Anamnèse

Cécile RousseletUniversité Paris 3 Sorbonne-Nouvelle/ Sorbonne Université
Paru le : 24.12.2015

Issu du grec ána (remontée) et mnémè (souvenir), le mot « anamnèse » signifie rappel du souvenir. Il est intéressant de voir que c’est le mot choisi par les traducteurs de la Septante pour rendre la racine hébraïque « ZKhR », celle du souvenir. L’anamnèse est une notion complexe, au carrefour de plusieurs champs de pensée. Dans la liturgie chrétienne, l’anamnèse rappelle les dernières paroles du Christ lors de la Cène: « Faites ceci en mémoire de moi. » Une première dimension de l’anamnèse se dégage ici : l’anamnèse crée une communauté, elle est un processus individuel mais permet de fonder un collectif autour d’une mémoire commune. En philosophie, elle tient une place importante dans la pensée, notamment chez Platon, elle est la résurgence de l’Idée contemplée par le passé, oubliée, mais revenue sous forme d’image, comme les métaphores dans l’œuvre de Pindare, un mythe permettant une représentation analogique du souvenir oublié. La pensée platonicienne nourrit la réflexion contemporaine sur la notion d’anamnèse au XXe siècle. En effet, dans son introduction aux Lieux de mémoire, Pierre Nora affirme qu’un monument n’a de valeur historique que s’il est investi d’une aura symbolique, portée par l’imagination, se posant dès lors comme « objet en abîme ». Ceci permet de dégager deux grands principes de la construction mémorielle : dire le passé nécessite une forme de cristallisation qui suppose que le contenu soit réactualisé par la métaphore ; et puisque les événements passés et révolus ne peuvent être tenus pour référents de cette métaphore, il faut choisir de nouveaux signes pour transmettre la mémoire du passé. Aristote, quant à lui, insiste sur la dimension volontaire de l’anamnèse, comme ressouvenance active et dans le temps d’un événement passé. C’est cette définition aristotélicienne qui fonde la réappropriation, par les médecins, de cette notion pour désigner l’enquête diagnostique établissant l’étiologie de la pathologie d’un sujet, en reconstituant ses antécédents personnels et héréditaires, notamment par l’interrogatoire du malade appelé à co-construire ce discours. L’anamnèse comme mythe analogique des événements passés et comme acte volontaire : tels sont les deux courants de pensée qui fondent la théorie de l’anamnèse en psychologie et psychiatrie, ainsi qu’en psychanalyse. Carl Gustav Jung élève l’anamnèse à la pensée du collectif, en montrant que cette dynamique mettait à jour les archétypes qui fondaient l’inconscient collectif dans une culture donnée. La dynamique subjective est mise à l’honneur dans ces disciplines et il s’agit toujours d’un travail de soi sur soi, permis dans un cadre et médiatisé par le soignant. Les récits de cas de Sigmund Freud mettent en scène, parfois même de manière théâtrale, cet avènement du souvenir, par exemple pour ses patientes hystériques, dans la première période de sa carrière : le souvenir ré-émerge, se cristallisant sur des signes, s’appuyant sur des symptômes, autant d’images platoniciennes désignant le trauma inconscient auquel il est impossible de faire face directement. L’anamnèse est donc fondamentalement une dynamique en biais, métaphorique, offrant une image plus ou moins fidèle de son référent passé. Enfin, l’anamnèse est un travail lent qui implique néanmoins une idée de rupture brutale : celle de l’avènement d’un sens auparavant oublié. L’ambiguïté qui se dessine au cœur de cette notion, entre continuité et délimitation de temps différents du ressouvenir personnel et collectif, la rend particulièrement pertinente à penser le travail de la mémoire, notamment au XXe siècle.

Au cœur du chaos et de l’incertitude du sens après les événements historiques du XXe siècle, parce qu’elle est avant tout re-connaissance, elle se dresse « à contre-courant du fleuve Léthé », selon l’heureuse formule de Paul Ricoeur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (p. 33-34). C’est véritablement parce que la mémoire est essentiellement traumatique, et dès lors instable, que l’anamnèse prend tout son sens, comme résurgence du passé à la conscience. En effet, l’anamnèse se distingue du retour du refoulé qui échappe au sujet pensant ; elle est effort. L’œuvre d’art peut faire trace de cette anamnèse, soit comme esquisse de la difficulté de ré-émergence du souvenir, comme on peut le lire dans des romans d’Imre Kertesz par exemple dans A nyomkereső [Le chercheur de traces] (1977), soit en se donnant comme récit de sa propre genèse. En effet, de nombreux textes se construisent comme description de la formation d’eux-mêmes, et ce choix esthétique porte une force symbolique toute particulière lorsque c’est de la mémoire des traumas du XXe siècle qu’il est question. Il est notable que Maurice Blanchot, théoricien du vide dans le langage et de la difficulté à faire advenir le sens dans l’écriture, se fasse le chantre de cette dynamique scripturale, tant dans ses propres récits que dans sa lecture de René Char, de Georges Bataille ou d’Henri Michaux.

L’anamnèse comme dynamique du texte nous invite à nous interroger sur son lien complexe et profond à la temporalité : elle implique la répétition, la reconnaissance de ce qui a déjà été vu, ou du moins ce que l’on considère avoir déjà vu et su, et la dimension cyclique qu’elle développe dans les paradigmes de la mémoire introduit une idée de ressassement mais aussi de clôture. Son lien ici à l’avènement du sens prophétisé à la fin du texte de l’Apocalypse selon Saint-Jean est sans doute heuristique. La place croissante de l’anamnèse dans la pensée du XXe siècle, grâce à l’institutionnalisation des champs d’études psychologique et psychanalytique, phénomène indissociable de la complexification des rapports à un réel problématique, semble marquée par son lien évident aux événements historiques traumatiques qu’elle entreprend de « re-com-prendre ». Après les catastrophes du XXe siècle, possiblement vus comme une Apocalypse moderne — en témoignent des œuvres comme la tapisserie Le chant du monde de Jean Lurçat, réponse contemporaine à la Tenture de l’Apocalypse médiévale —, l’anamnèse est considérée comme une possible résurgence du sens dans l’Histoire. L’anamnèse est certes un surgissement mémoriel, mais profondément inscrit dans le temps, selon un paradoxe : retour de l’ancien, il est aussi, dans la dimension cyclique qu’elle participe à former, avènement d’un temps nouveau, celui du sens retrouvé. Cette ambivalence dans le temps participe de sa complexité, et offre à l’art un terreau de création. La musique contemporaine indique de manière particulièrement aiguë le lien paradoxal que l’anamnèse entretient au temps. Les compositions musicales d’Arvo Pärt illustrent de manière probante ces éléments. Remarqué, mais censuré par le gouvernement soviétique, le compositeur estonien puise ses inspirations dans le chant grégorien, la musique religieuse à laquelle il emprunte ses enchaînements d’accords caractéristiques, et à la musique sérielle, fondée sur le principe de la répétition, tout en dilatant le temps de manière expressive et symbolique. Dans la mise en forme d’une mémoire se heurtant aux impossibilités d’un discours authentique sur le passé en URSS, c’est par un retour à la religiosité d’un recueillement propre à l’épiphanie d’un sens, et par un jeu problématique avec le temps, à la fois comme série et comme ondulation continue, que l’œuvre du compositeur tente d’émerger en anamnèse d’un passé enfoui.

Le lien qui se dessine entre la notion d’anamnèse et les réseaux symboliques religieux sont d’autant plus puissants que cette notion est, notamment au XXe siècle, intimement associée à la réflexion sur le messianisme juif. L’anamnèse peut se lire comme l’avènement de ce messianisme, succédant à l’affrontement entre les pouvoirs universels métaphorisés par la lutte entre Gog et Magog. Si nombre d’artistes et de théoriciens ont pu lire les conflits contemporains comme les prémisses d’un tel affrontement, l’avènement d’un sens, après le chaos historique et les méandres d’une mémoire erratique, a pu être lu comme une certaine utopie. C’est en ce sens, sans doute, qu’il faut lire la double symbolique des métaphores renvoyant à la notion d’anamnèse, notamment dans l’art. Comme toute utopie et comme espoir messianique, elle est tendue vers l’avenir (avènement d’un sens) et repliée sur le passé (retour à une matrice originelle). Quand le monde est détruit et quand les bouches sont muettes devant l’indicible du trauma, c’est ce double mouvement vers l’avenir rêvé et l’enfance fantasmée qui subsiste et organise la quête d’un sens. Aharon Appelfeld, hanté par la question du langage et de l’impossibilité de dire l’indicible autrement que dans un murmure à bouche fermée, confronte le surgissement de ses propres souvenirs à des scènes se situant dans une enfance plus ou moins fantasmée, tout du moins jamais décrite précisément sur le plan spatio-temporel, ce qui est là l’une des caractéristiques de son écriture. L’enfance, en effet, est une métaphore centrale dans la mise en scène de l’anamnèse qui préside à la genèse des textes. L’adage certain que l’authenticité ne peut se lire que dans les yeux de l’enfance se double d’un lien plus profond à la symbolique aquatique : le passé se reconnaît lorsqu’il émerge des eaux, du fleuve Léthé, mais aussi comme aboutissement d’un processus maïeutique qui offre à celui qui se souvient une nouvelle naissance. Le lien à la symbolique religieuse est là encore évident, l’avènement du sens, comme un baptême, délimite le début d’une nouvelle ère, celle d’une lumière non entachée des ombres d’un chaos indéchiffrable.

La pensée aristotélicienne prend ici tout son sens, et s’inscrit au cœur d’un paradoxe inhérent à la notion d’anamnèse. Tributaire des sensations empiriques qui permettent la résurgence des souvenirs, elle dépasse cette remémoration puisqu’elle est avant tout acte de mise en sens des signes qui remontent à la surface. Paul Ricoeur oppose l’anamnèsis à la mnémé, surgissement spontané d’un fait passé. Le discours de l’anamnestique ne peut dès lors qu’être polyphonique, parce qu’il inclut une pluralité de regards sur le passé, propres au sujet ou empruntés à d’autres voix, et c’est fondamentalement dans les interstices de ces voix que se construit la mémoire propre du sujet. L’anamnèse est donc véritablement un acte, qui s’inscrit dans une dynamique pragmatique. En structurant le surgissement intuitif des souvenirs, « entre sémantique et pragmatique » comme le montre Paul Ricoeur dans l’introduction à La mémoire, l’histoire, l’oubli, elle prend son sens dans son caractère performatif : c’est parce que le discours anamnestique se dit comme tel qu’il est, en tant que construction langagière.

Kermode, dans The sense of ending, insiste sur l’importance de la fin d’un récit comme donnant sens à ce qui fut passé, en lien avec son interprétation du texte de l’Apocalypse selon Saint Jean. C’est à sa suite notamment que Paul Ricoeur, dans Temps et récit, développe sa théorie de l’intrigue : elle est réorganisation des traces, recomposition des signes afin de former un tout cohérent, dressant un parallèle heuristique au récit psychanalytique, reformation consciente d’un passé qui échappe au sujet. L’anamnèse, ici, semble dessiner la création d’une nouvelle histoire, qui donne sens aux éléments épars d’une mémoire erratique. L’anamnèse ne s’oppose donc pas, dans une dichotomie violente, à l’amnésie dans la mise en forme de la mémoire : l’anamnèse ne peut que se nourrir de l’oubli d’un nombre conséquent d’événements passés, dans la construction d’une cohérence mémorielle. En cela, l’anamnèse peut se lire, d’une certaine manière, comme une fiction. Sigmund Freud, se heurtant à l’échec de sa théorie de la séduction dans l’hystérie, en 1897, se résout à cette même constatation, que Paul Ricoeur théorisera en 1990 dans Soi-même comme un autre : le récit de soi est une intrigue partiellement recomposée, et nourrie des fantasmes et de la subjectivité de son auteur. Penser sa propre histoire, c’est la penser autrement qu’elle a été dans l’Histoire, rappelle Michel Foucault ; et c’est le lien que tisse le sujet pensant entre les éléments de son existence, entre réel et fiction, qui atteste de sa réelle subjectivité et de son inscription dans le monde. Ce mécanisme subjectif est aussi celui qui préside à la mise en forme d’une mémoire collective, telle qu’elle est théorisée par Maurice Halbwachs. Dès lors, l’anamnèse se dessine comme une notion fondamentalement paradoxale : elle est ce qui permet l’avènement d’un vrai au sein d’un chaos de non-sens, mais ce vrai ne peut participer que d’un flottement du référent, attestant d’une vérité profondément hétérodoxe et reconstruite subjectivement. A cet égard, les exemples, littéraires notamment, de mémoire artificielle, sont particulièrement probants : dans Maintenant ou jamais de Primo Levi, un groupe de partisans juif tente de se reconstruire une identité dans l’Histoire, par la lecture de romans yiddish qui sont pourtant étrangers à leur passé. Cette mémoire ne pourrait être présentée comme fausse, sans être totalement vraie, et c’est dans ce flottement, propre à André Schwartz-Bart dans Le dernier des justes, mais aussi à de nombreux auteurs yiddish après 1945, que la question de l’anamnèse se dessine. Le pouvoir de la quête mémorielle ne peut être qu’ambivalente et reflète, dans la seconde moitié du XXe siècle, l’incertitude profonde du sens.

En ce sens, l’anamnèse semble se situer hors la mémoire, elle participe à la construire mais dans le même temps lui échappe. Les souvenirs qui ressurgissent à la conscience des personnages de Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour sont hors de toute possibilité de vérification référentielle. Ils sont quête et construction de sens, images poétiques et fugitives d’un réel opaque. L’anamnèse, dès lors, tend à devenir non plus sujet de l’œuvre mais réflexion sur la possibilité de son propre avènement, comme dans L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, sur un scénario de Robbe-Grillet. L’anamnèse ne dit pas le vrai, elle s’interroge sur l’existence même d’une vérité.