Justes de France

Sarah GensburgerFrankfurt University CNRS/ISP (Université Paris Ouest Nanterre)
Paru le : 19.11.2014

Depuis maintenant plus de dix ans, les « Justes de France » sont régulièrement honorés au plus haut niveau de l’État. Aujourd’hui vernaculaire, le terme de « Juste » n’a pourtant fait son entrée que récemment dans le vocabulaire national.

Le 19 août 1953, en Israël, les membres de la Knesset votent la création de l’Institut Yad Vashem afin de préserver le souvenir des martyrs et des héros du génocide ; reprenant une expression d’origine talmudique, ils lui confient la commémoration des « Justes parmi les Nations », « ces non-Juifs qui ont aidé des Juifs au risque de leur vie ». Du fait des difficultés matérielles rencontrées par Yad Vashem, cette mission reste pourtant lettre morte jusqu’au procès Eichmann et à la création d’un département dédié aux Justes en 1963. Depuis lors, une commission présidée par un juge de la Cour suprême statue sur la base de deux témoignages de personnes juives qui considèrent avoir été sauvées. Les nominations donnent lieu à la remise d’une médaille et d’un diplôme au cours d’une cérémonie officielle assurée par le Ministère des Affaires étrangères d’Israël.

Jusqu’au milieu des années 1980, peu de Français sont reconnus Justes. À partir de 1985, toutefois, d’anciens résistants juifs se mobilisent pour faire connaître le titre en France. Au 1er janvier 2014, la France compte 3760 Justes. Dans la première période, les cérémonies de remises des médailles étaient rares et le plus souvent organisées dans un lieu communautaire ou israélien, elles se déroulent désormais presque systématiquement dans des mairies et bénéficient d’une large publicité. En 1995 l’Assemblée nationale célèbre pour la première fois les sauveurs. Lors de son discours historique du 16 juillet, le Président de la République, Jacques Chirac, reconnaît les « Justes parmi les Nations » comme de nouveaux héros nationaux.

Ce discours marque le début de la réappropriation progressive de la catégorie honorifique israélienne par l’État français. Le 10 juillet 2000, le Parlement rebaptise ainsi la journée du 16 juillet : « Journée commémorative des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux “Justes” de France ». En janvier 2007, à la demande de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Jacques Chirac inaugure une plaque dans la crypte du Panthéon pour signifier « l’Hommage de la Nation aux Justes de France ». Grandiose, la cérémonie fait l’objet d’un consensus politique. Élargissant la notion israélienne pour y inclure tous ceux qui sont encore, et resteront à jamais, « anonymes », ce texte commémoratif finit de faire entrer ceux qui sont désormais désignés du terme de « “Justes” de France » dans la mémoire historique nationale.

Ces nouveaux héros y remplissent la même fonction rhétorique que, jadis, les Résistants. Puisque, fait historique avéré, les trois-quarts des Juifs présents en France en 1940 ont échappé à la déportation, les quelques milliers de Justes reconnus par Yad Vashem ne constitueraient qu’une petite part de l’ensemble des sauveteurs, qui ont été majoritaires au sein de la population française. Cette seconde partie du raisonnement n’a que peu de fondements historiographique. S’il est certain que les dossiers constitués dans le cadre de la procédure d’attribution du titre israélien ne répertorient qu’une partie des individus qui ont effectivement aidé des Juifs, les travaux d’historiens sur les raisons de la survie des trois-quarts des Juifs de France sont encore peu nombreux et le plus souvent partiels, voire lacunaires. Ce sont plutôt la relative mixité de la société française, l’ampleur du territoire et l’importance de l’espace rural en son sein, l’occupation différée de la zone sud ou encore l’existence de frontières avec des pays neutres, pour ne citer que quelques exemples, qui sont autant d’hypothèses aujourd’hui considérées par les chercheurs. Ici, comme souvent, la mémoire précède l’histoire.