Musulmans

Paul Bernard-NouraudEHESS, Paris I Panthéon-Sorbonne
Paru le : 11.04.2015

En allemand Muselmann, forme vieillie de l’allemand moderne Moslem, en yiddish : Musulman, en polonais : Muzułman, …

Dans le contexte des camps nazis, le terme de « musulman » dénommait les déportés, hommes et femmes (la déclinaison néologique Muselweib étant apparu au camp de femmes de Ravensbrück) de toutes catégories qui, parvenus à un état de faiblesse et de cachexie extrêmes, semblaient s’être résignés à la déchéance et à la mort auxquelles les vouait le système concentrationnaire nazi. Aux yeux des autres déportés, cette résignation constituait un péril qui justifiait que les « musulmans » soient rejetés en marge des stratégies de survie collectives et individuelles, qu’ils se trouvent, comme l’écrit Wolfgang Sofsky, en état de « mort sociale » (L’Organisation de la terreur. Les camps de concentration, p. 253), versant de l’ « absolue solitude » qu’éprouvaient les déportés selon David Rousset (Les Jours de notre mort, p. 464) et de la « désolation » qui caractérise la situation de l’individu atomisé en régime totalitaire selon Hannah Arendt (Les Origines du totalitarisme. Le système totalitaire, p. 225). En d’autres termes, et compte tenu de la finalité des camps de concentration nazis (produire des sous-hommes et les éliminer), si les « musulmans » constituaient des exceptions dans les camps, ils menaçaient d’en devenir la règle.

Exemplarité

Sur le plan de l’analyse historique, les « musulmans » constituent donc des exemplaires de l’idéologie nazie, sans pour autant en être exemplaires. La distinction est de taille et comporte deux prémisses importantes pour une appréhension juste de la figure du « musulman ».

La première fait valoir que l’analyse du « musulman » est inopérante si elle néglige le cadre spécifique qui a permis son émergence, à savoir l’idéologie nazie et sa réalisation, au sens fort de ce qui fait passer son projet du plan des idées à celui des réalités constatables ; l’idéologie se soutenant a posteriori de ses réalisations à l’image des prophéties autoréalisatrices. Réciproquement donc, l’analyse de l’idéologie nazie depuis la figure du « musulman » permet de montrer comment le nazisme, à tous les niveaux de sa politique, a été conçu comme une mise en conformité du réel avec les idées et les images qu’il avait projetées sur lui, comment le nazisme relève de ce que l’on a appelé une esthétique incarnée.

La seconde prémisse limite, à l’inverse, le champ d’exemplarité de la figure du « musulman » dans la mesure où le nazisme dépasse l’esthétique incarnée qui en constitue le moteur dès lors que l’on sort de la perspective concentrationnaire pour aborder sa perspective génocidaire. Dans les espaces du génocide par balles et dans ceux des centres de mise à mort, il n’y a plus de « musulmans ». Dans les deux cas, la plupart des victimes ont été assassinées avant d’avoir été réduites à l’état de « musulman ». C’est cette immédiateté de la mise à mort que Claudine Kahan et Philippe Mesnard ont désigné par l’expression « paradoxe de Birkenau » (Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz, p. 58), expression qu’ils ont opposée à celle de « paradoxe d’Auschwitz » forgée par le philosophe Giorgio Agamben, lequel a précisément fait du « musulman » la figure exemplaire du nazisme et, incidemment, de la modernité (cf. Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo Sacer iii). Or, en tant que figure, le « musulman » ne permet pas d’appréhender le sens même et l’unicité du génocide perpétré par les nazis : non seulement réduire les hommes à l’état de sous-hommes, mais aussi, sans passer par la phase de déshumanisation totale propre aux espaces concentrationnaires, immédiatement les anéantir.

Origines

Sur le plan du témoignage, on peut noter que la plupart des survivants ont fait mention de cette figure, que ce soit oralement ou dans les écrits et les dessins qu’ils ont laissés, sans avoir été pour autant en mesure d’expliciter clairement et de manière consensuelle l’origine de la dénomination. Que celle-ci se réfère aux musulmans réels semble en revanche indéniable. Un fonds de représentations a sans doute rendu possible ce rapprochement entre des musulmans décrits depuis le milieu du xixe siècle par l’iconographie et la littérature colonialistes et orientalistes et les « musulmans » des camps nazis. Le nombre de textes, de peintures et de photographies de provenance occidentale qui décrivent et présentent les musulmans en des termes et sous des traits en tous points analogues à ceux des « musulmans » est trop important pour qu’il soit possible d’en faire le décompte (l’ouvrage d’Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident n’a fait sur ce point qu’amorcer une telle recension, tout en négligeant explicitement le corpus pictural). Cela autorise cependant à ce que l’on parle d’un fonds, aussi bien textuel qu’iconographique, largement partagé par les Européens de la première moitié du xxe siècle.

Ce fonds commun a en effet permis que des déportés issus d’horizons linguistiques, culturels et sociaux très divers reconnaissent dans les « musulmans » des musulmans, ou plus précisément que les premiers évoquent à leurs yeux les images qu’antérieurement ils se faisaient des seconds. Sans entrer dans la diversité des processus de reconnaissance que le principe d’évocation met en œuvre, on peut néanmoins estimer qu’à leur origine se trouve une imprécision fondamentale et que c’est justement l’imprécision de l’« image » que les déportés avaient des musulmans réels qui a fait dans les camps du terme de « musulman » une dénomination largement acceptable et acceptée par les déportés. Son intégration dans la « langue », par définition orale, qu’a été l’argot des camps (cf. sur ce sujet l’article pionnier de Georges Straka, « L’argot tchèque du camp de Buchenwald », Revue des études slaves, tome 22, fascicule 1-4, 1946, p. 105-116) a en outre été facilitée par la proximité phonétique du mot même de « musulman » dans la plupart des langues européennes.

Comme pour toute « invention » ou toute figure langagière en ce que la figure implique un déplacement du sens premier d’un mot, il est particulièrement difficile de déterminer l’attestation première du mot – l’origine du déplacement –, autrement dit d’en trouver l’auteur. En l’occurrence, on ne peut pas même préciser si cette attestation originelle a été le fait des déportés eux-mêmes ou bien de leurs gardiens qui ne l’ont cependant pas utilisée dans leurs documents officiels. Ce qui est avéré en revanche c’est que sa première occurrence documentée est le fait d’un déporté polonais du camp de Sachsenhausen-Oranienburg du nom d’Aleksander Kulisiewicz, artiste de cabaret qui a continué après la guerre à interpréter une chanson écrite par lui et intitulée (en polonais et en allemand) Muzułman Kippensammler (Musulman ramasseur de mégots), ainsi qu’une danse dite du « musulman ». On sait en outre d’après son propre témoignage que Kulisiewicz a chanté Muzułman Kippensammler en juillet 1940 devant ses codétenus. D’après la plupart des témoignages, il semble cependant que ce soit ensuite depuis le camp d’Auschwitz-Birkenau que le terme se soit diffusé au gré des transferts de déportés, au point qu’on a généralement admis que le terme y avait été formé, ce qu’infirme la chronologie des faits : en juillet 1940 le camp d’Auschwitz-Birkenau était encore en construction. Enfin, on ne sait pas si Kulisiewicz est l’auteur de la dénomination ou s’il a repris un terme déjà en usage parmi les déportés de Sachsenhausen-Oranienburg.

Postérité

Il semble que le terme lui-même ait partiellement subsisté au sein des communautés de survivants après l’ouverture des camps (on trouve des usages immédiatement postérieurs notamment chez Tadeusz Borowski dans La Bataille de Gründwald, et plus tardifs dans le récit d’Agata Tuszynska, Une histoire familiale de la peur). Mais c’est dans le domaine graphique que celui-ci semble avoir connu la postérité la plus importante quoiqu’en perdant alors sa dénomination originelle et spécifique de « musulman » pour valoir pour l’ensemble des victimes de déportations. Dès l’après-guerre en effet, les représentations de déportés, notamment pour les monuments commémorant la déportation, se sont plus ou moins explicitement inspirées des corps des « musulmans » tels qu’ils avaient été décrits ou dessinés par les survivants, parfois eux-mêmes les auteurs desdits monuments.

Le regain d’intérêt qu’a suscité cette figure à partir du milieu des années 1980 jusqu’à aujourd’hui (notamment avec l’article d’Emil L. Fackenheim, « The Holocaust and Philosophy », et plus encore l’année suivante avec le chapitre iii intitulé « La honte » de Primo Levi dans Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz) dans le domaine historique et théorique, figure souvent considérée comme trop négligée jusqu’alors. C’est en particulier à la suite des pages que Levi leur a consacrées qu’ils ont pu apparaître comme la figure paradigmatique des déportés qui ont péri et n’ont pas témoigné, comme les symboles de la part de silence testimonial que recèlent les camps.

La réalité historique et testimoniale est plus contrastée : de nombreux témoignages portent la trace plus ou moins explicite d’une reconnaissance voire d’une identification avec les déportés dénommés « musulmans ». Des auteurs comme Elie Wiesel, Filip Müller, Paul Steinberg, Fred Sedel et Rudolf Vrba, ou encore le peintre Yehuda Bacon ayant reconnu a posteriori qu’ils avaient été eux-mêmes, au cours de leur déportation, des « musulmans ».