Mémoire communicative

Clotilde CoueilleParis IV-Sorbonne
Paru le : 11.04.2015

« Pour qu’un groupe social dont la durée dépasse une vie d’homme se « souvienne », il ne suffit pas que les divers membres qui le composent à un moment donné conservent dans leurs esprits les représentations qui concernent le passé du groupe ; il faut aussi que les membres les plus âgés ne négligent pas de transmettre ces représentations aux plus jeunes. Libre à nous de prononcer le mot de « mémoire collective », mais il convient de ne pas oublier qu’une partie au moins des phénomènes que nous désignons ainsi sont tout simplement des faits de communication entre individus. » Dans le compte-rendu critique des Cadres sociaux de la mémoire de Maurice Halbwachs qui vient alors de paraître – nous sommes en 1925 et la mémoire est pour la première fois théorisée à l’échelle collective et non plus seulement individuelle –, Marc Bloch décèle déjà d’une part que ce qu’Halbwachs appelle la « mémoire collective » n’est pas de même nature que la mémoire individuelle, et d’autre part que cette mémoire consiste au moins pour partie en communication. À la fin des années vingt, Aby Warburg, historien de l’art, s’intéresse à la mémoire iconographique et parle de « mémoire sociale » pour désigner cette forme de mémoire véhiculée par les images. Mais selon Jan Assmann, qui théorise dans les années 1980, en même temps que sa femme, Aleida Assmann, le concept de « mémoire culturelle », c’est de cette dernière dont parle Warburg. De fait, la notion de « mémoire collective » recouvrait déjà deux réalités pour Halbwachs : d’une part le fait que la mémoire individuelle soit nourrie par les éléments que lui fournit la société, et d’autre part la mémoire propre d’une société, d’un groupe. Jan Assmann, dans Kultur und Gedächtnis, fait ainsi la synthèse de ses prédécesseurs en proposant une classification des différents types de « mémoires » qui rend compte de deux grands types de mémoire collective : la mémoire « communicative » et la mémoire « culturelle ». Si aucune de ces deux dimensions n’était absente de l’ouvrage d’Halbwachs, cette typologie a offert des outils d’analyse efficaces pour les études mémorielles qui se sont développées depuis en Allemagne et dans les pays anglo-saxons.

La mémoire au sens de mécanisme cognitif ne peut être autre qu’individuelle. Mécanisme actif qui permet la reconstruction (ou construction) de représentations du passé (« souvenirs »), elle est rendue possible pour chaque être humain par l’activation de cellules organiques, essentiellement les récepteurs sensoriels et les connecteurs neuronaux. Selon Jeffrey K. Olick, c’est cette définition de la mémoire qu’il convient d’avoir à l’esprit lorsque l’on aborde la mémoire collective : « la mémoire est un processus et non une chose, une faculté plutôt qu’un endroit. La mémoire collective est quelque chose – ou beaucoup de choses – que nous faisons, et non quelque chose – ou beaucoup de choses – que nous avons. C’est pourquoi nous avons besoin d’outils analytiques sensibles à ses variétés, contradictions, et dynamisme. » Néanmoins, comme le souligne Aleida Assmann, la mémoire « communicative » se distingue de la mémoire culturelle par le fait qu’elle soit portée par des individus (communication sociale), tandis que la mémoire culturelle est portée par des médias symboliques (porteurs matériels). Or cela n’a pas les mêmes implications en termes de proximité à la notion même de mémoire telle qu’elle est définie par le sens commun et par les neurosciences. Ce qui peut être communiqué – ou tu –, ce sont les représentations du passé que ce mécanisme qu’on appelle la mémoire permet de reconstruire dans le moment présent, et ce grâce à des informations se trouvant dans la société, dans les groupes auxquels appartient un individu – les « cadres sociaux de la mémoire » (Halbwachs).

La mémoire communicative peut ainsi être appréhendée comme étant l’ensemble des représentations du passé ou concernant le passé, ainsi que les mécanismes de (re)construction de ces représentations, qui sont diffusé(e)s et partagé(e)s au sein d’un réseau de communication par des individus témoins de ce passé. La mémoire communicative se situe au niveau de la communication interindividuelle, autrement dit essentiellement à l’échelle d’un groupe : famille, religion, classes sociales, ethnie, village, etc. mais peut s’étendre à des communautés plus larges, nationales par exemple, ou « réseaux sociaux ». Cette communication, qui s’établit sur le mode de la quotidienneté, est rendue possible à plus grande échelle par l’intermédiaire de moyens de communication qui viennent se substituer à un contact direct, le plus souvent oral. C’est le cas des communications écrites ou audiovisuelles diffusées via la presse ou Internet. C’est également cette dimension interindividuelle qui permet à Aleida et Jan Assmann de délimiter la mémoire communicative à trois ou quatre générations, soit quatre-vingts à cent ans, qui définissent par là même son cadre historique.

À l’intérieur d’un réseau communiquant, cette mémoire peut être « transmise » (diffusée, partagée) de façon diachronique (chaîne verticale) : avec un décalage dans le temps, d’une génération à l’autre ou des grands-parents aux petits-enfants par exemple (les émetteurs sont alors les – derniers – témoins d’une époque révolue) ; et synchronique (chaîne horizontale) : partage de l’expérience, des schémas de pensée, réflexions, actions, avec leurs contemporains (les émetteurs sont alors les témoins d’un passé que d’autres n’ont pas vécu parce qu’ils étaient trop jeunes, parce qu’ils  étaient ailleurs, etc.). Le réseau de diffusion de la mémoire communicative n’est donc pas forcément interne à un même groupe puisque cette « mémoire » peut être communiquée à l’extérieur. Néanmoins, chaque groupe possède un ensemble de structures communicatives propres, des intérêts, une curiosité communs, qui facilitent sa diffusion en interne. Parce qu’elle relève d’un « agir communicationnel » (Habermas), la mémoire communicative présume un langage qui permette la compréhension mutuelle. « Seul le modèle communicationnel d’action présuppose le langage comme un médium d’intercompréhension non tronqué, où locuteur et auditeur, partant de l’horizon de leur monde vécu interprété, se rapportent à quelque chose à la fois dans le monde objectif, social et subjectif, afin de négocier des définitions communes de situations. » « Ainsi, le locuteur […] prétend à la véracité pour la communication (Kundgabe) d’expériences vécues subjectives. ». Ce postulat participe de la cohésion sociale du groupe, dont les membres s’accordent une confiance mutuelle a priori pour agir ensemble. La mémoire communicative est généralement intentionnelle (volonté de communiquer telle représentation du passé) mais elle peut aussi être non intentionnelle (communiquer sans le vouloir, en taisant certaines choses par exemple, ou communiquer une représentation en voulant en communiquer une autre).

La mémoire familiale est un exemple type de mémoire communicative, « augmentée » en quelque sorte en raison d’un ensemble de facteurs liés à la stabilité du « cadre social » caractéristique de ce groupe. L’acuité des récepteurs, au sein de ce réseau communicationnel, est amplifiée par l’abondance des données conservées et leur permanence – la famille étant une institution sociale extrêmement stable en termes de transmission (unité des biens, filiation, encadrés d’ailleurs pas le droit) –, ainsi qu’un environnement partagé simultanément par deux voire trois générations, même si c’est de plus en plus rare. Au nombre de ces données se trouvent la maison, les gestes du quotidien, les photos de famille, les histoires racontées et répétées de génération en génération. À cela s’ajoute un lien émotionnel certain, qu’il soit affectif ou lié au sentiment d’appartenir à une lignée, une descendance, qui augmente la curiosité des générations suivantes envers leurs aïeux, ce qu’ils ont vécu, et les rend plus réceptives vis-à-vis de ce qui leur est raconté. Selon Halbwachs, toutes les familles ont cela de commun que la place de chacun y est fixée par « des règles et des coutumes qui ne dépendent pas de nous, et qui existaient avant nous ». Ensuite, chaque famille a ses règles propres, un esprit propre, « ses souvenirs qu’elle est seule à commémorer […]. Ce sont, en même temps, des modèles, des exemples, et comme des enseignements. »

Lorsque cette mémoire familiale est dépositaire de traumatismes, elle manifeste des caractéristiques propres qui ont été élevées en objet d’étude à part entière par Marianne Hirsch à travers la notion de « postmémoire ». S’il est délicat de parler de « transmission » pour définir la mémoire communicative en raison du sens propre qui reste attaché à la notion de mémoire, ce terme est volontiers employé lorsque la mémoire est à ce point investie par les émotions ou l’imagination qu’elle engendre une identification d’individus ou de groupes aux témoins du passé en question alors qu’ils en sont plus ou moins éloignés. Les dimensions diachronique et synchronique de la diffusion de la mémoire communicative se retrouvent dans la distinction que fait Hirsch entre la postmémoire familiale et la postmémoire par affiliation. La « postmémoire familiale » consiste en « une identification verticale intergénérationnelle de parents à enfants ayant lieu à l’intérieur de la cellule familiale » et ne concerne donc que la génération g+1 qui a été élevée par la génération g ou a souffert de son absence, et la « postmémoire par affiliation » la mémoire des générations suivantes et leurs contemporains qui s’identifient à eux, « par adoption » ou « affinités ». Toutefois, plus les individus ou groupes qui « se souviennent » ainsi par procuration sont distants des témoins, plus la dimension culturelle de cette mémoire entre en jeu.

Remarque conclusive sur la terminologie :

La notion de « mémoire communicative » a été conceptualisée par Jan Assmann dans les années 1980. Il s’agit d’une notion née en allemand (« das kommunikative Gedächtnis ») et qui s’est développée essentiellement dans cette langue, à travers les travaux de Jan et Aleida Assmann ainsi que d’Harald Welzer. Les Cultural studies anglo-saxons se sont également approprié cette notion, bien que dans une moindre mesure. C’est une traduction littérale qui a prévalu en anglais, « kommunikatives Gedächtnis » ayant été traduit par « communicative memory ». Le terme anglais, comme le terme français « communicatif », ne recouvre néanmoins pas la totalité de ce qui est désigné par le terme allemand, qui signifie à la fois « communicatif » (qui se communique facilement), mais aussi « de communication ». Utiliser un mot « transparent » a certes l’avantage de faciliter les échanges internationaux sur cette question, il conviendra cependant à toute entreprise de théorisation de la mémoire communicative en langue française de fonder ce choix terminologique afin que sa réception dans les pays francophones s’inscrive dans un cadre conceptuel, si possible transdisciplinaire, clairement défini.