Euthanasie et Shoah

Jean-François ForgesHistorien de la Shoah et du système concentrationnaire
Paru le : 18.12.2015

La volonté de créer une société uniformisée autour d’un modèle d’humanité conforme à l’utopie nationale-socialiste a conduit la SS à imaginer un monde peuplé d’aryens au physique de type nordique et conformes aux canons des statues héroïques sculptées par Arno Brecker ou Joseph Thorak. L’esprit du temps, depuis la fin du XIXe siècle, dans de nombreux pays, était à l’eugénisme, à la sélection, à la protection des « meilleurs » et à la mise à l’écart des porteurs de « mauvais gènes ». La politique du IIIe Reich a visé à mettre en application les principes de purification sociale par l’assassinat des handicapés physiques et mentaux, aux vies « sans valeur » dont l’entretien coûtait cher aux contribuables et dont la survie menaçait la beauté et l’hygiène de la race.

 L’Aktion « Euthanasie »

 Déjà dans le cours de l’année 1939, un « Comité du Reich pour l’étude scientifique des maladies graves héréditaires et congénitales », créé auprès de la chancellerie du Führer, réfléchissait à la manière de mettre fin aux existences « indignes d’être vécues ».

La guerre qui détourne l’attention crée les circonstances les plus favorables pour passer à l’acte. La décision est prise en octobre, mais le document, signé par Hitler, est antidaté du 1er septembre 1939, jour du début de la guerre. Deux personnalités de la chancellerie du Reich, Philipp Boulher et le docteur Karl Brandt sont chargés de constituer une équipe médicale pouvant accorder une « mort miséricordieuse » aux malades incurables. Le siège de l’opération, dirigée par des hommes comme Martin Borman, Christian Wirth ou Victor Brack, se trouvait à Berlin, au 4 de la Tiergartenstrasse et l’opération prit plus tard le nom de T4. La plupart des personnes sollicitées pour participer à l’opération, sous le sceau du secret, acceptèrent. Il y eut 6 instituts d’euthanasie : Brandenburg-Havel près de Berlin, Bernburg près de Magdeburg, Sonnenstein-Pirna près de Dresde, Hadamar près de Coblence, Grafeneck près de Stuttgart, Hartheim près de Linz en Autriche. Dans des chambres à gaz camouflées en salles de douche, la mort était donnée par le monoxyde de carbone stocké dans des bouteilles. Les corps étaient brûlés dans des fours crématoires par un Kommando SS, dans les centres d’euthanasie eux-mêmes. Une lettre de condoléances était envoyée à la famille de la victime assurant que les médecins avaient tout entrepris pour maintenir le malade en vie et que le corps avait dû être incinéré. Contrairement aux autres malades, les Juifs devaient être tués sans considération de la gravité de leur état. 5 000 Juifs furent assassinés au cours de l’Aktion T4. Ce furent les premières victimes de la Shoah.

La rumeur de l’euthanasie se répandit peu à peu en Allemagne, particulièrement dans les milieux protestants et catholiques. L’évêque de Munster, Clément Galen, déposa une plainte le 28 juillet 1941 contre inconnu pour assassinat et protesta ouvertement dans un sermon le 3 août. Hitler décida de suspendre l’Aktion le 24 août, jusqu’à la fin de la guerre, alors qu’elle avait déjà fait plus de 70 000 victimes. Mais l’euthanasie se poursuivit tout de même dans les camps de concentration de manière plus discrète sous le nom de code d’Aktion 14F13, mise en œuvre dès avril 1941.

L’organisation T4 ne fut pas dissoute et une euthanasie « sauvage » continua en particulier pour les enfants. Une partie des membres du personnel de mise à mort devenait cependant disponible et, fort de son expérience, fut envoyé à l’Est où les SS avaient pour eux d’autres projets dans l’Aktion Reinhard.

Les Einsatzgruppen

Les Einsatzgruppen (groupes d’intervention), étaient en principe chargés de veiller à la sécurité de l’arrière du front en luttant contre les partisans. Mais la guerre contre l’Union soviétique avait aussi un but d’anéantissement. Le 17 juin 1941, Heydrich informait les chefs des Einsatzgruppen qui dépendaient du SS-RSHA et travaillaient étroitement avec la Wehrmacht, qu’ils auraient à faire disparaître les francs-tireurs, mais aussi les communistes et les commissaires politiques, les saboteurs, les extrémistes et les Juifs, placés par la représentation nazie au rang des bolcheviks et des espions. Les Tsiganes nomades sont aussi suspects d’être des espions.

Quatre groupes vont parcourir l’arrière du front. L’Einsatzgruppe A, au nord dans les pays baltes, B au centre en Biélorussie, C en Ukraine et D au sud, en Crimée et jusqu’au Caucase. Ils comptent 3 000 hommes, mais sont renforcés par des forces de la police et de la Waffen-SS sous l’ordre des Höherer SS- und Polizeiführer, chefs suprêmes de la SS et de la police (par exemple Erich von dem Bach-Zelewski ou Odilo Globocnik) ainsi que par des supplétifs baltes ou ukrainiens. Les Einsatzgruppen reçoivent parfois le soutien de la Wehrmacht elle-même. Les massacres par balles se multiplient. Les Juifs sont systématiquement tués par centaines de milliers au cours de l’été et de l’automne 1941 à Minsk, à Ponary près de Vilnius, à Manenets-Podolski en Ukraine, à Riga, à Kiev dans le ravin de Babi Yar… Les massacres par fusillades de Juifs et de Tsiganes même sédentaires ont continué pendant toute la guerre. 1 400 000 Juifs au moins ont été tués de cette manière.

À partir de la fin de 1941, les SS vont encore augmenter leur capacité meurtrière par la création des centres de mise à mort alors que Heydrich réunit à Wannsee, le 20 janvier 1942, 14 responsables du Reich pour évoquer l’organisation de la mise en œuvre de la Solution finale de la question juive en Europe.

Le SS-Sonderkommando de Kulmhof

Les Einsatzgruppen avaient utilisé en Ukraine ou en Crimée, comme méthode d’assassinat, le monoxyde de carbone du gaz d’échappement dirigé directement à l’intérieur de la caisse de camions chargés de victimes. Ce fut la méthode utilisée par le SS-Sonderkommando de Herbert Lange (puis, à partir de mars 1942, de Hans Bothmann) à Kulmhof (Chełmno sur Ner), en Pologne, dans la région de Litzmannstadt (Łódź) dans le Warthegau. Les camions avaient été aménagés à Berlin par les services du SS-RSHA. Dans la période du 8 décembre 1941 à avril 1943, les Juifs, après avoir parfois passé la nuit dans un vieux moulin, étaient rassemblés dans le village lui-même, dans un ancien château et tués dans un camion garé devant une des portes. Les corps étaient dans une première période enterrés, puis ensuite brûlés par les Arbeitsjuden, contraints d’être les auxiliaires du SS-Sonderkommando, sur des bûchers dans la forêt de Rzuchów. De mars 1944 à la mi-janvier 1945, le camp reprit son activité meurtrière, en particulier pour liquider le ghetto juif de Litzmannstadt. Les Juifs étaient alors rassemblés dans l’église de Chełmno, puis conduits dans la forêt où ils étaient assassinés dans les camions à gaz, puis brûlés dans des fours installé dans une clairière.

L’estimation du nombre des victimes va de 150 000 à plus de 350 000, surtout des Juifs polonais mais aussi d’autres pays, des Polonais catholiques, et 4 500 Tsiganes.

L’Aktion Reinhard : les centres de mise à mort de Belzec, Sobibor, Treblinka

 Le SS-Sonderkommando Belzec.

Dans le Gouvernement général, la partie de la Pologne soumise mais non incorporée au Reich, Odilo Globocnik fut chargé d’une Aktion visant à anéantir les communautés juives et à s’emparer de leurs biens. Le premier camp fut construit à proximité immédiate du village de Bełżec à partir de la fin octobre ou du début de novembre 1941 sous la direction de Christian Wirth. Le centre de mise à mort a fonctionné intensément du 17 mars 1942 à la fin de 1942. Les bâtiments de réception des victimes arrivant après un voyage épuisant formaient le camp 1. Elles y entendaient un discours lénifiant puis, après avoir été contraintes de se déshabiller, devaient passer par un « boyau » protégé des regards extérieurs par des branchages selon un processus qu’on retrouve dans les trois camps de l’Aktion Reinhard. Elles passaient ainsi dans le camp 2 où elles étaient assassinées dans des chambres à gaz fixes, par le monoxyde de carbone fourni par un moteur de camion. Les victimes étaient ensuite brûlées sur des bûchers. Les biens étaient stockés dans des entrepôts avant leur expédition dans le Reich. Plusieurs camps de travail se trouvaient aussi dans le village de Bełżec. L’un, dans lequel ont travaillé des Tsiganes, a été créé dès le début de 1940 pour la construction des fortifications de la frontière entre les zones soviétique et allemande de la Pologne.

Le centre de mise à mort a été liquidé en juin 1943. Le site a alors été détruit. Selon les méthodes utilisées partout pour tenter de faire disparaitre les traces des crimes par les hommes de l’Aktion 1005 de Paul Blobel, ce qui restait des corps a été brûlé, la terre fut aplanie et l’on planta une forêt. Sans doute plus de 600 000 Juifs sont morts à Belzec.

 Le SS-Sonderkommando Sobibor

La construction a commencé en mars 1942 sous la direction de Richard Thomalla. Le premier convoi est arrivé le 7 ou 8 mai 1942. Le camp a fonctionné sur le modèle de celui de Bełżec, mais de manière moins intense, jusqu’en octobre 1943, date de la révolte qui mit un terme à son activité. Le nombre de victimes dépasse sans doute 250 000 Juifs.

 Le SS-Sonderkommando Treblinka

Le centre de mise à mort de Treblinka a été mis en service le 23 juillet 1942 dans des conditions particulièrement chaotiques jusqu’à l’arrivée de Franz Stangl et a fonctionné à la manière des autres centres de mise à mort, jusqu’à la mi-décembre. La plupart des victimes étaient gazées mais celles qui ne pouvaient pas se déplacer étaient abattues par balle dans un Lazarett (hôpital) sur lequel flottait le drapeau de la Croix Rouge. Puis, l’activité s’est ralentie jusqu’à la révolte du 2 août 1943. 700 000 à 800 000 Juifs sont morts à Treblinka. Là encore existait un camp de travail indépendant du centre de mise à mort. Il a continué à fonctionner jusqu’à l’automne 1944.

 Les révoltes

À partir du début de l’été 1943, si la liquidation des centres de mise à mort ne semble pas avoir été imminente, il s’est dessiné une modification dans la politique de la SS. Himmler voulait faire de Sobibor un camp de concentration pour trier et stocker les munitions mais on ne sait pas s’il voulait conserver le centre de mise à mort appelé dans sa directive « camp de transit ». Il est possible que l’idée de concentrer à Auschwitz l’essentiel de la machine de mort SS était alors envisagée.

Partout où les Juifs ont pu trouver des armes, comme à Varsovie en mai 1943 où à Birkenau en octobre 1944, ils se sont révoltés. Sans armes, les révoltes étaient désespérées. Les Arbeitsjuden de Belzec se sont révoltés à Sobibor où ils avaient été conduits au moment de la liquidation de Belzec en juin 1943. Les Arbeitsjuden de Kulmhof se sont révoltés en janvier 1944 au moment de la liquidation du centre de mise à mort. Ces révoltes ont été écrasées par les SS. En revanche, les révoltes à Treblinka et à Sobibor, préparées de longs mois à l’avance, ont sans doute infléchi les projets des SS.

À Treblinka, la révolte éclate le 2 août 1943. L’ingénieur Marcelli Galewski, responsable des Arbeitsjuden du camp I est souvent présenté comme le leader de la révolte. L’arrivée de quelques convois venant de Varsovie a redonné de l’espoir à ceux qui préparaient une révolte. Les insurgés ont réussi à fabriquer une clé du dépôt de munitions. Il était prévu d’incendier le camp et de tenter une évasion en masse. Les insurgés réussirent à incendier l’ensemble du site de mise à mort et à engager le combat contre les SS. Sur les 1 000 Arbeitsjuden, 400 ont pu s’enfuir mais seulement 70 ont réussi à survivre à la guerre.

À Sobibor, c’est l’arrivée pourtant tardive d’un convoi de soldats soviétiques juifs le 18 septembre 1943 qui a été déterminante. L’un d’eux, Aleksander Petchersky, « Sacha », prit la tête de la révolte. Il était prévu de tuer au couteau ou à la hache le plus grand nombre possible de membres du SS-Sonderkommando en les isolant sous divers prétextes pendant que d’autres détenus attaquaient les dépôts d’armes. La révolte a éclaté le 14 octobre 1943 et s’est déroulée comme prévu. Plus de 300 détenus ont pu s’enfuir mais seulement une cinquantaine a pu survivre.

Les massacres par fusillades ont continué après la fin de l’Aktion Reinhard. À Maïdanek, en 3 jours, du 3 au 5 novembre 1943, les SS ont tués près de 43 000 Juifs (Aktion Erntefest, fête de la moisson).