente de la mémoire collective si elle avait été prise en charge- par un grand artiste.
Mais la littérature et l’art ne font pas seulement œuvre de mémoire. Comme le montrent ici les textes de Sara Alonso sur le Guatemala et de Soko Phay sur l’Indonésie, ils ouvrent – de par leur capacité propre à exprimer la souffrance et la folie – à une forme spécifique de connaissance permettant de mieux percevoir, en complément du savoir des juristes et des historiens, la nature et le fonctionnement de ce qui n’a pas de nom. ❚