Blocus

Sarah GruszkaSorbonne Université / Eur’Orbem
Paru le : 18.07.2015

Ce mot désigne ici le siège de Leningrad par les armées hitlériennes entre septembre 1941 et janvier 1944. Deux mois et demi après l’invasion de l’URSS conçue comme une « guerre-éclair » devant durer quatre mois, les Allemands arrivent déjà aux portes de l’ex-Saint-Pétersbourg ; assistés par les armées finlandaises, ils décident, plutôt que de tenter de le conquérir, de refuser toute capitulation, d’éliminer sa population en l’affamant et de « raser la ville de la surface de la Terre », selon la terminologie nazie. Coupés de toute source de ravitaillement en denrées alimentaires et en carburants, les Léningradois subissent alors le plus long siège enduré par une ville moderne, pendant presque 900 jours. Il emporta près d’un million de civils (la famine étant la principale cause de mortalité), soit un tiers de la population léningradoise d’avant-guerre.

Le terme « blokada » paraît aujourd’hui évident pour caractériser l’un des épisodes les plus tragiques et les plus meurtriers de la Seconde Guerre mondiale, emblématique du type de conflit envisagé par les nazis, une guerre totale, d’anéantissement. Il a d’ailleurs produit un dérivé pour désigner les habitants de Leningrad assiégé et ses survivants (blokadniki). Il a aussi été détourné, notamment par l’écrivain pétersbourgeois Mikhaïl Kouraïev, qui cherche à transcrire verbalement l’horreur de l’expérience en jouant sur le mot « blokada », décomposé dans le titre de son œuvre en blok-ada, ad (ici décliné au génitif), signifiant « enfer » en russe.
Dans l’historiographie soviétique et le discours officiel, cependant, l’emploi des termes « blocus » ou « siège » (osada), sémantiquement proches et tous deux adéquats pour qualifier le cas de Leningrad, fut jugé indésirable pendant près d’un demi-siècle. En effet, ils présentent l’inconvénient de renvoyer trop explicitement à la situation catastrophique dans laquelle furent plongés les habitants. On lui préfère les expressions – positives, elles – de « défense » (oborona) ou d’ « exploit (podvig) de Leningrad », généralement accolées à l’incontournable épithète « héroïque ». Tel est, par exemple, l’intitulé d’une exposition inaugurée pendant le siège, qui sera transformée en musée au lendemain de la guerre. Ces périphrases euphémistiques permettent de livrer une version édulcorée de l’histoire du siège, délestée de ses aspects les plus sombres, dans la lignée de la geste de la « Grande Guerre patriotique ». En effet, elles se réfèrent à une résistance active de la ville, tandis que « blocus » ou « siège » mettent l’accent sur une situation subie, résultant d’un immense échec militaire inavouable ; par extension, ces deux termes suggèrent une forme de passivité – une posture hautement méprisée dans l’idéologie soviétique. En outre, tandis que le vocable « défense » renvoie à un espace limité aux zones de combats, le champ englobé par le terme « blocus » embrasse toute la ville et, partant, ce qui relève de la (sur)vie quotidienne, des pénuries en tout, du spectacle ordinaire des cadavres jonchant les rues, des actes désespérés d’individus poussés à bout par la faim, bref, des aspects les moins compatibles avec la célébration de la « grandeur » (velitchie) noble et stoïque de Leningrad. Enfin et surtout, la « défense » désigne un épisode strictement militaire, occultant ainsi le fait que le siège a touché essentiellement des civils ; or, c’est bien ce qui constitue la spécificité même de la tragédie de Leningrad. Suivant ce paradigme, les habitants sont envisagés avant tout comme des défenseurs (zachtchitniki) combattant vaillamment l’envahisseur nazi, et non comme des victimes malheureuses confrontées à des conditions infra-humaines d’existence. Ainsi, la médaille dont ils peuvent être décorés s’intitule « Pour la défense de Leningrad », même s’ils n’ont jamais combattu directement ; il faudra attendre 1989 pour que soit créée une autre décoration, dont l’appellation, plus sobre mais non moins héroïque, correspond davantage à la réalité : « Habitant de Leningrad assiégé ».
En définitive, ces enjeux terminologiques reflètent l’entreprise de relecture de l’histoire du siège opérée par la propagande soviétique, qui s’est employée à transformer ce désastre historique susceptible de remettre en question la responsabilité du pouvoir en une épopée glorieuse et héroïque. Ainsi, le choix non hasardeux de termes-écran qui serviraient à désigner la situation traversée par Leningrad se produit, dans le discours officiel soviétique, dès les événements. A en juger par l’apparition très tardive des premières occurrences du terme « blocus » dans les articles de presse ou les journaux intimes des Léningradois, la réalité de l’encerclement ne fut publiquement reconnue que plusieurs mois après. Cette frilosité s’inscrit dans le processus plus général d’une présentation mystificatrice et avantageuse du déroulement de la guerre, qui se fait à grand renfort d’euphémismes et d’omissions et au détriment d’une information plus conforme aux faits réels – un phénomène du reste commun à tous les pays belligérants. De la même façon que l’ampleur des défaites essuyées par l’Armée rouge est partout minimisée, reconnaître officiellement l’existence embarrassante d’un encerclement aussi fulgurant qu’inattendu risquerait de nuire au moral des habitants, de semer la panique et le désespoir et d’entacher leur détermination à vaincre. Résultant d’une approche similaire, le mot « famine » est interdit dans les médias en dehors de la ville concernée, alors même que ce fléau tue des milliers de Léningradois chaque jour de l’hiver 1941-1942 ; à Leningrad, on lui préfère le terme médical et moins évocateur de « dystrophie ». Du reste, l’ampleur de la famine et de ses conséquences est niée et on attribue avant tout les décès aux bombardements allemands.
Le terme « blocus » n’est pas proscrit pour autant : ainsi, peu avant la fin de la guerre et la consécration de Leningrad comme « ville-héros », la cité reçoit du gouvernement la plus haute distinction d’Union soviétique, l’ordre de Lénine, « pour les mérites éminents des travailleurs de Leningrad à l’égard de leur Patrie, pour leur courage, leur héroïsme, leur discipline et leur résistance dans la lutte contre les envahisseurs allemands dans les conditions difficiles du blocus ennemi ». Toutefois, au lendemain de la guerre, la prédominance de la formule, désormais figée, de « défense de Leningrad » donne toujours le « la » dans l’historiographie et le discours officiel. En revanche, une analyse des sources privées des Léningradois montre bien que ce terme n’appartient pas au langage populaire. C’est à partir du moment où la voix des survivants peut pénétrer l’espace public et que les chercheurs commencent à restituer un tableau plus complet du siège de Leningrad que le terme « blokada », jusqu’alors plutôt cantonné à la sphère privée, se généralise. Rassemblant des extraits de journaux intimes et d’entretiens de blokadniki, la Bible des témoignages sur le siège s’intitule symptomatiquement Le Livre du blocus. Bien qu’en partie censuré, ce recueil polyphonique paru à la fin des années Brejnev demeure encore aujourd’hui une référence : il constitue un véritable tournant dans l’historiographie et annonce les effets libérateurs de la perestroïka. Un autre exemple témoigne de cette évolution linguistique : ce n’est qu’en 1989 que le « Musée de la défense de Leningrad », dépositaire de l’histoire et de la mémoire des blokadniki, rajoute « et du blocus » à sa dénomination. Au même moment paraît l’un des témoignages les plus forts sur cet événement, dans lequel l’auteur envisage le Léningradois de cette époque d’un point de vue anthropologique, comme une espèce à part, avec ses habitus propres, sa psychologie ; il le nomme ainsi : « la personne assiégée » ou « l’homme du blocus » (blokadnyj tchelovek). De nos jours, à la faveur de l’ouverture des archives et de la disparition de la censure, l’hégémonie indiscutable du terme « blokada » va de pair avec la réappréhension de cette histoire. Les réalités tragiques qu’il recouvre sont désormais bien connues, même les plus indicibles (comme les cas de cannibalisme), bien qu’une certaine pérennité de la version mythifiée et le regain de la sacralisation de la « Grande Guerre patriotique » observé depuis quelques années en Russie rendent l’étude de cette période encore sensible et non dépourvue de controverses.
Aujourd’hui comme hier, l’univers que suggère le mot « blokada » à lui tout seul est extrêmement riche : il est chargé non seulement d’une histoire, mais aussi de tout un folklore, avec ses realia, ses symboles (comme l’image des luges d’enfants transportant des corps au cimetière, employée comme synecdoque pour évoquer la mortalité de masse), ses lieux mémoriels, ses propres mesures (les 125 grammes de pain alloués quotidiennement au plus fort de la crise d’approvisionnement), ses icônes, son calendrier singulier (on compte par décade, en fonction des délais de délivrance des cartes de rationnement), ses recettes culinaires élaborées à partir des seuls ersatz disponibles (gelée à base de colle, soupe à base de cuir bouilli…), sa musique même (de la 7e Symphonie de Leningrad, composée par Chostakovitch et jouée pendant le siège, jusqu’au son du métronome qui résonnait dans les haut-parleurs en l’absence d’émissions radiophoniques, en passant par le bruit assourdissant des bombardements et des alertes anti-aériennes) ; il possède enfin son langage propre : proverbes, humour, devise même – les célèbres vers d’Olga Berggolts inscrits au cimetière-mémorial de Piskarev où sont enterrés près d’un demi-million de Léningradois : « Personne n’est oublié / Rien n’est oublié ».

Par Sarah Gruszka