Le système des camps de concentration
L’invention du fil de fer barbelé et des moyens de le fabriquer industriellement, aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, a permis de clôturer des grands espaces d’abord pour l’élevage du bétail. Il a permis aussi d’imaginer d’enfermer et de concentrer des hommes en très grand nombre dans des lieux qui dépassaient la capacité des forteresses ou des prisons ordinaires. Ainsi, les premiers « camps de concentration » sont-ils apparus en Afrique du sud lors de la guerre des Boers au tout début du XXe siècle, construits par les Anglais pour détenir des civils. À peu près au même moment, les Espagnols eurent la même idée à Cuba, pendant la guerre d’indépendance et les Allemands en Namibie pendant la guerre contre les Hereros. Pendant la Première Guerre mondiale, chez tous les belligérants, des ressortissants civils des pays ennemis furent enfermés dans des camps de concentration. Dès le début de la révolution russe, le gouvernement bolchevik, devant le surpeuplement des prisons remplies d’ennemis réels ou imaginaires, a amplifié le système des camps de travail de la Russie tsariste par la création de camps de concentration qui a pris dans les années suivantes les dimensions gigantesques du Goulag (Direction principale des camps). La dictature allemande a utilisé des méthodes comparables à l’encontre des opposants.
Les camps « sauvages » de la SA
Dès la prise du pouvoir par Hitler, les SA créent une quarantaine de centres de détention hors de tout contrôle, dans lesquels les détenus sont soumis à une violence extrême dont s’inquiète Franz Gürtner, le ministre de la justice de Hitler lui-même. Un camp est créé à Oranienburg le 21 mars 1933 et à Dachau, le 31 mars. Dès le 11 avril, l’administration des camps est transférée de la SA à la SS de Himmler.
Le système concentrationnaire dirigé par la SS (Theodor Eicke) : une fonction de répression et une fonction économique.
1933-1936
Le premier commandant du camp de Dachau, Theodor Eicke, y construit les bases du système concentrationnaire : surveillance et punitions visant à briser les forces psychologiques et physiques des détenus et à empêcher toute révolte, endoctrinement systématique des gardiens, haine pour « tout ce qui n’est pas allemand et national-socialiste », en particulier les Juifs et les communistes. Le 20 avril 1934, Heinrich Himmler et Reinhard Heydrich prennent en main l’ensemble de la police politique. La Gestapo reçoit le pouvoir d’interner directement les opposants sans intervention de la justice. La formation des gardes et l’entretien des camps passent au budget de la Gestapo. Le même mois, Himmler nomme Eicke inspecteur des camps de concentration. Conformément à la fonction de répression des camps, Eicke dépend alors du SS-RSHA, l’Office central SS de la sécurité du Reich dirigé par Himmler et Heydrich. Mais il dépend aussi du SS-VWHA, l’Office central SS d’administration de l’économie dirigé par Oswald Pohl. Si les camps doivent avoir une fonction pédagogique (Erziehungshäftling, détenu de rééducation), les camps ont dès leur origine une fonction économique. Le travail des détenus doit contribuer à l’enrichissement de l’État mais surtout de la SS, cet état dans l’état que veut créer Himmler. En 1935, les camps regroupent environ 3 500 détenus. Les petits camps sont supprimés et remplacés par un « archipel » de kommandos extérieurs dépendant d’un nombre limité de camps souche. Tous les grands camps sont formés sur le modèle de Dachau.
Au cours de l’année 1935, la population concentrationnaire augmente de plusieurs centaines de détenus en moyenne par mois. À partir de septembre, on vit arriver des Juifs accusés de « souiller la race » et des témoins de Jéhovah.
Jusqu’en 1936, les camps enferment essentiellement les opposants politiques déclarés dont le nombre est stabilisé autour de 4 500 à 6 000 détenus.
1936-1939
La préparation de l’expansion militaire conduit à considérer l’Allemagne elle-même comme un front de guerre. Les camps commencent alors à s’étendre en superficie et en nombre de détenus. Les kommandos se multiplient dans le voisinage des entreprises industrielles. En mars 1936, les SS employés dans les camps prennent le nom de « unité de garde SS tête de mort » (SS-Totenkopf-Wachverbände ou SS-Totenkopfverbände).
Détention préventive
En 1936, Eicke introduit une évolution essentielle en décidant d’envoyer dans les camps des détenus à titre préventif, qui n’ont pas commis d’actes de résistance mais qui vont le faire probablement en raison de leur origine : les Juifs et les Tsiganes. On compte 13 000 personnes en détention préventive à la fin de 1938 sur 60 000 détenus environ. Eicke veut enfermer aussi ceux dont la manière de vivre ne correspond pas à celle de la majorité : voleurs et criminels, « fainéants », vagabonds, ivrognes, divers nomades. Ceux qui par leurs pratiques menacent la politique démographique doivent aussi être exclus de la société : les avorteurs et les hommes homosexuels. Des personnes adhérentes à des valeurs ou des religions qui peuvent les conduire à s’opposer aux méthodes des nazis sont également emprisonnées comme certains prêtres catholiques, pasteurs protestants ou témoins de Jéhovah. Il s’agit de protéger la société contre des ennemis potentiels. C’est la détention de protection (Schutzhaft).
Les camps principaux
À partir de 1937 les détenus sont regroupés dans un nombre limité de camps principaux :
Buchenwald à côté de Weimar (fin juillet 1937, centre de plus de 120 kommandos extérieurs souvent bien plus durs que le camp principal), Flossenburg à la frontière tchèque (3 mai 1938), Mauthausen en Autriche annexée (8 août 1938), Ravensbrück au nord dans le Mecklenburg, plus spécialement réservé aux femmes (15 mai 1939), Sachsenhausen (23 septembre 1939), Neuengamme (4 juin 1940).
L’existence des camps est officielle. Ils bénéficient à l’occasion de reportages dans les journaux et ils figurent souvent dans l’annuaire téléphonique de leur ville ou village. Ils ont une fonction de terreur. Chaque allemand sait que l’hostilité à Hitler peut le conduire dans un camp de concentration. La vie quotidienne des camps doit être accablante pour les détenus. La plupart des nouveaux arrivants ont entendu la formule d’accueil les informant qu’ils n’étaient pas dans « un sanatorium mais dans un camp de concentration national-socialiste ».
Les détenus
Les camps ont un grand nombre de points communs qui tiennent à leur direction unique à Berlin, à l’unité de leur organisation, à l’instruction et à l’idéologie commune de leurs commandants et de leurs gardiens. Ils visent tous d’abord à priver les détenus de leur humanité. Le Häftling, détenu, est en fait un Stück, un morceau, une pièce, une chose insignifiante. Les détenus ne sont connus que par leur numéro matricule écrit sur leurs vêtements ou gravé sur une plaque à la manière des soldats comme à Mauthausen (à Auschwitz le numéro des détenus est tatoué sur le bras). Les détenus sont distingués par un triangle pointe en bas, rouge pour les politiques, noir pour les asociaux, vert pour les droit-commun, brun pour les Tsiganes, violet pour les témoins de Jéhovah, bleu pour les apatrides, rose pour les homosexuels. Les Juifs portent une étoile de David formée d’un triangle jaune et d’un triangle de la couleur de leur catégorie.
L’organisation interne
Les camps sont soumis à l’idéologie nazie. Les détenus d’origine strictement allemande selon les nazis, même les pires criminels, ont la primauté sur les autres détenus, les Juifs, les Tsiganes et, après le début de la guerre, sur tous les autres peuples slaves ou latins. Selon le Führerprinzip, les détenus doivent obéir sans réserve aux gardiens, eux-mêmes doivent la même obéissance à leurs supérieurs.
Les camps mélangent les droit-commun et les politiques dans une volonté de complète uniformisation mêlant les origines personnelles, les âges, les nationalités, les professions. Le système permet aux SS de ne pas s’occuper directement des tâches administratives en déléguant certaines d’entre elles à des détenus de confiance (on parle quelquefois d’Häftlingsführung, direction par les détenus eux-mêmes bien que ce terme ne soit pas officiellement attesté). Primo Levi a popularisé le terme de Prominenten, pour désigner les détenus de fonction privilégiés. Les kapos, détenus chefs d’un kommando de détenus en sont la manifestation la plus connue. Beaucoup d’entre eux se sont rendus célèbres par leur cruauté et leur dévouement aux ordres des SS d’autant plus que leur survie en dépendait. Souvent le kapo était un détenu, criminel de droit commun. Le passage des droit-commun aux politiques, des verts aux rouges, a souvent conduit à une amélioration de la condition des détenus. Ainsi le service de l’Arbeitsstatistik, le bureau du travail, déterminait l’affectation des kommandos. À Buchenwald par exemple, lorsque les communistes ont pu contrôler l’Arbeitsstatistik, ils ont pu favoriser leurs camarades pour leur éviter l’affectation dans les kommandos les plus durs, au détriment cependant d’autres détenus qui n’avaient pas ce type de soutien. Il y a une sorte de mise en parallèle entre la hiérarchie des détenus et la hiérarchie des SS. Par exemple le terme de Blockälteste désigne le détenu responsable d’un block alors que Blockführer désigne le SS qui a la même responsabilité, à son niveau.
L’administration SS est organisée sur un modèle militaire hiérarchisé. La kommandantur réunit le commandant du camp et ses « adjudants ». La Gestapo est toujours présente (Politische Abteilung). Elle surveille les détenus mais aussi les SS à l’occasion.
Le camp est organisé suivant des architectures variées qui lui donnent une certaine personnalité comme celle d’un château médiéval à Mauthausen. Le plan reproduit le plus souvent un dispositif panoptique avec un portique d’entrée élevé donnant une vue générale sur le camp, agrémenté de formules morales (Jedem das seine, à chacun son dû à Buchenwald, Arbeit macht frei, le travail rend libre à Dachau, Gross-Rosen et Auschwitz). Les Lagerstrassen, rues du camp, divisent celui-ci en ensemble régulier de blocks, autour de l’Appelplatz, la place d’appel. Un commandant SS qui se respecte tient à doter son camp d’un orchestre de bonne qualité dont les musiciens sont choisis parmi les détenus. Les camps possèdent aussi des cuisines, des hôpitaux (Revier) qui sont vite devenus des mouroirs aux conditions de vie effroyables souvent décrites par les survivants. Mais on a pu y trouver aussi des cantines ou des bibliothèques.
Dans les premiers temps, les morts étaient brûlés dans les crématoriums des villes voisines. L’augmentation du nombre des décès va conduire la SS à construire des crématoriums (crématoires) à l’intérieur même des camps principaux. Les firmes industrielles comme la Topf d’Erfurt ou la Kori de Berlin se disputent le marché lucratif des fours crématoires dans les camps. Surtout, les camps sont les points de départ de multiples kommandos, quelquefois lointains, de mines, de terrassement, de construction de routes, de carrières (exploitées par la firme SS DEST (Deutsche Erd- und Steinwerke GmbH, Entreprise allemande d’exploitation de sable et de graviers) à Buchenwald ou à Mauthausen). D’autres kommandos sont affectés aux ateliers des grandes firmes qui profitent du travail des détenus : AEG, Junker, Krupp à Buchenwald, Messerschmitt ou Heinkel à Mauthausen, Siemens à Sachsenhausen, ateliers de confection à Ravensbrück etc.
Avec la croissance des camps, à la veille de la guerre, on voit aussi monter la violence des SS et la mortalité parmi les détenus. Devant certaines inquiétudes de ceux qui souhaitaient des enquêtes judiciaires en cas de mort suspecte dans les camps, Hitler décida en juin 1939, que ses SS relevaient d’une juridiction SS particulière. Il y eut tout de même quelques procès de SS en particulier en cas de malversation.
À la veille de la guerre, le système a la capacité technique et administrative pour exploiter le travail d’un plus grand nombre encore de détenus. Il a les hommes dépourvus de scrupules formés pour le faire fonctionner. La guerre va provoquer une expansion vertigineuse des camps et du nombre des esclaves. Le modèle des camps de concentration va servir aussi à créer non plus des camps, mais un type radicalement nouveau de centres de mise à mort des détenus.
À la veille de la guerre, le système a la capacité technique et administrative pour exploiter le travail d’un plus grand nombre encore de détenus. Il a les hommes dépourvus de scrupules formés pour le faire fonctionner. La guerre va provoquer une expansion vertigineuse des camps et du nombre des esclaves, eux-mêmes souvent assassinés quand ils n’étaient plus capables de travailler. De plus, la SS construit en Pologne des centres radicalement nouveaux de mise à mort destinés aux Juifs, centres dans lesquels des Tziganes furent aussi assassinés.