Landsmanshaftn (mémoire/identité)

Audrey KichelewskiArche/Université de Strasbourg/Polish Center for Holocaust Studies (Académie polonaise des Sciences)
Paru le : 06.01.2016

Le nom de landsmanshaft provient du yiddish et désigne une société de secours mutuel formée par des immigrants juifs d’Europe centrale dans les différents pays d’accueil où ils s’installèrent à partir du 19ème siècle. Ces sociétés furent fondées sur le modèle des organisations juives autonomes telles qu’elles fonctionnaient en Europe centrale. A l’instar de ces dernières, elles remplissaient plusieurs fonctions : secours aux malades et aux nécessiteux, gestion des funérailles ou encore microcrédit. Dans les pays d’accueil des immigrés juifs – notamment les Amériques, la France et plus tard en Palestine – ces sociétés étaient de plusieurs types : sociétés d’originaires d’une ville ou région de Pologne, société d’entraide sans indication géographique particulière, groupes professionnels ou encore comités locaux, de quartier comme à Paris ou de ville en province.

Ce type d’organisation est devenue un objet d’étude à part entière à mesure que se développaient les travaux sur les populations immigrées et leurs lieux de sociabilités. Les travaux pionniers concernent les landsmanshaftn américaines, qui étaient de loin les plus nombreuses. En 1938, la seule ville de New York en recensait 2468. Au même moment, la ville de Paris ne dénombrait que 150 sociétés de secours mutuel juives. Dans la Palestine mandataire puis en Israël, les sociétés d’originaires se formaient plutôt par pays – Pologne, Roumanie – que par ville.

En France en revanche, dominaient les sociétés d’originaires par ville (Bialystok, Minsk Mazowiecki) ou d’une région (Lublin et environs, Bessarabie, Galicie), même s’il existait également des associations nommées d’après le lieu de résidence des migrants (Carreau du Temple, Amicale du XVIIIème) ou encore selon leur fonction (Amicale de Récupération, Renaissance juive, Entraide Fraternelle). Des divisions politiques existaient également entre les différentes sociétés et il n’était pas rare que des scissions interviennent entre originaires pro-communistes et ceux qui optaient pour une orientation plus bourgeoise ou sioniste. En 1923, une Fédération des Sociétés juives de France est fondée pour coordonner l’activité des sociétés de secours mutuels. Elle mettait à disposition de ses adhérents plusieurs institutions, dont un fonds de démarrage économique, un service juridique et d’aide aux étrangers, ou encore un service social (visites aux hôpitaux, distribution de colis alimentaires et assistance aux malades). Dans le cadre du service culturel, elle organisait des cours complémentaires, elle mit sur pied une « Université populaire », autrement dit des cycles de conférences en yiddish et en français, à Paris comme en province, et possédait également sa propre revue, Unzer Kiyoum (Notre existence). Cette Fédération fut doublée à partir de 1938 d’une Union des Sociétés juives de France – Farband en yiddish – qui regroupait les sociétés à visée plus laïque et ouvriériste. L’objectif de cette nouvelle association était tout autant d’aider les coreligionnaires que de soutenir le prolétariat juif. Elle ouvrit notamment deux cantines populaires pour soulager les réfugiés juifs d’Allemagne et d’Autriche.

Au total, en France, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, ces landsmanshaftn, au delà de leur diversité de constitution ou d’affinités politiques, regroupaient au moins 20 000 familles soit l’immense majorité des Juifs polonais.

Des lieux d’entraide

 

Ces sociétés étaient tout d’abord représentatives d’un extraordinaire phénomène socio-économique de solidarité communautaire qui perdura tout en se transformant par-delà les générations. Fondées à une période où la sécurité sociale n’existait pas encore en France, elles jouèrent un rôle important dans l’intégration des générations successives de travailleurs immigrés. Elles sont ainsi comparables à d’autres associations d’originaires, regroupant aussi bien des nationaux (par exemples les amicales auvergnates à Paris au début du XXe siècle) que des immigrés – associations d’Italiens ou de Polonais en France dans l’entre-deux-guerres. Fondées sur le modèle des caisses sociales qui naissent durant tout le XIXe siècle – entraide sociale, assurance et philanthropie – leur mise en place et surtout leur capacité d’innovation renvoient aux institutions ayant préexisté au Welfare State, dont plusieurs travaux récents ont montré qu’elles s’étaient constituées aussi hors de l’État et avec un rôle majeur des groupes minoritaires, particulièrement en Europe centrale. Les landsmanshaftn reprennent en partie ce modèle – avec la règle des cotisations, des distributions, leur rôle dans l’éducation sociale. On observe ainsi un transfert culturel depuis l’Europe centrale et en particulier depuis la Pologne – où elles étaient la norme auprès des communautés juives – pour l’organisation de la vie des Juifs dans l’exil et l’émigration.

Cette fonction d’aide sociale devint progressivement secondaire avec l’amélioration de la condition sociale des sociétaires et surtout, après 1945, avec l’instauration d’un système social qui, bien qu’excluant au départ les travailleurs immigrés précaires et les petits artisans et commerçants, souvent non déclarés, nombreux dans ces sociétés, allait progressivement remplacer cette fonction initialement dévolue aux landsmanshaftn. Mais elle ne fit que passer au second plan, derrière d’autres fonctions, notamment celle d’accueil et d’intégration des nouveaux immigrés.

Des lieux de sociabilité et d’intégration

Élargissant la dimension d’entraide, ces organismes ont également développé tout un éventail d’activités articulées autour de domaines aussi variés que l’enseignement, la culture et le sport. Ces initiatives favorisaient la sociabilité dans un « entre soi ». On peut également mentionner les bals des sociétés, qui étaient non seulement une occasion de se retrouver, mais aussi, les années passant, un microcosme suscitant l’espoir, souvent vain, que ses enfants qu’on y traînait de force y trouvent l’âme sœur « parmi les siens ».

Surtout à leurs débuts, ces différentes activités visaient surtout à l’intégration des affiliés à ces organisations dans la société d’accueil. Elles proposaient des cours de français et d’histoire, des excursions invitant à la découverte du pays, des sorties culturelles ou aidaient leurs membres dans les démarches à caractère administratif ou juridique. Le rôle de ces sociétés en matière d’intégration des immigrés juifs à l’espace d’accueil a ainsi été plus durable et tout aussi essentiel. Certes, là encore, le rôle d’aide à l’acculturation dans un nouveau « pays » – qu’il s’agisse de la région parisienne pour les Auvergnats, et de la France pour les Polonais, juifs ou non, n’est sans doute pas spécifique à des associations. Toutefois, le rapport à la région ou au pays d’origine est sans doute plus compliqué lorsque le retour était vécu comme difficile sinon exclu. C’était le cas de la plupart des Juifs polonais partis de Pologne depuis la fin du XIXe siècle – encore que les liens n’avaient pas encore été aussi rompus que les récits rétrospectifs de ces migrants et de leurs descendants l’ont affirmé. Certes, le retour d’émigrés italiens fuyant l’arrivée de Mussolini au pouvoir à partir de 1922, celui des Républicains espagnols après la victoire de Franco ou encore après-guerre celui des exilés hongrois fuyant la répression soviétique, était tout aussi problématique, mais la question se posait avant tout en termes politiques. Pour les Juifs polonais, et surtout après la Seconde Guerre mondiale, l’impossibilité du retour était due à la disparition du monde qu’ils avaient quitté, le shtetl ou du moins, une vie communautaire juive florissante et sans commune mesure avec ce qu’ils pouvaient reconstruire en immigration.

La rupture de la Seconde guerre mondiale

Lorsque la guerre éclata en 1939, les sociétaires juifs furent d’emblée concernés et extrêmement mobilisés. A titre individuel ou collectif, ils s’engagèrent, le plus souvent clandestinement, dans de nombreuses activités d’aide sociale puis de sauvetage de la population juive immigrée, menacée par les premières mesures prises par Vichy. Fournissant faux papiers et passeurs, la Fédération des Sociétés juives de France contribua au sauvetage de milliers de vies. De son côté, les membres de l’Union des Sociétés juives de France furent nombreux à s’engager dans des actions de résistance, notamment à travers la Main d’œuvre Immigrée (MOI), l’Organisation Juive de Combat (OJC) ou dans les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI). Conjointement avec d’autres organisations, des membres du Farband participèrent à la création du Conseil représentatif des institutions juives de France en 1944.

Il n’en demeure pas moins que les landsmanshaftn payèrent un lourd tribut durant la guerre, avec la disparition de très nombreux de leurs membres, affaiblissant ainsi la plupart d’entre elles, voire conduisant à la disparition de plusieurs sociétés. Par ailleurs, le flux constant de nouveaux immigrés en provenance d’Europe centrale s’était tari. L’installation en France de quelque 15 000 Juifs polonais en 1945-1950 ne compensa jamais vraiment les pertes de la guerre et ne fut plus suivi d’autres vagues migratoires significatives en nombre. Surtout, la transmission aux jeunes générations nées en France n’était pas véritablement une priorité. C’est ainsi qu’en 1980, le nombre des landsmanshaftn en France n’était plus que de 56 contre 170 avant la guerre.

Après la Shoah, un réceptacle mémoriel

Au-delà de leur fonction sociale et de leur rôle complexe dans les recompositions identitaires de leurs sociétaires, à la fois en tant que vecteur d’intégration et de cristallisateur d’identités juives recomposées, renouvelées et choisies du fait même de l’appartenance à ces institutions, les landsmanshaftn peuvent enfin être analysées comme des « lieux de mémoire » au sens forgé par Pierre Nora ou encore des lieux de « silences de la mémoire », tels qu’étudiés par la sociologue Nicole Lapierre dans son analyse des récits de vies des anciens habitants juifs de la ville de Płock en Pologne, répartis de par le monde. En effet, dès la fondation de ces sociétés, en particulier pour les sociétés d’originaires, un lien existait avec le lieu d’origine, même si la plupart des sociétaires ne provenaient pas de la ville-éponyme de leur société mais plus souvent « des environs ». Du reste, nombreuses furent les sociétés à adopter ce qualificatif dans leur nom : « Originaires de Brest-Litovsk et les environs » (fondée en 1924), « Amis de Kielce et environs » (1929) ou encore « Originaires de Wilno et des environs » (1938). Si ce lien était surtout emprunt de nostalgie mêlée d’amertume alors que les retours étaient déjà peu fréquents, il était toutefois maintenu, ne serait-ce que par la correspondance familiale. Après la Shoah et la disparition du monde juif de ces villes et villages, ces liens se firent plus fragiles encore, plus symboliques que réels, même si l’on peut constater par exemple qu’encore en 1982, la Société de Varsovie et des Environs accordait un petit soutien financier à la maison de retraite juive de la ville de Varsovie. En remontant dans le temps de l’immédiat après-guerre où les rescapés juifs étaient plus nombreux en Pologne, les liens avec le pays « réel » d’origine étaient plus intenses. On peut citer comme exemple de tels liens la correspondance entretenue au sortir de la guerre entre les institutions communautaires juives polonaises et les sociétés d’originaires en France et dans le reste du monde au moment des premiers projets de rédaction de livres du souvenir.

Le plus souvent regroupées d’après leur ville ou bourgade d’origine, ces sociétés faisaient le lien avec le pays de départ, la famille qui y était demeurée et surtout, après la Shoah, elles devinrent des communautés virtuelles, transnationales de par leurs liens avec d’autres originaires de par le monde et également des communautés de substitution à celles exterminées en Pologne.

Landsmanshaftn et identité juive, de 1945 à nos jours

Ce rôle de « gardiennes de la mémoire » se traduisit aussi par la publication, notamment par ses sociétés, de plusieurs centaines de Livres du Souvenir, monuments mémoriels entre nostalgie et histoire. Ces livres étaient une entreprise collective, impliquant jusqu’à une centaine de personnes. Généralement, un comité était formé pour coordonner le projet, ses membres sollicitaient de la part des sociétaires des documents pour le livre – photographies, lettres, cartes, témoignages – qui étaient ensuite compilés dans un volume, publié grâce à des dons et autres collectes. On dénombre actuellement 647 livres du souvenir, pour la plupart édités par des landsmanshaftn dans les Amériques ou en Israël. Cinq seulement virent le jour en France, dont Le Livre de Lublin en 1952. Épais volume de près de 700 pages retraçant l’histoire des Juifs dans cette ville des origines à la Shoah, le projet de ce Livre fut initié en Pologne même, à l’initiative de rescapés originaires de Lublin et regroupés en une société. Cette exemple montre aussi les étroites coopérations et circulations entre ces originaires – avant leur départ massif à la fin des années 1940 – et ceux vivant en France, aux États-Unis et en Israël, éclairant les différences et similitudes de fonctionnement entre ces sociétés.

Un dernier élément caractéristique de ces sociétés est leur rôle d’instance de préservation d’une certaine survivance de la langue yiddish, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Ces landsmanshaftn étaient en effet les rares lieux – à l’exception de quelques cafés, jardins parisiens ou encore cabarets et théâtres yiddish – où cette langue était encore parlée alors même que paradoxalement, elle cessait d’être transmise dans les familles ou d’être enseignée dans les cours complémentaires pour enfants. Quand, peu à peu, les activités culturelles purent prendre le pas sur l’aide de première nécessité, celles-ci se firent pour l’essentiel autour du yiddish. C’est ainsi que la société « Les Enfants de Lublin », fondée en 1929 et profondément remaniée après la disparition brutale de nombre de ses membres durant la Seconde guerre mondiale, décida de coopérer avec d’autres sociétés voisines géographiquement de Lublin (Krasnik, Lubartow, Pulawy) afin d’accroître leur activité. Elles mirent sur pied un comité chargé notamment d’organiser des soirées culturelles pouvant rassembler jusqu’à 300 personnes. On y parlait d’écrivains yiddish, les classiques mais aussi les jeunes pousses, comme Moshé Shulshtayn qui présenta son livre A boym tsvishn khurbes [Un arbre parmi les ruines] publié à Paris en 1947.

Enfin, au delà des Livres du Souvenir, dont la valeur cognitive est aujourd’hui reconnue, ces sociétés ont aussi permis la publication de pépites littéraires méritant d’être sorties de l’ombre. C’est notamment le cas du premier livre de Leïb Rochman, rescapé de la Shoah relatant sa survie et celle de ses proches, cachés dans la campagne polonaise sous la forme d’un journal intime écrit pendant la guerre et remanié à la Libération. Rédigé en yiddish, il avait été publié en 1949 à Paris, par une landsmanshaft, la société des Amis de Minsk-Mazowiecki. Des fragments en avaient été lus en Israël, où l’auteur avait émigré, précisément le 26 novembre 1951, à l’occasion du neuvième anniversaire de l’extermination des Juifs de Lublin.

Les Landsmanshaftn ont commencé à décliner dans les années 1960, n’étant pas renouvelées par l’immigration ni par la deuxième génération. La plupart d’entre elles ont cessé d’exister ou ont fusionné avec d’autres pour poursuivre leur activité réduite à l’organisation des funérailles de leurs membres vieillissant. Toutefois, les enfants et petits-enfants de sociétaires regardent parfois avec nostalgie ces organisations et certains s’efforcent d’en reconstituer l’histoire ou d’en préserver la mémoire.

Car les Landsmanshaftn, tout comme leur production mémorielle et littéraire nous font plonger dans le monde englouti de la Yiddishkeit, de sa sociologie, de ses préoccupations. Alors que nous croyons tout savoir de ce monde à cause des effets de mémoire liés à la Shoah et des récits mémoriels dont la production ne cesse paradoxalement d’augmenter à mesure que les survivants s’éteignent, nous en savons en réalité encore très peu. Pour cela, il faut connaître le yiddish et se plonger dans ces sociétés et leur littérature, ces Livres du Souvenir et ces documents épars témoignant de cet univers si ébranlé par la Shoah et qui tenta de préserver la mémoire des disparus dès l’immédiat après-guerre. Les questions que ces sociétés posent, en particulier pour la période de l’après-guerre, dépassent largement la sphère de la société juive : comment s’accommoder de la disparition d’une population, d’une civilisation ? Suffit-il de se souvenir, de commémorer – comme le firent les landsmanshaftn ? Comment sortir d’un deuil nécessairement communautaire ?