Symbole de la résistance patriotique à l’envahisseur, la bataille de Borodino est aussi l’une des plus sanglantes batailles des guerres napoléoniennes, et elle demeure aujourd’hui un grand symbole de l’identité russe. Le site de Borodino s’impose aujourd’hui comme un haut-lieu de la mémoire nationale. Alors que les traces de la bataille s’effacent progressivement, la commémoration officielle prend le relais, dont les lignes générales sont déjà fixées par l’empereur Alexandre 1er et les responsables militaires. Le récit officiel de la bataille qui se construit dans l’immédiat après-guerre mêle ainsi amplifications mythiques et oublis sélectifs.
Le champ de Borodino devient le lieu où s’organise un culte indissociablement impérial, patriotique et religieux. En 1839, le premier grand monument est inauguré sur le champ de bataille à l’occasion d’une cérémonie commémorative en présence de l’empereur. Comme en témoignent les inscriptions présentes sur le monument, cette mémoire est déjà extrêmement politisée. Elle témoigne d’une volonté didactique évidente : montrer que Borodino fut une victoire, alors que l’armée russe continue de reculer et laisse Moscou aux troupes françaises, montrer comment cette victoire a été acquise grâce à l’union étroite du tsar et du peuple. Il s’agit bien d’un monument de gloire, cette fois-ci dans le cadre de l’idéologie du nationalisme officiel qui se perpétuera plus ou moins jusqu’en 1917. Pour Nicolas 1er, la fonction de la commémoration consiste à affirmer la grandeur et la supériorité morale et militaire de l’Empire russe en face de l’Europe, et le lien entre l’empereur, l’armée et l’Eglise orthodoxe.
La mémoire officielle de la bataille de Borodino est étroitement associée à la ville de Moscou. Borodino est avant tout une bataille « pour » Moscou. La cathédrale du Christ Sauveur édifiée entre 1839 et 1883 illustre la signification messianique et mystique de la guerre de 1812. Le projet initial d’A. Vitberg prévoyait une crypte pour accueillir les restes des combattants tombés au champ d’honneur, et qui devait être ornée de plaques commémoratives portant leurs noms. Ce monument exalte le rôle de l’Eglise orthodoxe dans la constitution de l’Etat russe, et le rôle central de Moscou dans la bataille de 1812. Il est à la fois un lieu de culte et un musée de la guerre destiné à entretenir la signification providentielle de la bataille et celle d’un événement décisif de l’histoire russe.
La seconde grande transformation du champ de Borodino coïncide avec le jubilé du centenaire de la bataille en 1912. Là aussi, Moscou impose son style à la plupart des monuments les plus importants. Le nationalisme moscovite s’appuie sur une base plus populaire, et cela est reflété dans le style des monuments régimentaires érigés sur le champ de bataille. Le thème du peuple élu et de la Providence est toujours au cœur des commémorations : la foi religieuse est le ciment entre le tsar, le peuple et l’armée. Alliance franco-russe oblige, on préfère évoquer la victoire sur « Napoléon » plutôt que sur les « Français ». Les monuments régimentaires qui jalonnent le champ de bataille balisent un nouvel ensemble sacral et font le lien entre la mémoire des lieux et la mémoire historique.
A la différence de 1839, la commémoration de 1912 vise non seulement à installer un « marqueur symbolique » sur le champ de bataille, mais à créer un véritable ensemble commémoratif qui ne se contente pas de préserver la mémoire des régiments qui ont participé à la bataille, mais amorce le processus de muséification du champ de bataille lui-même : les promoteurs du jubilé de 1912 veulent retrouver la disposition précise des fortifications et des troupes pendant la bataille afin de permettre aux régiments de construire leur monument sur l’emplacement exacte des faits d’armes de leurs ancêtres. La mort est entièrement engloutie par la gloire et le triomphe, et il est important que le monument évoque avant tout les faits d’armes glorieux plutôt que la mort collective.
Après 1917, le culte de Borodino subit une éclipse, la guerre de 1812 étant dénoncée par le nouveau pouvoir comme une « entreprise impérialiste » dont la commémoration n’est plus nécessaire après la chute du régime tsariste. A Borodino, de nombreux monuments sont détruits et saccagés, les symboles religieux et impériaux étant tout particulièrement visés. Ce n’est qu’en 1937, dans le contexte d’une revalorisation du patriotisme et des préparatifs militaires, que le site de Borodino fait l’objet d’une inspection qui conclut à la valeur « historique et artistique » du site, et préconise des travaux de restauration des monuments et du musée. La restauration est confiée à l’armée à l’approche des célébrations du 125ème anniversaire de la bataille. En 1960, la décision est prise de conférer à Borodino le statut une réserve nationale et de considérer le site comme un monument unique. Il est remarquable que ce projet accorde une importance centrale à la topographie des lieux et au paysage historique, reconnu en tant que « principal monument » de Borodino. Depuis les années 1980, les monuments de la période tsariste sont fidèlement reconstruits, et l’Eglise orthodoxe participe de nouveaux aux commémorations.
Si la réhabilitation de la notion de patriotisme sous Staline explique l’intérêt renouvelé que portent les autorités soviétiques au site de Borodino, le traumatisme collectif de la Grande guerre patriotique engendre de comportements nouveaux vis-à-vis de l’entretien de la mémoire des morts. La tradition de construire des monuments aux morts à grande échelle arrive en Russie après 1945. Les monuments et les cimetières militaires de la période 1941-1945 côtoient désormais ceux de la guerre de 1812, et offrent un spectacle saisissant de continuité entre les deux conflits. Ce n’est ni l’armée ni les régiments, mais des personnes mues par un sens de justice historique et de reconnaissance des héros oubliés qui se chargent d’entretenir la mémoire de ceux qui ont été oubliés dans les commémorations précédentes, selon la formule utilisée pour commémorer les combattants de la Grande Guerre Patriotique : Personne n’est oublié, rien n’est oublié (Nikto ne zabyt, nichto ne zabyto). La nouveauté réside dans le fait que la mort des combattants est considérée comme significative sans être obligatoirement liée à un épisode glorieux de la bataille.
D’un autre côté, la volonté d’assimilation et de réinterprétation des significations hétérogènes dans un culte unique de la guerre « patriotique » a aussi pour corollaire la reconnaissance du plus grand nombre d’acteurs historiques. Le symbolisme impérial du monument est aujourd’hui entièrement assimilé à l’idéologie nationale, d’autant plus que la Russie postcommuniste a reprise les symboles impériaux tels que l’aigle bicéphale. A Borodino, le culte des morts délivre toujours une injonction identitaire, et leur souvenir est évoqué dans le cadre d’une éducation politique. Le culte commémoratif se dédouble : d’un côté, la reconstitution toujours de plus en plus minutieuse contribue à la muséification du lieu et sa transformation en site touristique, entraînant une mise à distance esthétique. Le musée du Panorama de Borodino, inauguré en 1962, est l’aboutissement d’un projet conçu en 1912 qui confirme le rôle central de Moscou. Les reconstitutions historiques des batailles qui font partie des commémorations annuelles ont un parfum de nostalgie et comportent une dimension ludique évidente. Les Français sont désormais régulièrement présents aux commémorations annuelles ; de l’autre côté, le rapprochement entre les guerres de 1812 est 1941-1945 contribuent à entretenir la dimension sacrale du site. Au cours de la commémoration du bicentenaire de la bataille en 2012, le président Vladimir Poutine a évoqué la continuité entre les deux guerres « patriotiques », qui ont « décidé de l’avenir de la Russie, de l’Europe et du monde entier ». La ville de Mojaïsk a obtenu la distinction « ville de la gloire militaire » pour sa participation dans les « deux guerres patriotiques ». A Borodino, les morts ont toujours une leçon à donner aux vivants, et l’entretien de la mémoire des combattants tombés sur le champ d’honneur est aujourd’hui interprété comme un gage de coexistence pacifique en Europe. Les morts des deux guerres patriotiques ont désormais un statut d’égalité dans la mémoire nationale et se portent garants de la continuité historique par-delà les ruptures historiques que la Russie a connue au cours du 20ème siècle.
Dans l’imaginaire collectif, la bataille de Borodino a une vie propre qui ne coïncide pas nécessairement avec la version officielle. D’après un sondage réalisé par l’Institut VCIOM en 2012, 70% des personnes interrogées considèrent que Borodino est une victoire russe, mais aussi que celle-ci est avant tout due au « général hiver » plutôt qu’à l’héroïsme des combattants. Bien que la geste héroïque soit toujours associée aux noms de Koutouzov et de Bagration, d’autres réponses témoignent d’un télescopage de périodes historiques (Ivan Soussanine, héros paysan de la guerre de 1613, et Alexandre Souvorov seraient des héros de 1812) et même l’indifférenciation entre réalité et fiction. Le personnage du roman de Léon Tolstoï Guerre et Paix, Andrei Bolkonsky, est ainsi cité par certains répondants comme étant un authentique personnage historique, héros de la bataille de Borodino. C’est surtout à travers le roman de Tolstoï qui fait du peuple l’acteur principal de cette histoire que les Russes d’aujourd’hui voient la bataille de Borodino. La légende de Borodino achève ainsi de s’ériger en mythe de la nation, de la foi et du peuple.