Famines soviétiques du début des années 1930

Nicolas WerthCNRS IHTP
Paru le : 16.12.2015

La réévaluation globale des politiques de violence et de répression mises en œuvre par le régime stalinien a montré le poids prédominant des famines résultant d’une politique de prélèvements étatiques prédateurs sur la production agricole dans le bilan total des victimes du stalinisme. Les famines du début des années 1930 ont ainsi été six fois plus meurtrières que la Grande Terreur de 1937-1938 ; trois à quatre fois plus de Soviétiques sont morts de faim en 1932-1933 qu’au Goulag durant un quart de siècle. L’expérience des disettes et de la famine a affecté deux fois plus de Soviétiques (au moins quarante millions) que l’expérience du camp (vingt millions). Cette réalité, longtemps niée, passée sous silence, puis sous-estimée (depuis la parution de  L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, la violence du stalinisme est identifiée, en premier lieu, au travail forcé) renvoie à l’aspect le plus régressif de l’expérience soviétique – l’URSS a été le pays des deux dernières grandes famines européennes, celle de 1931-1933 et celle de 1946-1947. Elle invite l’historien à reconsidérer le stalinisme à l’aune de la faim comme phénomène de masse.

 Avec 1,4 million de morts et de disparus, les éleveurs nomades kazakh ont subi les conséquences meurtrières du « Grand Tournant stalinien » de 1930 plus durement que n’importe quel autre groupe social ou national. Néanmoins, la manière dont la terrible famine s’est abattue sur le Kazakhstan à partir de 1931 – un an avant les autres famines – a été très différente du cours pris par les événements en Ukraine et au Kouban à partir de l’été 1932. Cette famine fut la conséquence prévisible, mais non intentionnelle, de la destruction totale de l’économie kazakhe occasionnée par une politique brutale de collectivisation du cheptel et de sédentarisation des éleveurs nomades. La mise en œuvre de cette politique dans cette région-frontière semi-coloniale qu’était le Kazakhstan soviétique au début des années 1930 fut aggravée par les forts préjugés anti-kazakh de la bureaucratie soviétique locale composée, pour l’essentiel, de Russes. La situation de crise au Kazakhstan ne fut cependant jamais perçue par Staline comme une menace politique à l’unité du pays. La disparition d’un tiers de la population autochtone n’était, aux yeux des dirigeants staliniens, que le prix à payer par les masses de nomades attardés pour la « transformation socialiste » de la société kazakhe.

 Dans les régions de la Volga où, selon des estimations divergentes, entre 500 et 800 000 paysans moururent de faim en 1932-1933, la situation était différente, à la fois du cas ukrainien et du cas kazakh. La famine y fut le résultat direct d’une politique prédatrice d’une extraordinaire dureté sur la production céréalière de ce « grenier à blé » de la Russie. A la différence de l’Ukraine toutefois, il n’y avait pas ici d’enjeu national. Or c’est précisément la conjonction d’une résistance paysanne et d’un mouvement national qui, aux yeux de Staline, constituait une menace mortelle pour son pouvoir. Bien que très élevés, les taux de mortalité par famine n’atteignirent jamais, dans les régions de la Volga, le niveau que connut l’Ukraine. On peut en dire de même du nombre de personnes arrêtées, condamnées ou déportées.

Au cours des dix dernières années, la famine ukrainienne a fait l’objet de très nombreuses recherches et publications de documents. La « redécouverte » de la famine a joué, en Ukraine, un rôle crucial dans le débat politique. Le Holodomor, nouveau terme forgé en Ukraine pour définir l’extermination de masse par la faim et son caractère intentionnel (il résulte de la fusion des mots golod, la faim, et moryty, tuer par privations, affamer) a non seulement occupé le centre du débat politique et culturel, il est devenu partie intégrante du processus de reconstruction étatique et nationale dans l’Ukraine post-soviétique. En novembre 2006, le Parlement de la République d’Ukraine a officiellement reconnu la famine de 1932-1933 comme un génocide perpétré par le régime de Staline contre le peuple ukrainien. Cette qualification fait aujourd’hui débat entre les historiens ukrainiens et les historiens russes. Grâce à une analyse approfondie d’un certain nombre de sources fondamentales (correspondance entre Staline et ses plus proches collaborateurs, notamment Molotov et Kaganovitch ; résolutions secrètes du Politburo du Parti communiste russe et du parti communiste ukrainien ; rapports secrets du Guépéou d’Ukraine sur la situation « sur le front des collectes »), les historiens ukrainiens considèrent avoir clairement dégagé la singularité de la famine ukrainienne par rapport aux autres famines soviétiques, du moins à partir de l’automne 1932. Selon eux, l’analyse de la famine ukrainienne doit impérativement prendre en compte le facteur national et ne peut être dissociée de la lutte menée au même moment contre le « nationalisme ukrainien », dont la paysannerie, aux yeux de Staline, était le principal vecteur. La reconstitution précise, jour après jour, des décisions prises par Staline et ses plus proches collaborateurs, indique clairement une volonté d’aggraver une famine qui avait déjà débuté quelques mois plus tôt dans un certain nombre de districts ukrainiens, de l’instrumentaliser, de l’amplifier intentionnellement afin de porter un « coup écrasant » ( selon les propres termes de Staline) aux paysans ukrainiens qui refusent de livrer leur blé et briser ainsi, par la même occasion, le « nationalisme ukrainien » considéré par Staline comme la dernière et la plus grave menace au projet de construction d’un Etat soviétique centralisé et dictatorial. L’analyse détaillée, par Iouri Chapoval et Valeri Vassiliev, des expéditions punitives menées, à partir du 23 octobre 1932, par les deux « envoyés plénipotentiaires » de Staline, Viatcheslav Molotov et Lazar Kaganovitch, en Ukraine et au Kouban, permet de dégager les étapes décisives de l’escalade répressive menant à cette aggravation intentionnelle de la famine : 18 novembre – les paysans des kolkhozes n’ayant pas encore rempli le « plan de livraisons obligatoires » sont sommés de rendre les maigres « avances en nature  » qu’ils avaient reçues pour leur travail ; 29 décembre – Molotov et Kaganovitch imposent aux dirigeants ukrainiens de prendre un décret stipulant que les kolkhozes qui n’ont pas encore rempli le plan seront tenus de rendre, dans un délai de cinq jours, leurs « soi-disant fonds de semences », dernières réserves permettant d’assurer la prochaine récolte, même la plus minimale, ou d’apporter une ultime aide d’urgence aux kolkhoziens affamés. Trois jours plus tard, le 1er janvier 1933, la direction du parti communiste ukrainien entérine une résolution de Staline stipulant que tous les paysans chez lesquels seraient découverts des « stocks cachés de nourriture » seraient assimilés à des « voleurs de la propriété sociale » et jugés avec toute la sévérité de la loi du 7 août 1932 promulguée à l’initiative de Staline. Le 22 janvier 1933, Staline rédige une circulaire secrète ordonnant de mettre immédiatement fin à l’exode massif des « paysans » (ce terme entre guillemets dans le texte de Staline) qui fuient l’Ukraine et le Kouban « sous prétexte d’aller chercher du pain ». Cet exode, écrit Staline, « est organisé par les ennemis du pouvoir soviétique, les socialistes-révolutionnaires et les agents polonais dans un but de propagande, afin de discréditer, par l’intermédiaire de « paysans » fuyant vers les régions de l’URSS au nord de l’Ukraine, le système kolkhozien en particulier et le système soviétique en général ». Cette mesure fatale – et sa justification par Staline, reflète la nouvelle politique spécifiquement anti-ukrainienne mise en œuvre depuis quelques mois. Grâce à la correspondance de Staline avec ses plus proches collaborateurs, on peut en suivre précisément la genèse et le développement : à cet égard, la longue lettre de Staline à Kaganovitch du 11 août 1932, aujourd’hui bien connue des spécialistes, est particulièrement éclairante : pour Staline, l’Ukraine est vulnérable (« Nous pouvons perdre l’Ukraine », écrit-il), non pas à cause de la famine imminente qui menace de mort des millions de paysans ukrainiens, mais à cause de l’infiltration, par les « agents polonais, nationalistes et petliouriens » du parti communiste ukrainien ! Une vaste purge des « éléments nationalistes » est lancée : en quelques mois, une centaine de milliers de ces « éléments » sont arrêtés, dans tous les milieux, au sein du parti communiste, mais aussi parmi les responsables des kolkhozes, ou dans l’intelligentsia. Le 14 décembre 1932, sur proposition de Staline, le Politburo condamne la politique d’ukrainisation menée depuis 1923 dans le but de promouvoir la langue, la culture et surtout la formation de cadres communistes ukrainiens, au prétexte qu’elle a favorisé l’émergence d’un « nationalisme ukrainien ». L’enseignement de la langue ukrainienne dans l’ensemble des régions ukrainophones hors de la RSS d’Ukraine, telles que le Kouban, par exemple, est immédiatement stoppé.

Seule une rigoureuse contextualisation historique, fondée sur la reconstitution précise des mécanismes de prise de décision, l’analyse des politiques et des rapports de forces au niveau local et la multiplication des études de terrain, permettra de dégager les caractères communs et les spécificités des famines qui frappèrent les régions d’agriculture et d’élevage les plus importantes de l’URSS au début des années 1930. Et les responsabilités écrasantes du régime stalinien dans cette hécatombe niée durant toute la période soviétique.