Déportés spéciaux dans la société stalinienne

Paru le : 20.11.2016

 

La banalisation des déportations de masse à des fins préventives ou punitives est un aspect frappant de l’ère stalinienne. Pavel Polian, grand spécialiste des migrations forcées en URSS, s’étonne encore de la facilité avec laquelle la direction politique a pu « jongler avec des millions d’âmes » et manipuler les destinées de couches sociales et de peuples entiers. Selon lui, non moins de six millions de citoyens ont été déplacés de force à l’intérieur de l’espace soviétique du début des années 1920 au début des années 1950.

Pourtant, le mot « déportation » n’a jamais eu d’équivalent dans la langue soviétique. Il y avait certes, depuis l’époque tsariste, tout un champ lexical autour de la relégation (ssylka, vysylka, vyselenie, poselenie) qui devait s’étoffer pendant la période soviétique (specpereselenie, specposelenie, etc.) mais la traduction de ces termes ne saurait refléter leur sens. Cela nous invite à réfléchir sur la portée des vocables utilisés pour définir les différents types de déplacements forcés, sur la part de non-dit qu’ils contiennent. Cela pose aussi la question délicate du choix entre une reproduction fidèle des mots d’époque ou un réajustement sémantique. En choisissant ici le terme de « déportés spéciaux », dont nous allons expliquer l’origine et la teneur, nous avons tenté d’atteindre un compromis. Compromis entre la réalité du phénomène – il s’agit bien de déportations –, et la connotation soviétique : ce « beau petit adjectif ”spécial” n’entre-t-il pas dans les appellations qui nous sont les plus intimement chères ? », écrit Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag.

C’est au début de 1930, sous la plume du chef-adjoint de la police politique, G. Iagoda, que l’on voit affleurer l’idée d’organiser à la place des camps, des « villages de peuplement » dans lesquels les paysans « dékoulakisés » et leurs familles serviraient de main-d’œuvre pour exploiter les ressources naturelles des régions septentrionales du pays. Quelques mois plus tard, après le lancement de la « liquidation des koulaks en tant que classe », émergent de la bureaucratie policière deux nouveaux vocables : « déplacés spéciaux » et « colonisation spéciale ». Deux euphémismes bien soviétiques. Par « colonisation spéciale » il fallait comprendre la déportation en masse des familles paysannes vers l’inconnu et leur abandon en pleine taïga pour une colonisation définitive. Quant aux « déplacés spéciaux », ils devaient former, parallèlement aux « zeks », une nouvelle espèce de travailleurs forcés, déracinés de leur foyer et assignés à résidence. Parmi eux, il y aura d’abord les paysans dépossédés, puis tous les marginaux des villes évincés au moment de l’introduction des passeports en 1933. À ces groupes sociaux viendront se greffer, à partir de la seconde moitié des années 1930, des groupes ethniques (Finnois, Baltes, Polonais, Coréens) puis des peuples entiers « punis » collectivement à la veille et pendant la guerre (Allemands soviétiques, Tchétchènes, Ingouches, Tatars de Crimée, Turcs-Meskhètes, Kalmouks, Karatchaïs, Balkars, Grecs). Après la guerre, la soviétisation des territoires libérés de l’occupant nazi (Ukraine occidentale, Pays baltes, Moldavie) drainera un nouveau flot de déportés vers les zones de relégation.

Au fil des ans, la communauté des déportés finit par former une véritable société parallèle où parfois dans un même village se côtoient des langues, des ethnies et des cultures différentes. Ils sont près de 2 800 000 à la mort de Staline d’après les statistiques du Département des « peuplements spéciaux », devenu depuis 1944 une structure indépendante de l’administration du Goulag. Sur le papier, l’étiquette collée aux déportés se transforme au gré des nouvelles logiques répressives. On parle d’abord de « déplacés spéciaux » (specpereselency), puis de « colons de travail » (trudposelency), de « colons relégués » (ssyl’noposelency), de « colons spéciaux » (specposelency), et enfin d’« expulsés » (vyselency). Les déportés spéciaux sont pourtant unis par une communauté de destin : arrachés à leur foyer et dépossédés de tous leurs biens, ils sont déportés en famille pour une destination et une durée inconnues et assignés à résidence dans des « villages spéciaux ». Ils doivent reconstruire leur vie en relégation, sous la surveillance militaire d’un « commandant » du NKVD et sont soumis au travail forcé.

Si l’on considère les travaux des historiens qui ont contribué à mettre au jour les statistiques, la géographie et l’histoire des différentes vagues de déportations en Union soviétique, on constate un parti pris dans le choix de la terminologie retenue. Ainsi, il est d’usage de parler de « relégation paysanne » ou krest’janskaja ssylka (S. Krasilnikov) pour les premières vagues de déplacements forcés, tandis que l’emprunt du mot latin « déportation » (deportacija) a semblé a priori mieux définir la répression menée à l’égard des minorités nationales (N. Bugaï). Cette approche différenciée pour l’étude d’un seul et même phénomène a pris racine dans l’historiographie russe et peut sembler problématique.

En effet, si une véritable querelle terminologique s’est développée autour de l’emploi par les chercheurs des mots « koulaks » et « dékoulakisés » – sous ces termes génériques se trouvaient des paysans qui n’étaient pas des koulaks –, personne ne semble remettre en question l’utilisation des termes « relégués » (ssyl’nye) ou « exilés » (vyslannye) employés pour qualifier les paysans réprimés. Ces vocables font pourtant référence à des sanctions déjà infligées sous le tsarisme, lesquelles n’avaient rien à voir avec la politique anti-paysanne menée par Staline au début des années 1930. La déportation des paysans se démarque en effet de toute autre forme de déplacement forcé employée sous le régime tsariste par une combinaison unique de facteurs : imposée par l’Etat, elle est de nature administrative. Elle sous-entend un principe de responsabilité collective : au lieu d’un individu isolé, elle frappe tout un groupe social au sein duquel des familles entières sont stigmatisées. Elle a un caractère massif : des millions d’individus sont concernés. Aucun terme ne fixe la durée de cette peine, ce qui n’avait jamais existé auparavant ni pour l’exil ni pour la relégation. Enfin, cette déportation se conjugue à la mise en place d’un système de travail forcé, où les proscrits doivent servir de main-d’œuvre quasiment gratuite dans l’économie régionale.

De plus, à la différence des déportations des années 1940, plus « rationnelles », où les victimes étaient généralement acheminées vers des lieux habités (kolkhozes, villages déjà existants), il faut rappeler que les paysans ayant subi la déportation expérimentale de 1930-1931 avaient dû construire eux-mêmes leurs villages dans des conditions particulièrement extrêmes. On peut citer ici les mots de Soljenitsyne : « Ce qui distingua la mesure imposée aux paysans de toutes les formes précédentes et suivantes de relégation, c’est qu’ils n’étaient pas envoyés dans les agglomérations, dans des endroits habités, mais expédiés chez les bêtes sauvages, loin de tout, ramenés à l’état primitif ».

Par ailleurs, considérer la déportation au seul prisme du critère ethnique pose la question de savoir dans quelle catégorie situer les Polonais, Baltes et Moldaves qui ont été déportés sur des critères à la fois sociaux et ethniques ou encore les familles des nationalistes ukrainiens déportées après la guerre. Que dire aussi des Allemands de la Volga, d’abord stigmatisés en tant que paysans « riches » puis en tant qu’Allemands ?

Il apparaît en effet hasardeux de nommer la répression à l’aune des différentes logiques de stigmatisation pensées par le pouvoir (sociales, ethniques, politiques, géographiques, etc.) tant les frontières entre les motifs d’exclusion étaient poreuses.

Pour une encyclopédie critique des mots du témoignage et de la mémoire, il semblerait naturel de recourir à la parole des survivants plutôt qu’à celle des historiens pour sélectionner le juste terme. Il faut alors s’interroger sur les mots auxquels s’identifient les anciens déportés dans leurs témoignages. Or nous sommes là face à un phénomène déconcertant, car les usages veulent que les déportés eux-mêmes reprennent le discours officiel : ils se disent d’anciens « dékoulakisés » (raskulacennye) ou simplement des migrants (pereselency) de même que les villages de relégation sont souvent évoqués comme étant de simples villages (poselki). Cette confusion vient du fait que le microcosme des déportés spéciaux était en quelque sorte suspendu entre le monde libre et celui de la détention. L’absence de frontière matérielle (pas de barbelés, pas de miradors), caractéristique des « villages spéciaux », faisait de ces lieux des espaces fondus dans le monde libre. De même, les récits des anciens déportés montrent qu’ils n’ont pas toujours conscience d’avoir fourni un travail forcé car ils travaillaient sans escorte dans des zones rurales où ils étaient parfois mélangés à la population locale, d’où la distinction qu’ils faisaient – et font encore – entre eux et les prisonniers des camps du Goulag. Ce quasi déni ou pour le moins cette non conscience de la violence d’Etat exercée contre eux impose au chercheur de prendre du recul par rapport aux mots de leur mémoire et de leurs témoignages.