Du génocide « éprouvé » à l’ethnocide affirmé. Les Indiens d’Amérique aux confins des définitions

Paru le : 11.04.2015

«Le seul bon Indien est un Indien mort » (dicton dérivé de la parole attribuée au Général Philip Sheridan : « The only good Indians I ever saw were dead », 1870). C’est avec des phrases de cette portée que le mythe de l’Indien s’est construit au fil des siècles, de la conquête des terres américaines aux manifestations revendicatrices des communautés amérindiennes. Depuis les années 1960 et le combat politique mené par l’American Indian Movement, la question du « génocide » des Indiens d’Amérique du Nord ne cesse de diviser. L’histoire des Indiens d’Amérique du Nord et, en particulier, du Canada, est traversée par le fléau de l’alcoolisme qui, au même titre que les maladies véhiculées par les colons, affaiblit et dégrada tout un peuple en le réduisant à l’état de sous-groupe culturel, assisté et dépendant. L’alcool fut l’un des moyens d’acculturation par la force, ainsi que l’éducation et l’éclatement des familles. L’inactivité de la vie sur les réserves joua un rôle essentiel dans la déchéance des guerriers des Plaines.
Cet article étudiera dans un premier temps ce que nous pouvons nommer le « génocide éprouvé », qui est à l’origine du mouvement de revendication en faveur de la reconnaissance officielle d’un génocide amérindien, puis il s’attardera dans un second temps sur une lecture historique des faits qui nous conduira aux confins de la définition du génocide – terme toujours délicat à manier, comme le souligne l’ouvrage de David El Kenz (2005) – et permettra le rapprochement conceptuel du « genos » et de l’« ethnos ».

UN GÉNOCIDE ÉPROUVÉ

  1. Scott Momaday, premier écrivain amérindien à avoir obtenu le prix Pulitzer de littérature en 1969, fait partie des premières voix amérindiennes à avoir exprimé le ressenti génocidaire. Il écrit en 1997 :

Inexorablement, les Indiens ont été – et sont toujours – privés de la nourriture spirituelle qui les a fait survivre pendant des milliers d’années. Il s’agit d’un holocauste subtil, qui se poursuit. Il est impératif que l’Indien se définisse, qu’il trouve la force de le faire, qu’il refuse que d’autres le définissent à sa place. (Momaday, 1997, 76) [Sauf mention contraire, je traduis]

Il confirmera ses dires en 2003, dans un entretien donné à l’auteur du présent article. Sans aller jusqu’à qualifier l’écriture momadéenne d’écriture de l’Holocauste, il peut sembler opportun ici de signaler que l’auteur a également utilisé l’expression de « concentration camps » et le mot « holocauste » pour parler des réserves indiennes : « La destruction globale des Indiens de Californie au XIXe siècle est une histoire aussi honteuse que l’Holocauste. Si cela n’est pas une forme de génocide, je ne sais pas ce que c’est. » (Garrait-Bourrier, 2005, 14). Gérald Vizenor, autre porte- parole amérindien contemporain de Momaday, soutient cette même idée que les Indiens doivent apprendre à « se définir », et il leur suggère de ne pas attendre de reconnaissance de l’ONU ou du pouvoir américain, mais de constituer des tribunaux autonomes pour juger des exactions américaines et condamner in absentia les généraux ayant perpétré des « crimes contre l’humanité ». Les conférences de Vizenor sont sponsorisées à la fois par le Department of American Indian Studies, de l’Université du Minnesota, et par le Centre d’études sur l’Holocauste et le Génocide (le CHGS) de cette même université, ce qu’il est important de souligner.

Vizenor accompagnera ses démarches politiques de la création d’un concept littéraire et philosophique qui symbolise cette nécessité de reprise en main et donne corps à l’exception amérindienne : la « survivance » (Vizenor, 1999, 7). La survivance n’est pas seulement le fait de « survivre » au génocide, mais elle recouvre le renon- cement au statut de victime et un dépassement de la tragédie :
La survivance est un ressenti actif du fait d’être présent, la continuité des histoires autoch- tones, non comme réaction à, ou comme un terme qui peut survivre. Les histoires de survivance autochtone sont des renoncements à la domination, mais aussi à la tragédie et à la victimisation. (Vizenor, 1999, 7)

Mot porte-manteau qui agrège les termes « survie et endurance », ce concept intègre le génocide comme une évidence traumatique, puis le dépasse à la manière dont Cyrulnik, s’attachant à tous les types de traumas, « raccommode » la blessure. Le génocide est donc bien éprouvé, ressenti puis transcendé.

Vine Deloria Jr., enfin, écrivain et universitaire amérindien, insiste dans son ouvrage Spirit and Reason (1999) sur l’effondrement dramatique des chiffres de la population amérindienne dans le courant du XIXe siècle, et souligne la disparition entière de tribus. Exaspéré, il va identifier une dérive raciste de l’armée américaine, et la traiter comme une « preuve » de génocide, arrivant ainsi aux limites de l’argument :
Il existe d’ailleurs une preuve très solide soulignant l’attitude génocidaire du gouverne- ment américain : jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, l’une des cibles dans les champs de tir de l’armée américaine s’appelait « la Squaw indienne » et ressemblait à une Indienne voutée, portant de grandes jupes et s’enfuyant en courant. (Deloria, 1999, 259)

Si cet exemple est historiquement révélateur, il ne peut être considéré comme une preuve de l’existence d’un génocide. Et l’on comprend ici que le « génocide éprouvé » dont témoignent tous ces auteurs ne peut être considéré comme la preuve qu’il exista une intentionnalité génocidaire dans cette longue histoire de souffrances et de massacres ponctuels. Mais ce ressenti n’est pas partagé que par les Amérin- diens eux-mêmes.

La période des années 1990 aux États-Unis correspond à un retour de l’argu- mentaire en faveur du génocide. De nombreux textes et témoignages, n’émanant pas toujours de la communauté, sortent dans les années qui précèdent et qui suivent la célébration contestée du 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb sur le continent, interpellant les pouvoirs publics américains. Le National Council of Churches (NCC, créé en 1950) américain, puissant groupe de pression religieux regroupant des églises de confessions variées, adopte en 1990 une résolution indi- quant que la colonisation a été « une invasion » qui a abouti à « l’esclavage et au génocide des peuples indigènes » (www.transformcolumbusday.org/ faithful.html). Dans son ouvrage The Conquest of Paradise (1990), Kirkpatrick Sale condamne les Anglais et les Américains pour avoir poursuivi une politique d’extermination sur plus de quatre siècles. Dans l’édition 1999 de l’Encyclopedia of Genocide, dirigée par l’intellectuel américain Israel Charny, un article de Ward Churchill développe cette même idée que l’extermination a été « l’objectif impératif » du gouvernement américain.

Il est par ailleurs un élément troublant que les historiens spécialistes d’Hitler et de la Shoah commencent également à mettre au jour dans la seconde moitié du XXe siècle. En effet, dans de nombreux travaux, des chercheurs vont souligner la fascination d’Hitler pour le massacre des Indiens et la réelle inspiration que l’exemple américain a représenté pour lui, dans les fondements mêmes de son projet géno- cidaire. L’article de Lia Mandelbaum, « Hitler’s Inspiration and guide : the native American Holocaust », souligne non seulement l’étrangeté de ce lien, mais aussi l’incontestable réalité de cette influence :
Il est difficile de dire jusqu’à quel point Hitler s’est inspiré de l’exemple américain de des- truction des nations indiennes ; cependant, d’effroyables parallélismes peuvent être faits. Pendant un temps, Hitler envisagea de déporter les Juifs dans une vaste « réserve » dans la zone de Lublin où le projet était d’en diminuer le nombre par la famine et la maladie.

John Toland, historien américain décédé en 2004, célèbre pour sa biographie d’Hitler, écrit :
Le concept des camps de concentration d’Hitler de même que l’aspect pratique du génocide doivent beaucoup, et il en convenait lui-même, à ses études de l’histoire britannique et américaine. Il admirait les camps de prisonniers des Boers en Afrique du Sud et l’histoire des Indiens dans l’Ouest sauvage ; dans son cercle d’intimes, il valorisait souvent l’efficacité de l’extermination américaine – par famine et combats sporadiques – des peaux rouges, qui ne pouvaient être domptés uniquement par la mise en captivité. (Toland, 1976, 202)

Il est dès lors tristement ironique de constater cette inversion surprenante qui veut que les instances internationales (ONU, Cour pénale internationale) refusent aux Indiens l’accès à une « définition » acceptée du génocide, alors même qu’il est historiquement mis en évidence que le massacre des Indiens fut l’une des sources d’inspiration d’Hitler.

GÊNE DES POUVOIRS AMÉRICAINS

Face à cette montée progressive d’un génocide éprouvé, on ne peut que constater une réelle gêne des pouvoirs politiques américains. En 1996, plus de 300 000 Indiens, représentés par leurs avocats, défrayèrent la chronique en poursuivant le pouvoir fédéral pour spoliation et en demandant une réparation financière contre les abus des lois de répartition des terres (Allotment Acts) des années 1880. En 1920, il ne restait en effet plus aux mains des Indiens que moins d’un tiers des terres de l’Indian territory (50 millions d’arpents contre 155 en 1887, soit moins de 25 millions d’hectares). Le Bureau des affaires indiennes (BIA), administration qui gérait depuis 1824 les droits spécifiques octroyés aux minorités indiennes américaines, avait contourné l’interdiction de vendre pendant vingt-cinq ans et permis ainsi l’atomisation de ces parcelles de terre aux mains des Américains. En 1996, les Indiens estimaient à plus de 10 milliards de dollars la somme qui leur était due suite à ces escroqueries. L’État central nomma alors un juge fédéral, Royce Lamberth, qui ne put que constater les abus et l’impossibilité d’envisager une réparation générale un siècle après. La « réparation », sauf dans quelques cas scandaleux, ne fut globalement envisagée que par Obama qui décida enfin de verser 3,4 milliards de dollars aux tribus en 2012.

La démarche américaine sera longtemps de nier, puis d’amoindrir les faits. Elise Marienstras rappelle fort justement qu’à aucun moment les représentants du gouver- nement américain ne prononcèrent le mot « génocide » lorsqu’en septembre 2000, le directeur du BIA, Kevin Gover, Indien Pawnee, prononça les excuses de son administration, à l’occasion des 175 ans du bureau et promit de réparer les torts liés à « l’épuration ethnique par la propagation délibérée d’épidémies, la destruction des troupeaux de bisons […], et le meurtre lâche de femmes et d’enfants. » (cité par Elise Marienstras, in El Kenz, 2005, 296)

En 2010, les États-Unis, dans la foulée du Canada, furent tout de même le der- nier pays au monde à ratifier la Déclaration des droits des Peuples indigènes aux Nations-Unies. Avec cette déclaration, l’ONU n’entend pas revenir sur ses définitions précédentes, mais propose d’offrir néanmoins une voie vers la reconnaissance de certains traumas et donc de répondre, même partiellement, à la demande politique d’une réparation.

Le rapporteur spécial pour les droits des Peuples autochtones, James Anaya, a finalement présenté son rapport final à l’Assemblée générale des Nations unies en 2014, sans que cela ne suscite beaucoup d’émotions.

LA GUERRE DES DÉFINITIONS ET LE DÉBUT DE LA POLÉMIQUE

Les définitions de Raphaël Lemkin, proposées à partir de 1944 pour « nommer » l’extermination des Juifs et des Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale, pouvaient cependant permettre la reconnaissance tant attendue par les Indiens d’Amérique. Elles posent le génocide comme étant une action politique menée contre un groupe spécifique (« genos » naissance/genre/espèce), à visée exterminatrice (caedere/tuer). Or, parmi les nombreux « crimes contre l’humanité » et massacres de masse perpétrés, seuls quatre sont aujourd’hui reconnus officiellement par l’As- semblée générale des Nations Unies comme étant des génocides (Dorel, 2006) : le génocide des Arméniens ; des Juifs et des Tsiganes ; des Tutsis au Rwanda ; la qua- lification de génocide des musulmans en Bosnie par les Serbes en 1995 (Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie du 2 août 2001).

L’article 2 de la Convention sur la Prévention et la Répression du crime de Génocide des Nations Unies, adoptée le 9 décembre 1948, stipule que :
Le génocide s’entend de l’un des actes ci-après, commis dans l’intention (je souligne) de détruire, tout ou partie, d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, définis comme tel :

  1. a) Meurtre de membres du groupe ;
  2. b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; 
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; 
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; 
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Trois des cinq critères ainsi nommés par la commission, qui a pourtant beau- coup réduit le champ des définitions laissé ouvert par Lemkin en 1944, sont en effet pertinents pour les communautés amérindiennes. Les deux derniers ne peuvent pas être historiquement prouvés, la stérilisation des femmes sur les réserves n’ayant été démontrée que dans un cas isolé. Mais le centre de recherche sur le génocide de l’université de Yale fait clairement entrer les tribus décimées de Californie dans la définition du génocide (voir The Journal of Genocide Research, 2004, 67-192).

Ainsi donc, sans même avoir à différencier les notions de « génocide quantitatif » ou « qualitatif » sur lesquelles s’arrête Frédéric Dorel dans son article « La thèse du “génocide indien” : guerre de position entre science et mémoire » (2006), il peut sembler incompréhensible, alors que l’ONU présente chacun de ces cinq critères comme étant susceptible de justifier la dénomination de génocide, que des groupes ayant eu à subir trois critères cumulés se voient nier le droit d’utiliser cette appellation.

Par ailleurs, Lemkin avait établi une différence fondatrice entre les actes de « barbarie » et les « actes de vandalisme » perpétrés contre une collectivité et visant « à la destruction organisée et systématique des œuvres de celle-ci » (Beauvallet, 2011, 26). Or, par cette liste, l’ONU fait sortir ces « actes de vandalisme » et donc l’ethnocide – pourtant identifié par la résolution de 1946 comme un synonyme du génocide – du droit pénal international écrit.

Eric Wenzel souligne justement que si les définitions de 1948 proposées font l’unanimité en tant que telles et pour ce qu’elles visaient à définir à l’époque, elles entrainèrent une dif- ficulté à couvrir la variété des cas de massacres de masse et un flou juridique réel (Wenzel, 2005, 39).

Au-delà même du flou juridique, le paramètre même de destruction massive des populations – paramètre donc « quantitatif » – est étonnamment peu pris en compte pour les Indiens, alors qu’il représente un élément factuel et historique incontestable. Il est difficile de dire précisément combien de tribus regroupées en nations pouvait compter la terre américaine lorsque Colomb mit le pied sur le Nouveau Continent. Ce qui est certain c’est que la présence des colons, porteurs de germes nouveaux, entraîna la disparition non intentionnelle de tribus entières, en particulier dans le Massachusetts. Ce phénomène, associé à celui des guerres de conquête, fit rapidement chuter le nombre d’Indiens. Elise Marienstras estime à 12 millions de personnes la population indienne avant le premier contact européen et à 230 000 la totalité d’Indiens restants en 1890, date du dernier recensement fédéral du XIXe siècle (Marienstras, 1980, 33-35). Toutes ces maladies n’ont pas toujours été accidentelles. En 1763, le commandement anglais de Pennsylvanie fournit aux Indiens des vêtements infestés à dessein des germes de la variole. Outre la destruction de leur environnement, les déportations, les maladies, l’acculturation et les « rumeurs » (Zimmerman, 1997, 168) qui circulent quant à la stérilisation imposée aux femmes indiennes par l’Indian Health Service dans la seconde moitié du XXe siècle, il est en effet tentant de parler de « tentative génocidaire » jusqu’à une période très récente.

LES OPPOSITIONS

Les arguments développés à l’encontre du génocide indien portent souvent sur bien d’autres aspects que sur celui de l’héritage culturel, sur lequel nous reviendrons largement dans la suite, et s’attardent justement sur le paramètre pandémique.

Spécialistes des Indiens et auteurs des Indiens des plaines (2001), Yves Berger et Daniel Dubois précisent dans leur ouvrage que l’on ne peut nommer « génocide » le fait qu’une population ait été essentiellement détruite par une pandémie. Yves Berger insiste plus fermement encore sur ce qu’il pense relever de l’« anti-améri- canisme », dans son Dictionnaire amoureux de l’Amérique où il consacre une longue analyse au terme « Génocide » :
Génocide : flatte l’ego des mal instruits ou semi-cultivés, qui se donnent l’illusion d’un savoir fondé ; attesté et définitif. Il verse volontiers dans l’inflation satisfaite : sept morts, ce n’est plus une tuerie et vingt, ce n’est plus un massacre, mais, dans les deux cas, un génocide. Surtout s’il alimente l’un des sentiments les plus répandus en Europe, pour ne rien dire ici des autres continents : l’antiaméricanisme. (Berger, 2003, 212)

L’analyse développée par Berger est qu’il n’est guère possible de taxer de géno- cide les effets d’une colonisation qui se déroula sur plusieurs siècles, engageant des colons d’origines diverses bien avant d’être « américains » et ne relevant donc pas d’une politique intentionnelle, qui ne se structura qu’au XIXe siècle en un projet certes ethnocidaire, mais avec l’intention d’inclure et non d’exclure :
Aboutissement d’un projet de dépossession du Peau-Rouge pour s’emparer de sa terre, les réserves si misérables qu’elles aient été, que nombre d’entre elles sont encore (le pire : celle de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud), ne précèdent pas, dans l’histoire du crime, Auschwitz ou Dachau ou Ravensbrück ou les camps de la Sibérie. Loin de là, et j’insiste ! » (Berger, 2003, 217)

Bien d’autres chercheurs, américains assez souvent, démontreront de la même manière le rôle des maladies et des pandémies dans l’extinction de plusieurs tribus et dans l’effondrement de la population et rejetteront la notion d’intention politique.

Ces analyses, nombreuses, prennent en compte les « effets » qu’ont pu avoir les diverses étapes de la colonisation américaine. Si l’argument majeur – et historique- ment réel – que l’on ne peut incriminer un État pour des pandémies naturelles et spontanées ayant entraîné une destruction de masse de peuples entiers, si l’on ne peut nier que les guerres indiennes des XVIIe et XVIIIe siècles ont été menées par des pouvoirs locaux et non orchestrées par un gouvernement central, il convient dans un second temps d’observer scrupuleusement ce qui a relevé de la politique volontariste américaine et dans quelle proportion les impacts d’une politique américaine cette fois centralisée, ont pu accompagner le processus de destruction enclenché par la colonisation.

UNE POLITIQUE D’ASSIMILATION ETHNOCIDAIRE

Il convient donc de revenir sur ce qu’aucun cependant ne songe à nier, c’est-à- dire l’impact ethnocidaire des politiques d’assimilation menées au XIXe siècle, et qui relevèrent bien, elles toutes, d’une « intention » d’éliminer les traces ethniques. Tout semble partir historiquement du regard porté sur les Indiens depuis l’origine de la construction américaine, par les tenants du pouvoir politique.

La vision des Pères fondateurs

Nous ne citerons ici que quelques paroles des pères fondateurs, illustrant une forme d’état d’esprit qui devint vite conviction. Benjamin Franklin, dit dans son autobiographie de 1750 :
« Si tel est le désir de la Providence que d’extirper ces Sauvages afin de faire de la place pour les cultivateurs du sol, il n’est pas improbable que le rhum soit un moyen tout dési- gné. » (Franklin, 2006, 15)

Nous pouvons également citer les ordres donnés par George Washington au Géneral John Sullivan, le 31 mai 1779 : « L’objectif immédiat est la destruction totale et l’annihilation de leurs campements et la capture d’autant de prisonniers que pos- sible de tous âges et des deux sexes. Il sera essentiel de détruire leurs récoltes et de les empêcher de replanter. » (Fitzpatrick, 2007, 11-14)

Enfin, citons le Président Thomas Jefferson, dans The Papers of Thomas Jef- ferson, le 29 décembre 1813 : « Cette malheureuse race, que l’on a eu tant de peine à sauver et à civiliser, a par sa désertion inattendue et ses féroces actes de barbarie justifié de sa propre extermination et attend désormais que nous décidions de son sort. » (Jefferson, 1813) Les politiques enclenchées pour accompagner la conquête du territoire reposeront toutes sur le postulat d’une infériorité sociale et culturelle des communautés indiennes.

Les réserves

Le projet initial est le fruit d’une tradition philosophique dont John Locke se fait l’écho : il faut civiliser l’homme pour le libérer. Dès le XVIIe siècle, les colons britan- niques du Nord-Est créent à côté de Boston des « villes de prière », sous l’impulsion du missionnaire puritain John Eliot : plus de polygamie, plus de chamanisme, plus de contact avec la nature et le corps. La prière. Si les toutes premières réserves, au sens moderne, sont effectivement des lieux de respect, celles qui sont mises en place dès 1825 sur le « territoire indien » ne respectent en rien l’identité des hommes que l’on y parque. Les terres sont infertiles, il n’y a pas de chasse, ni de pêche possibles. Les Choctaws, les Delawares, les cinq tribus « civilisées » sont sauvagement poussées au déplacement et plongées sans ménagement dans ces ghettos fédéraux.

Il existe plus de 100 réserves à l’ouest du Mississippi dans les dernières années du XIXe siècle. Les Indiens, regroupés en tribus, sont ainsi faciles à surveiller, d’une part, par les missionnaires qui n’ont de cesse de les christianiser et, d’autre part, par les agents du BIA. La corruption de certains de ces agents a été souvent démontrée (Fohlen, 1999, 70), mais c’est la déstructuration du mode de vie indien qui détruisit le plus radicalement la culture : ainsi le rôle essentiel de pourvoyeur de nourriture qu’avaient les hommes leur fut confisqué par les longues files d’attente des femmes, espérant leurs rations.

Dans les années 1860, les Indiens, plus que jamais laissés pour compte, durent accepter de nouveaux traités les obligeant à partager leurs territoires « réservés » avec d’autres tribus déportées (plus de 60 en tout) venues d’horizons et de cultures différents : les pêcheurs se retrouvèrent mêlés aux chasseurs et aux agriculteurs, sans plus aucun repère culturel et traditionnel.

Aujourd’hui, un tiers environ des Indiens d’Amérique vit dans des réserves. Une réserve est de surface très variable, de 5 à 70 000 km2 (pour les Navajos en Arizona, par exemple). Les réserves sont sans doute les régions les plus pauvres des États-Unis et elles rappellent le Tiers-Monde au voyageur non averti. Les Navajos d’Arizona vivent dans des logements surpeuplés, la moitié des familles n’a pas l’électricité, plus de la moitié n’a pas l’eau courante, moins de 20 % ont le téléphone. À Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, l’une des réserves sioux les plus grandes du pays, les chiffres sont tout aussi alarmants. Et pourtant ! Ces terres sur lesquelles la moyenne d’âge des autochtones est de 60 ans environ, ces terres sont aujourd’hui encore convoitées par les Américains. Des analyses géologiques récentes révèlent en effet qu’elles constituent d’énormes réserves de matières premières : entre 13% et 50% des réserves d’uranium, 13% des réserves de charbon, 70% du pétrole et 75% du gaz des USA (Lévy, 1997, 30). Ironie cruelle pour les Américains qui croyaient s’être débarrassés d’espaces infertiles et qui se retrouvent à proposer de nouveaux « contrats » à des Indiens aujourd’hui prêts à se défendre devant la justice.

La réserve : lieu d’assimilation ?

L’argument invoqué par les opposants à la théorie génocidaire est que la poli- tique de négation de l’ethnie avait pour projet d’« assimiler » les Indiens à la société américaine alors en construction. Dès les années 1840, des écoles sont ouvertes dans la plupart des réserves. L’objectif est donc bien de permettre cette assimilation si controversée en offrant un accès à la culture dominante tout en favorisant une continuité relative de la tradition indienne dans la réserve, c’est-à-dire une acculturation progressive. La guerre crée une interruption et l’effort d’assimilation est repris avec le système des internats hors réserves – créés dans les années 1820 – dans lesquels on enferme les enfants à l’année, sans contact avec leur famille. Le but avoué par le fondateur même de ce système, Richard H. Pratt, est de « tuer l’Indien pour sauver l’Homme ». Cette pensée, si elle porte en elle les bases du système controversé d’acculturation, trouve aussi pour partie sa source dans une interprétation radicale de la philosophie des Lumières et de son souhait de combattre les ténèbres de l’ignorance. Elle justifie philosophiquement l’ethnocide (le « bon sauvage » étant avant tout un sauvage) et explique aussi sans doute pourquoi il sera si difficile aux Américains et au monde occidental du XXe siècle – initiateur de cette pensée des Lumières – de reconnaître le versant noir et déshumanisant d’un tel système de pensée.

Il ne reste plus aujourd’hui que 50 langues vernaculaires indiennes couramment parlées appartenant à six « macro familles » linguistiques (Zimmerman, 1997, 164). Il est encore à ce jour rare de trouver des écoles indiennes basées sur les réserves et enseignant les langues autochtones, à l’exception de celles qui bénéficient d’un support alphabétique ou sémiologique comme le Cherokee, le Navajo, l’Ojibwa, le Creek ou le Crow.

NOMMER ET COMPTABILISER PAR LE SANG : « VANDALISER » LA CULTURE

On admet généralement que le mot « Indien » vient de la célèbre erreur commise par Colomb qui pensait avoir atteint l’Asie par l’Ouest et ainsi découvert les Indes. Les autorités américaines contemporaines n’auront de cesse de tenter au XXe siècle de corriger cette erreur de départ en utilisant de façon désordonnée et souvent tout aussi insultante des terminologies plus « politiquement correctes » : Native peoples, Native Americans, American Indians, Aboriginal peoples, parfois même, First Nations. Les Indiens eux-mêmes rejetteront en bloc toutes ces tentatives linguistiques mettant encore et toujours en relief leur place marginale. Ils revendiqueront systématiquement leur nom tribal ou accepteront, contrairement aux autochtones du Canada, le terme Indian (Zimmerman, 1997, 10), qui renvoie finalement à l’erreur la moins humiliante.

Ce sont toujours les colons qui, à l’époque coloniale, attribuèrent à nombre de tribus, dans le simple souci de les différencier entre elles et toujours dans le rejet de noms tribaux imprononçables et, de ce fait, immaîtrisables, des créations lexicales basées sur les particularismes physiques de certains de leurs membres : Pieds-Noirs (à cet égard, les Français du XXe siècle n’ont d’ailleurs rien à envier aux colons d’alors), Gros-Ventres, Têtes-Plates et autres Nez-Percés…

Re-nommer, puis assimiler les Indiens, sans pour autant les « intégrer » sociale- ment, revenait en effet, à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, à détruire les signes caractéristiques d’une culture tout entière. Il en va de même du système de « recensement ». N’étaient comptabilisés dans les premiers recensements du XXe siècle que les Indiens appartenant aux tribus reconnues par le pouvoir fédé- ral et pouvant attester d’un certain pourcentage de sang indien. Sont enregistrées dans les archives du Ministère de l’Intérieur les tribus « reconnues » depuis 1887, car elles ont signé des traités avec le pouvoir central et n’ont pas promis allégeance à l’Angleterre lors des combats pour l’Indépendance. Il y a 556 tribus ainsi reconnues aux USA. Le pourcentage de sang quant à lui avait été établi, dès 1887, par ledit BIA sans aucun critère scientifique. Le premier recensement des Indiens à partir de leur « blood quantum » eut lieu avec la promulgation de la loi Dawes sur la redistribution de parcelles de terre aux Indiens. Il eut pour effet de maîtriser l’accès des Indiens à la « propriété ». Il s’agissait là des restes de la politique raciste établie par la colonie de Virginie en 1705, définissant l’infériorité raciale des Noirs et des Indiens par leur absence de sang blanc dans les veines, code qui fit tache d’huile dans toute l’Amérique coloniale. Le taux minimum de sang indien officiellement requis est fixé en 1887 à une moitié de sang indien ou plus et il est avalisé par le gouvernement fédéral. Seul ce pourcentage peut aujourd’hui permettre la reconnaissance officielle de l’« indianité » par la tribu elle-même et entraîner la prise en charge financière de ses membres « reconnus » par le pouvoir fédéral, ce qui peut expliquer la corruption du système. (Green, Fernandes, 1999, 40)

Avec le temps, le phénomène de métissage s’est accentué. Désormais, plusieurs tribus sont menacées d’extinction, car personne ou presque n’est en mesure de satis- faire aux conditions de « blood quantum » requises par les tribus et non contestées par le pouvoir fédéral, fussent-elles « minimes », comme le constate James Welch (revue GEO, 2001, 28). Les mariages intertribaux ont donné naissance à des enfants totalement indiens en termes de pourcentage sanguin alors qu’en termes de citoyenneté tribale, ils ne possèdent pas le taux minimum de sang requis par une tribu donnée pour pouvoir y être intégrés. Indiens à 100 %, ils restent sans identité tribale.

Cette « acculturation » institutionnalisée peut annoncer la fin d’un long processus de dégradation identitaire et culturelle, qui entre parfaitement dans ce que Lemkin a analysé – à partir de la destruction des œuvres d’art – comme étant les conséquences ethnocidaires d’« actes de vandalisme » (Beauvallet, 2011, 27). Détruire les signes identitaires et culturels d’un groupe – qui plus est d’un ensemble de groupes constituant une communauté –, son habitat, son mode de vie, ses pratiques spiritualistes, son artisanat, relève de ce même processus.

Depuis la politique de « Réorganisation » des tribus de 1934, les tribus ont la possibilité de conserver ou de rejeter ce « blood quantum ». Beaucoup l’ont main- tenu, pour raisons économiques. De nombreuses tribus l’ont ramené à un quart de sang indien. D’autres, comme la nation Cherokee d’Oklahoma, ont opté pour des définitions de l’indianité plus « matrilinéaires » et familiales (Green, Fernandes, 1999, 41), comme le voulait la tradition tribale, ce qui entraîna une augmentation du nombre d’Indiens officiellement recensés et une baisse de leurs allocations. Mais le manque de réglementation unique ne cesse de créer des situations d’injustice patente et de racisme.

En 1953, la Termination Policy envisage alors de supprimer le système des réserves et d’offrir aux Indiens une vraie « citoyenneté » américaine (sous-entendant que celle de 1924 n’avait que peu de valeur) en les affranchissant de toute tutelle, solution allant dans le sens d’un allègement des charges du pouvoir fédéral. Mise en place dans la hâte et sans travail préalable, cette « politique définitive » – et il semble ici difficile de ne pas s’arrêter sur les noms utilisés par les Américains pour construire leur politique indienne, de la loi de déportation de 1830 (Removal Act) à la loi de Terminaison de 1953 (Termination Policy) – fut à l’origine des mouvements de révolte indiens des années 1960 (voir Delanoë, Rostowski, 2003).

L’histoire démontre que le paradoxe américain réside dans le double postulat suivant : le phénomène même de colonisation impose la domination d’un État et d’une culture, mais l’idéologie humaniste de l’Indépendance rendait, quant à elle, tout massacre de masse des populations mineures impossible. Si l’on comprend bien que le terme de génocide n’est pas adapté à l’histoire des Amérindiens eu égard aux définitions apportées par l’ONU, force est de constater que le gouvernement américain a fait preuve d’une incroyable maladresse dans la manière d’assumer ce paradoxe.

L’HÉRITAGE DE CES POLITIQUES DE NOS JOURS : L’ALCOOLISME

Dans les années 1950, l’espérance de vie dans les réserves était de 45 ans à peine. Aujourd’hui encore, les enfants ont trois fois plus de risques de mourir avant l’âge d’un an que dans la population blanche. Pour ce qui est de la réussite scolaire, seu- lement 4 % des adolescents indiens achèvent leurs études secondaires, et 2 % seulement entrent à l’université.

Le taux de mortalité dû à la consommation d’alcool est sept fois plus élevé dans la communauté indienne que chez les Américains, sans parler du taux de suicide lié à l’alcool, qui est de 69, 9 % (le taux de suicide est de toute façon de 72 % plus élevé chez les Indiens que dans toutes les autres populations réunies sur le territoire américain). De la même façon, le taux croissant de cas de diabète lié à l’alcoolisme, dit diabète de « type II », inquiète les autorités médicales, car il prend des proportions quasi épidémiques depuis ces vingt dernières années. Malgré ces chiffres, les fonds attribués à l’Indian Health Service (Service de Santé pour les Indiens) sont en diminution depuis 1993. La puissante association FCNL (Friends Committee on National Legislation) note qu’il faudrait un budget de 2, 87 milliards de dollars pour espérer faire face à ces fléaux. L’un des soucis majeurs qui apparaissent ces dernières années dans la communauté indienne est le FAS (Fetal Alcohol Syndrome), syndrome de contamination du fœtus par l’alcoolisme de la mère. Les bébés de mères alcooliques sont de plus en plus nombreux à naître atteints de maladies graves du foie, parfois de cancers, et souffrent d’une réelle dépendance à l’alcool ainsi que de problèmes de développement physique. Ils deviennent en général des adultes de petite taille et de santé fragile. Le risque de FAS est, d’après le service de santé gouvernemental, 30 fois supérieur dans la population indienne, bien qu’encore une fois celle-ci ne soit pas homogène (Garrait, Vénuat, 2002).

Le comportement des autorités blanches a lui-même favorisé cette situation aujourd’hui si inquiétante. Le gouvernement développera une politique de prohibition stricte visant à interdire la vente d’alcool aux Indiens des réserves dès le 9 juillet 1832, mais fermera les yeux sur le trafic qui se mettra en place immédiatement après. En 1918, la Cour Suprême décide que la possession d’alcool par un Indien devient un « crime », alors que peu de cas est fait du vendeur pourtant également concerné par ladite loi. Cette oppression massive centrée sur les Indiens ne fit que développer leur sentiment d’exclusion et leur consommation d’alcool ne cessa d’aug- menter. La technique de « gulping » (« gobage ») accentua encore le taux d’accidents liés à l’ivresse. Ce n’est qu’en 1953 que les lois prohibitives contre les Indiens furent retirées. L’alcoolisme fut alors reconnu comme un problème national et vingt ans plus tard, sous l’impulsion de l’Indian Health Service, comme une maladie nécessitant des traitements et un budget fédéral.

CONCLUSION : UN ETHNOCIDE, « DES » GÉNOCIDES ?

Si l’on revient au mot génocide tel qu’il fut forgé par Lemkin, et si l’on reprend le sens étymologique du mot, il apparaît qu’un rapprochement logique peut être fait avec le concept d’ethnocide, étudié plus haut. Le genos, terme grec – c’est-à-dire la lignée, l’espèce – est un concept opérationnel dans les systèmes de parenté et d’échanges matrimoniaux étudiés par les ethnologues. En revanche, le terme grec ancien ethnos renvoie à un groupe sans lien de parenté et s’emploie par opposition à genos pour signifier « étranger à la famille » et, sans doute plus tardivement, « étranger » tout court. Il apparaît donc que le genos englobe une réalité moins vaste que l’ethnos, et peut même être inclus dans l’ethnos : un groupe lié par des liens « génétiques » peut appartenir à un groupe de même « ethnicité », mais un groupe constitué de membres issus d’une même « ethnicité » n’a pas nécessairement de lien de parenté.

Au regard de l’histoire et pour revenir aux Indiens d’Amérique, si l’ethnocide global dont ils eurent à souffrir ne fait pas de doute, il n’exclut cependant pas des situations – elles, plus particulières et moins générales – que l’on pourra appeler génocidaires, et qui représenteront donc une seconde strate de dégradation d’un groupe donné – une tribu, un clan, parfois une nation indienne –, comme une autre forme d’extermination qui s’agrègera à la première.

On le comprend aisément, les colons n’ont pas souhaité détruire les Indiens en arrivant sur le continent. Les pandémies n’ont pas été le résultat d’une quelconque guerre bactériologique, comme on peut le lire parfois dans des ouvrages peu sérieux. Les pandémies ne peuvent être utilisées comme argument alimentant la théorie du génocide global et général.

On le sait, l’un des arguments développés par les opposants à l’usage du terme de génocide est que l’on ne peut nier que les guerres indiennes des XVIIe et XVIIIe siècles ont été menées par des pouvoirs locaux et non pas été orchestrées par un gouvernement central. Yves Berger résume très clairement cette position en disant « Là où il n’y a pas d’État, peut-on lui reprocher une politique génocidaire ? » (Berger, 2003, 214) Il s’agit là d’un débat de fond, déjà lancé par Hannah Arendt dans La Nature du Totalitarisme, en 1953.

Mais peut-on, à l’inverse, nier le fait qu’une majorité des 13 colonies constituant les fondements de la République américaine de 1776 développa les mêmes stratégies de guerres et de représailles pour la possession du sol ? Et nier aussi qu’après la constitution de la nation refondée, le regard des pères fondateurs contribua à poser les bases d’une politique assimilationniste, certes conçue pour intégrer, mais avec une visée ethnocidaire ? Arguer du fait que des politiques menées à l’encontre des tribus indiennes isolément les unes des autres, par les colonies autonomes politiquement, ne relève pas d’une « politique américaine, car il n’y a pas d’État », peut sans doute représenter une lecture un peu simpliste de l’histoire.

Il y eut « des » guerres indiennes, « des » intentions de tuer, qui – prises séparément – entraient toutes dans la définition onusienne du génocide. La multiplicité des situations, la variété et le nombre de colonies européennes installées sur le continent amènent donc l’analyste à concevoir le génocide amérindien aux USA de manière plurielle, et non unique, mais sans doute pas à l’écarter idéologiquement sur l’argument de l’« intentionnalité nationale », même si dans la majorité des actes de barbarie pratiqués, comme le stipule Robert Utley, « l’armée a tué des non-combattants incidemment et accidentellement, mais jamais à dessein. » (Lewy, 2004)

Associé à ce constat numérique, agrégeant au fil de l’histoire de multiples « intentions génocidaires » à une politique fédérale volontairement assimilationniste et donc ethnocidaire, force est de constater que pour la question des Indiens d’Amérique les définitions cadrées de l’ONU ne permettent pas de répondre de manière juste à la réalité historique. Elise Marienstras, sans doute l’historienne française qui formalise le plus clairement cette situation, affirme dans un entretien accordé à l’auteur du présent article le 25 octobre 2014 : « Quant au génocide, on devrait en parler au pluriel, concernant des cas précis, comme celui qui a été mené contre les Pequots au XVIIe siècle, ceux contre les tribus autochtones de Californie, dont le gouverneur a appelé à la chasse aux Indiens au XIXe siècle. » Tout aussi amoureuse de l’Amérique que bien d’autres, Elise Marienstras constate qu’« [i]l semble bien difficile de réfuter le terme “génocide”. La haine notamment montrée par les spécialistes comme une condition de la volonté génocidaire dans les populations est manifeste. » (cité in Wenzel, 2005, 294)

Face à l’impossibilité de faire évoluer un concept et une définition, face aux diverses approches juridiques nationales des questions liées aux crimes contre l’humanité, la solution la plus sage et la plus juste consiste en fait à revendiquer l’existence sur le continent américain et dans l’histoire des Indiens d’une pluralité de génocides.