Abandonologie

Pieralli, ClaudiaUniversité de Florence
Paru le : 23.05.2016

L’« abandonologie » peut être définie comme un champ de recherche pluridisciplinaire qui porte sur des lieux abandonnés et déchus dont l’histoire est reconstruite à travers diverses formes de narration. Si l’étude des lieux abandonnés concerne, depuis longtemps, les domaines de l’ingénierie, de l’architecture, de l’archéologie, de l’histoire et de l’économie du territoire, l’abandonologie s’impose comme « science poétique » et transpose cette recherche du plan documentaire au plan esthétique et représentationnel. Le terme s’est répandu parallèlement à la parution du roman italien Cade la terra de C. Pellegrino (Giunti 2015). Comme en témoigne l’écrivain elle-même, il n’est pas né dans le milieu académique, mais a été créé par un enfant qui, un jour, dans une librairie, lui avait demandé de quoi elle s’occupait (« J’étais en librairie, en train de feuilleter un livre sur les ruines. – Qu’est-ce que tu lis ? – me demanda-t-il. Je lui répondis, il resta un moment en silence. Après cela, assez satisfait : – Et alors, tu es une ”abandonologue” ? -»)

Le terme abandonologie a connu, dès lors, une remarquable diffusion médiatique et, bien que symboliquement lié au roman mentionné, a permis de regrouper une série de pratiques narratives existant déjà en un corpus homogène, couvrant ainsi un vide terminologique et conceptuel. Son apparition, bien qu’articulée à un effet médiatique, visant ainsi à promouvoir le projet littéraire en question, présente par ailleurs l’avantage de rendre plus visibles certains textes de la littérature européenne, en partant du principe que « tant que les choses n’ont pas de nom c’est comme si elles n’existaient pas », ce qui implique de devoir en définir les contours d’identification. On peut donc les aborder comme un corpus homogène de la culture contemporaine, dont on cherchera à analyser les relations avec l’esthétique du post-modernisme autant qu’avec l’acte du témoignage.

Dans quelle tradition narrative l’abandonologie s’inscrit-elle ?

 Plusieurs disciplines se sont penchées sur les narrations et les vécus qui entrent dans la sphère de l’abandonologie et ont préparé sa codification en tant que « science poétique »  et donc littérature tout court : l’histoire principalement, l’archéologie, l’ethnographie et l’anthropologie des lieux qui se décline en narration para-autobiographique, comme dans l’ouvrage Il senso dei luoghi de G. Teti (2004), discours historico-anthropologique sur la culture de la mémoire (v. le concept de « mémoire brisée » élaboré par A. Tarpino, qui se construit à partir de ruines, de traces), ou encore la recherche historico-sociale de M. Isnenghi sur l’Italie de l’après-guerre (I luoghi della memoria, 2004), qui s’appuie sur des narrations minoritaires, recueillies tout au long d’itinéraires désuets et périphériques où le vécu collectif d’un peuple s’est déposé et a alimenté la mémoire collective. Enfin, on peut citer des exemples épars de prose littéraire ou de poésie autobiographique de la deuxième moitié du XXe siècle.

Si l’abandon en littérature a été étudié dans le travail pionnier du comparatiste Francisco Orlando, Les Objets désuets (1993) – une vaste analyse de la littérature comme représentation de l’abandon –, des critères critiques et épistémologiques permettant d’identifier le nouveau concept d’« abandonologie » en tant que narration lyrique de la mémoire peuvent également être définis à partir du roman « Cade la terra » et autres écritures de la limite, magistralement représentées par la recherche historico-autobiografique de G. Teti, Il senso dei luoghi (2004) ou encore, deux textes significatifs de la littérature contemporaine de langue russe: le roman russe La limite de l’oubli par Sergueï Lebedev (2011) et La supplication de Svetlana Alekseïevitch (2014).

En Italie, le promoteur du terme « abandonologie » C. Pellegrino place l’action de son roman à Alento, un vieux pays imaginaire situé dans l’Italie du Sud, inspiré à l’auteur par un village réel de l’arrière-pays du Cilento et abandonné dans les années soixante par ses habitants à cause des glissements de terrain permanents qui lui avaient valu l’appellation de « pays en marche ». La narration, menée en focalisation interne multiple est concentrée sur le personnage d’Estella, qui continue d’habiter seule le vieux pays, gardienne d’une maison en ruine. Confrontée à la solitude et à la mort des autres, au contact de la poussière, des trous et des lézardes, elle écoute les murs et ressuscite par la parole gestes et visages, histoires perdues et destins privés ; l’analogie synesthésique entre les lézardes des murs et les ruines de l’âme d’Estella est vue par elle comme « une possibilité. Des trouées pour l’air et la lumière », à travers quoi appeler les choses perdues et changer le destin des hommes condamnés à l’insignifiance. Elle ne devient pas victime de l’abandon, mais plutôt une médiatrice entre l’oubli et la vie, œuvrant à la réappropriation de la mémoire par la parole et le récit. Cette récupération de l’univers perdu est opérée aussi dans le roman au niveau linguistique, à travers l’usage de mots désuets.

De l’autre côté de l’Europe, en 2011, Sergueï Lebedev situe l’univers fictionnel de La limite de l’oubli dans les terres abandonnées du Nord de la Russie qui gardent des traces muettes des goulags, d’un passé historique abandonné à l’oubli et inconnu des descendants. L’écriture donne ici la parole à cette zone de silence qui opacifie la conscience collective, pour interroger la relation entre la mémoire des répressions politiques et l’oubli, pour revenir et redonner vie à une histoire qui a frappé dramatiquement un grand nombre de citoyens et qui a été effacée par le détour de la géographie, par la nature ayant recouvert et détruit ces traces, effacement favorisé par la distance physique du monde « habité ». Pour ces raisons, comme le dit l’écrivain lui-même, « ce livre représente dans ce sens un musée ».

Toujours dans l’espace de l’Europe centre-orientale, en Ukraine, La supplication de S. Alekseïevitch – on ne se penchera pas ici sur la question de son esthétique du témoignage – se présente comme un recueil de récits recueillis auprès de survivants de la catastrophe de Tchernobyl qui vivent – ou ont vécu – dans des coins abandonnés de Pripiat. C’est objectivement un espace de mort, mais qui devient pour certaines personnes une possibilité de reconsidérer par le biais d’un regard critique l’expérience soviétique ; Tchernobyl est, partant, un fait qui a l’effet bénéfique de démasquer pour certains la rhétorique du régime, en devenant ainsi un espace de vérité. Pour les citoyens transfuges des guerres d’Asie centrale ou du Caucase par exemple, cette région devient un refuge, un lieu non pas de mort, mais plutôt de vie et de recommencement. Cela nous fait penser qu’un site abandonné change de propriétés selon les points de vue et que son évaluation par ceux qui l’habitent dépend de la mémoire qu’on garde des raisons qui ont provoqué l’abandon / l’évacuation. Autrement dit, la mémoire des raisons de l’abandon conditionne la perception de ce même espace dans le présent.

 Une poétique de la perte : traits esthétiques et identitaires

L’abandonologie peut être définie comme une « poétique de la perte » et de la « soustraction à l’oubli » à travers le mot poétique, vue en relation avec l’idée de littérature en tant que lieu imaginaire et élu du « retour du réprimé », selon l’expression de F. Orlando (1993). Ce « retour » peut se faire de différentes manières et surtout, peuvent se nouer autour de ce retour des problématiques importantes, notamment la perception plus profonde de notre histoire, le problème de la transmission de la mémoire à tous les niveaux : c’est le cas en effet dans les deux textes russes mentionnés supra. Pellegrino va, au contraire, dans une direction totalement fictionnelle et affirme, hermétiquement, que « s’occuper des lieux abandonnés veut dire s’habituer à entrevoir une possibilité dans les choses que l’on a laissé tomber, dans l’inutile ».

Pour revenir à la description structurelle de cette poétique, l’abandon est dans ces textes un élément fondateur de la dramaturgie du récit et se trouve donné a priori par rapport à la narration même. L’abandonologie se place donc au croisement de plusieurs genres et traditions littéraires et représente une évolution de la littérature de voyage. À l’origine de la narration, qu’elle soit documentaire ou fictionnelle, il y a toujours un ou plusieurs voyages de l’auteur dans des terres à l’abandon. Le récit littéraire présuppose une approche physique et empirique de l’objet de la narration, généralement annoncée dans le livre. Pour cette raison, chaque abandonologue est aussi, à différents degrés de transfiguration, un documentariste, qui veut accréditer son écriture aussi comme document (cf. la mention des sources utilisées à la fin du livre de Pellegrino, ou bien les photographies qui accompagnent la recherche de G. Teti). En même temps, le récit emprunte des procédés au fantastique – en tant que catégorie littéraire qui enfreint les canons de la représentation réaliste – (quand Estella évoque les morts et transforme leurs destins, quand le narrateur de La Limite de l’oubli découvre l’île pleine de cadavres, laissés là depuis des décennies) – et en tant que narration hybride qui érige légende et mythe au plan de l’histoire.

Lieux abandonnés, lieux de mémoire, ruines

L’abandonologue décrit des lieux qui ont été délaissés pour plusieurs raisons (cataclysmes naturels ou technologiques, fin d’une période historique et politique précise, contraintes économiques) et, dans tous les cas, un espace qui est, selon l’expression de Maurice Halbwachs, porteur d’une autonomie capable de se souvenir. Les auteurs les définissent eux-mêmes comme des « lieux imprégnés de l’esprit du vécu » (C. Pellegrino), qui « demandent d’être représentés et arrivent aux sens avec déjà une idée de leur représentation » (S. Lebedev). Ces trois textes nous montrent aussi comment le narrateur-abandonologue est plongé dans un espace sépulcral, où il se trouve plus près des morts que des vivants.

A la différence des « lieux de mémoire » (Nora 1984), « fortement accrochés à la mémoire collective » (Sorcinelli, Viaggio nella storia sociale, Milano 2009 : 143) et donc institutionnelle, les lieux évoqués par l’abandonologie n’ont généralement pas gagné une place dans l’Histoire, ils ne sont pas canonisés dans la mémoire collective, mais relégués dans l’oubli. Les espaces autour de Tchernobyl, devenus tristement célèbres depuis 1986, sont une exception. En même temps, ces textes se présentent comme une variation originale autour du concept historiographique de « lieux de mémoire » en tant que lieux qui possèdent un excédent de signification ; cela rend possible « une métamorphose des attributions sémantiques pour établir des connexions avec des expériences émotionnelles, mythiques ou imaginaires capables de transférer dans le temps un contact, des vécus et des faits significatifs du passé » (Ibid). L’excédent de signification est perçu dans ce cas par un écrivain ou un documentariste, qui le transfère dans son œuvre, et non par une communauté organisée.

A la différence des ruines de l’Antiquité, qui peuplent le panorama culturel européen depuis le XVIIe siècle et nous inspirent un sentiment de mélancolie en nous faisant penser à la chute des civilisations anciennes, les territoires qui font l’objet de l’abandonologie ne renvoient pas à un passé glorieux, mais au contraire à la pauvreté (Pellegrino), aux effets des répressions politiques (Lebedev), toujours à une volonté d’effacement. L’abandonologie diffère donc de la passion décadente pour les ruines historiques, qui deviennent, dans les narrations du début du XIXe siècle (v. la poétique affective du paysage chez Chateaubriand), « reflet de la nostalgie de l’âme et motif d’identification personnelle », comme l’a remarqué E. Mazzoleni. La vraie nouveauté poétique de l’abandonologie est par conséquent d’avoir déplacé l’axe de la narration, par le moyen de la fiction, du Soi vers le récit de et sur l’Autre, visant à revitaliser des vécus livrés à l’indifférence. Si l’esthétique et la littérature des ruines étaient une voie pour exprimer l’absence, l’abandonologie trouve un moyen d’exprimer la présence de l’Autre dans son absence, une présence qui prolonge et transcende l’absence de Soi enregistrée dans le présent. L’espace redevient alors un « lieu » à travers l’opération « sentimentale de la narration », pour reprendre l’expression de A. Tarpino. Si ces lieux ont été soustraits à la mémoire, le récit, ici, produit une « fonction fondatrice du lieu » et se constitue, si l’on veut, en une sorte de « micro-histoire culturelle » telle que l’a définie Carlo Ginzburg.

 Le temps dans la narration

 Les pays abandonnés ne connaissent plus de temps linéaire, celui-ci est circulaire. Les histoires des vaincus émergent dans le désordre, les fissures s’ouvrent sur le passé à mesure que les passants arpentent les ruines d’un pas incertain. Les épisodes de Cade la terra ne sont pas structurés chronologiquement, mais se suivent selon une nouvelle forme d’analepse qui « donne l’impression d’un retour dans le temps » ; dans La Limite de l’oubli le passé revient à travers des fragments de récits rétrospectifs, mais surtout symboliquement sous forme de transmission de la responsabilité pour les crimes perpétrés autrefois par un tiers. C’est une relation ouverte dans les deux cas avec une ligne temporelle qui rappelle ce que Deleuze décrit (en s’appuyant sur l’image du cône de Bergson) comme une coexistence entre présent actuel et passé virtuel. L’écrivain-abandonologue ne se prononce pas sur la vérité du récit (il ne s’agit donc pas d’historiographie), pour elle/lui l’important est de poser la question de la réappropriation de l’oublié : la vision prend le pas sur la documentation, plus ou moins comme pour l’« image-temps » chez Deleuze qui postule une nouvelle logique de la relation entre le vrai et le faux, plusieurs versions alternatives du passé ainsi que différents « points de présente ». L’abandonologue, pour cette raison, accomplit un geste polysémique : il est à sa manière un anthropologue, un historien et un témoin, mais aussi un visionnaire, un passeur de la parole des morts, un thaumaturge. Une voix qui surgit et court à la limite de plusieurs dimensions, passé, oubli et présent. Il a besoin d’un langage à forte densité poétique pour capter la portée énergétique de ces lieux et dire ce qu’ils retiennent dans leur mutisme.

Enfin, ce champ peut être identifié par des éléments esthétiques et thématiques tels que la centralité symbolique du paysage, inscrit dans une scénographie de l’abandon, avec ses images récurrentes, qui se présente comme une sorte d’ekphrasis de la géographie humaine réelle. La centralité symbolique de la maison est également un critère structurel important bien que variable. Il existe en effet une « abandonologie » qui ne s’appuie pas sur le concept de maison en tant qu’espace de la mémoire, « topographie de l’espace intime », mais sur des espaces ouverts, des chantiers abandonnés, des mines, des baraques. Aux niveaux thématique et philosophique, il s’agit de narrations qui accueillent une réflexion centrale sur le concept de culpabilité, déclinée différemment selon les contextes historique et culturel.

 Abandonologie et mémoire

 Le roman contemporain a inspiré également la « paysologie », terme proposé par l’écrivain F. Arminio en 2008 pour désigner une discipline qui étudie la maladie des pays mourants, sans avenir et peut être considérée comme un des prodromes de l’abandonologie. Il s’agit d’une poétique du retour plutôt que de la perte, centrée sur la revitalisation concrète de ces lieux désolés et réels, observés par l’écrivain-témoin dans une chronique lyrique et philosophique où il est protagoniste de son récit. Au contraire, dans l’abandonologie, l’écrivain n’est pas un témoin direct dans la narration et c’est à partir du « sentiment des lieux » qu’émerge la fiction poétique qui les ressuscite. Pour cette raison, on peut la voir comme une forme particulière de transmission du « patrimoine culturel immatériel ou intangible », comme la définit P. Sorcinelli, alors que le matériel qui l’inspire (le lieu abandonné, les ruines) en représente l’héritage matériel.

Cette « science poétique » de la narration engage donc des relations diverses avec plusieurs catégories de la mémoire et plus amplement avec la culture, entendue au sens de Lotman comme « mémoire non héréditaire de la collectivité ». Elle vise la construction d’une mémoire collective plus « inclusive » et relève, notamment quand on se réfère à des événements traumatiques qui ont engagé une collectivité (comme chez Lebedev), des mécanismes de transmission de mémoire que Marianne Hirsch a définis comme la « post-mémoire par affiliation ». Ces lieux oubliés sont de nouveaux témoins, des « hyperlieux », et l’abandonologie a le mérite de trouver le langage par lequel ils nous parlent aujourd’hui. Si la mémoire est devenue, avec les totalitarismes du XX siècle, un objet de recherche pour les historiens, alors cette modalité narrative de la mémoire correspond à un paradigme « indiciaire » tel que le définit Carlo Ginzburg, dans la mesure où les abandonologues construisent la narration d’une mémoire collective sur les « traces des événements pas directement ”expérimentables” par l’observateur ».

L’attention médiatique suscitée par l’abandonologie ces derniers temps, suite à la publication du roman de C. Pellegrino, invite à interroger à nouveau les relations entre littérature et recherche historique, à savoir : comment peut-on élargir, grâce à la fiction littéraire, l’espace d’enquête de la mémoire communautaire et donc de l’histoire contemporaine ? Quels signes examiner, quels traumas et quelles expériences ont contribué à former l’héritage culturel d’une communauté, ainsi que la conscience et les exigences de ceux qui sont venus après ?

Si ce nouveau type de récit a trouvé sa définition à travers le roman italien, il est incarné beaucoup plus largement dans des expériences littéraires contemporaines en Europe orientale et plus particulièrement dans l’espace post-soviétique. On pourrait considérer qu’en fait partie La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse de Svetlana Alekseevitch ainsi que toute narration inspirée par des lieux abandonnés suite à des catastrophes, traumas historiques et leur refoulements. L’écriture de l’abandon se configure ici, grâce aux divers procédés littéraires, comme moyen d’enquête historico-culturelle et témoin d’un espace négligé et oublié. La perspective que l’on souhaite pour ce nouveau champ d’études sur les poétiques du post-moderne en Europe centrale et orientale n’est donc ni phénoménologique ni descriptive, comme ce terme pseudo-positiviste semble suggérer, encore moins celle qui célèbrerait un esthétisme décadent, mais plutôt normative, critique et étiologique, à savoir : une poétique qui explore, bien que par le biais d’un langage littéraire, les raisons et les conséquences de l’abandon.

Nord et Sud

 Enfin, le thème d’abandonologie met bien en évidence l’axe « géo-culturel » nord-sud, parce que la conceptualisation de la perte sous ce terme appartient au Sud (de l’Europe, en l’occurrence). Si donc l’abandonologie comme poétique de la perte ou comme enquête critique sur la poétique de la perte (v. Orlando, 1993) naît en Italie, territoire élu d’une culture très stratifiée historiquement et en train de devenir une culture de consommation homogénéisée dans une Epoque « moderne », ses développements littéraires les plus intéressants sont à découvrir dans les textes russes contemporains évoqués supra, là où l’on propose une réflexion critique sur le problème de la transmission (et de la perte) de la mémoire des vécus collectifs et dramatiques liés à l’abandon, plutôt qu’une description esthétisante, centrée sur le « je » lyrique et indirectement autobiographique de l’écrivain. Les romans contemporains en langue russe qu’on a mentionnés, tels que ceux de Lebedev et d’Alekseïevitch, sont de fait très différents du roman italien sur le plan de l’esthétisation de l’abandon. La limite de l’oubli de S. Lebedev est un texte très engagé, en dépit de son langage poétique, étant donné qu’il porte sur la dimension civique de la mémoire refoulée du totalitarisme et des répressions dans l’espace post-soviétique. La supplication de S. Alekseïevitch, ne présente quasiment pas d’esthétisation, la langue est sèche et délibérément antipoétique, l’auteur ayant manifestement choisi d’éviter un quelconque lyrisme : en totale absence d’esthétisation de l’abandon, on perçoit l’engagement anti-ideologique de l’auteur et sa volonté de donner des explications, même si cela est fait par la voix d’autres personnes/personnages, alors que le « je » du narrateur n’est pas énoncé.

 Que l’on privilégie une dimension plus symbolique et métaphorisée, comme celle de Lebedev, ou au contraire référentielle, comme celle d’Alekseïevitch, dans les deux cas la réflexion sur l’abandon dans la littérature contemporaine de langue russe vise à créer une profondeur analytique qui cherche à interroger le pourquoi des choses, à savoir Tchernobyl et ses conséquences sur les acteurs réels au présent, mais aussi à sensibiliser le lecteur et à reprendre un contact avec une mémoire effacée, par la fiction et le pouvoir empathique du langage poétique.