Lieux communs mémoriels : de l’institution du discours mémoriel à l’appauvrissement de son langage

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 11.03.2022

Pour saisir la mutation du discours quand elle s’est produite, il faut sans doute interroger autre chose que les contenus thématiques ou les modalités logiques, et s’adresser à cette région où les « choses » et les « mots » ne sont pas encore séparés, là où s’appartiennent encore, au ras du langage, manière de voir et manière de dire. (Foucault, p. VII)

Un constat. Lorsque l’on entend parler de mémoire, reviennent fréquemment de mêmes formules, de mêmes sentences dont le sens n’irait pas de soi si elles n’étaient lestées d’un important bagage de significations implicites paraissant, non seulement communément admises, mais solidement arrimées à elles-mêmes à n’en plus pouvoir bouger. Ces expressions circulent et se reproduisent jusqu’à devenir une des caractéristiques de ces phénomènes, événements, pratiques ou questions que l’on range dans l’orbe de la mémoire « collective », correspondant à la configuration actuelle qui régit majoritairement, en Europe du moins, notre rapport collectif au passé et à notre vision de celui-ci. À vrai dire, ce constat circule en ordre dispersé depuis la fin des années 1990, régulièrement assorti d’une moue sceptique ou d’une intonation critique. Le « devoir de mémoire » s’est ainsi fortement démonétisé après une ascension dont Sébastien Ledoux (2016) a retracé l’histoire très française. De même, qui se risquerait aujourd’hui à lancer les désormais paroles vaines « plus jamais ça », « plus jamais la guerre », alors qu’elles étaient pleines de sens au sortir des deux grands ravages mondiaux ?

Il s’agit d’aller au-delà du constat et de la « critique » qu’il draine pour poser l’hypothèse de lieux communs que l’on ne peut saisir indépendamment de la sémantique dans laquelle ils prennent place et fonctionnent, maintenant, à plein régime. Cette sémantique, qui inclut une mise en perspective de l’évolution et de la transformation de ces mots, de leur signification comme de leurs usages, entre évidemment dans l’encyclopédie pour laquelle « lieux communs » constitue plus qu’une entrée, une branche tout entière, voire un axe traversant l’ensemble du projet pour minutieusement en interroger chaque item. Aussi, avant de les passer en revue et d’en interroger quelques-uns, est-il important de rappeler (trop brièvement, ici) en quoi consiste cette catégorie du discours.

Petits aléas des topoi koinoi

Dans l’Antiquité, on a retenu l’acception de topos, lieu, et koinós, commun à tous (au pluriel topoi koinoi) pour désigner des catégories formelles d’arguments qui, ayant une portée générale, permettent de construire un raisonnement et, plus spécialement, un syllogisme (Aristote). À partir de Cicéron, l’image des lieux communs se dégrade. On leur reproche déjà stérilité et routine. Avec la Logique de Port-Royal, ils se recouvrent d’une connotation négative s’aggravant aux XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi à l’article « Lieu commun », le Littré (1877) mentionne, outre les précédentes acceptions, le fait qu’il y a là des « traits généraux que l’on applique à tout » pouvant s’entendre comme des « idées usées, rebattues ». Effectivement, rappellent Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, « le trivial n’est plus le carrefour d’une communauté […] il désigne cet espace de division, de distinction de l’individu et du social. Les lieux communs sont liés à la conservation, qui devient le champ par excellence de l’opinable » (1997, p. 18).

Cette nouvelle nature ne manque pas d’attirer les discours moqueurs – on se souvient de Bouvard et Pécuchet – ou virulemment polémiques : Léon Bloy contre le Bourgeois auquel il reproche, entre autres, d’être « borné dans son langage à un très petit nombre de formules. » (p. 10) Le lieu commun n’a pas bonne presse, alors qu’il devient un élément clé de la communication de masse. Il recèle un savoir partagé véhiculant des poncifs se faisant passer pour des « vérités éternelles » – et s’affirmant comme tels –, sans être sensibles aux réglages du sens commun dont, finalement, son caractère rigide et prétentieux n’en fait que la caricature.

En cela, il représente un véritable danger, du fait qu’il s’impose sans négociation, ne supportant, insiste Jacques Ellul, « aucune discussion de base » (p. 17). L’énonciateur s’en sert comme d’une idée qu’il ne viendrait pas à l’esprit de son destinataire – particulier ou collectif – de contester, même s’il adopte un ton polémique pour donner le change. Assurément, le lieu commun comporte une valeur autoritaire correspondant, aux niveaux social, culturel, académique ou politique, à la force rhétorique que lui attribue Marc Angenot quand il l’assimile à « toute proposition première, irréductible logiquement à une autre, présupposée dans un énoncé persuasif. » (p. 14)

Argumentatifs et pourvoyeurs de contenu, partiaux et autoritaires, déconsidérés et symboles de bêtise, les lieux communs ont-ils à voir avec le domaine si respecté de la mémoire ? Celle-ci aurait-elle avec eux la qualité du « commun » en partage ? Ou bien plus encore ? Détecte-t-on vraiment de tels phénomènes en mémoire, ou s’agit-il d’un mirage intellectuel derrière lequel se cachent d’autres sujets considérables et plus profonds ? Et quand bien même y aurait-il des lieux communs mémoriels, dans quel sens le seraient-ils : argument et contenu ? type ? ou bien poncif et idée reçue forçant aveuglément le jugement ? Leur usage mémoriel dénoterait-il une évolution, faisant regagner aux lieux communs leurs lettres de noblesse, ou bien une vulgarisation des questions mémorielles qui, relevant de l’éthique et de l’histoire, ne se prêtent pourtant pas aux sarcasmes ? Que nous apprennent-ils sur la façon dont notre rapport au passé se parle et, peut-être, parle à travers nous, nous parle, nous fait parler ?

Panoplie lexicale

« Lieu de mémoire », « ère du témoin », « zone grise », « témoin du témoin », « inimaginable », « boucherie de 14 », « extermination [ou mort] industrielle », « parler au nom des morts », « un passé qui ne passe pas » comptent certainement, en français, parmi les plus usités. Le dict d’Adorno selon lequel : « écrire un poème après Auschwitz est barbare » (p. 23) en serait devenu un, à force d’être diffusé, colporté et parfois galvaudé (ses contempteurs croyant voir en chaque poème d’après une catastrophe son évidente réfutation). « Trauma » s’ajoute à la liste, même s’il ne relève pas exclusivement du mémoriel et s’il est un mot plutôt qu’une expression. On remarque, dans la plupart des cas, un usage assertif, voire prescriptif de ces termes, chargés de pathos et de valeur morale, ou encore associés à une autorité intellectuelle.

Toutefois, certains sont accompagnés de leur contestation éventuellement péjorative, ayant comme par mimétisme intégré la verve polémique dont le lieu commun est depuis des siècles la cible. Il est ainsi régulièrement reproché à la « victime » de qualifier a priori sans distinction toute sorte de personnes ayant subi un tort – non que la catégorie soit à réfuter, mais sa généralisation dilue sa pertinence. Si son lexique est courant (victime, victimaire, victimisation…), sa contestation l’est tout autant. D’autres se sont périmés – « aller comme des moutons à l’abattoir », par exemple, ne se dit plus – ou ont fini au pilori. C’est que le lieu commun a une vie, et une fin. Même le statut de « l’irreprésentable » aurait perdu de son immunité depuis qu’a disparu celui qui s’en était fait le héraut à travers les médias1. Quant à la « Shoah comme paradigme », s’il a amplement circulé dans les années 1990, il semble aujourd’hui plutôt passé de mode.

Dans tous les cas, positif ou négatif, valorisant ou dépréciatif – et nous verrons que ces alternatives ne sont finalement pas très importantes –, un de leurs traits rappelle cette fonction phatique qui, d’après Jakobson (p. 217), permet d’assurer le contact en situation de communication. Les lieux communs mettent en évidence l’existence d’un champ lexical partagé dont la profération est perlocutoire, en ce qu’elle produit un indéniable effet, en l’occurrence intellectuel et psychologique, sur le récepteur aussi bien que sur le locuteur. Y sont associés des émotions, de la reconnaissance ou un rejet, de la satisfaction ou de l’irritation.

On remarque sans peine que leur usage déclenche un consensus chez le destinataire individuel ou parmi l’audience. Un mouvement de satisfaction. Il peut arriver que ces termes soient si attendus que ne pas les prononcer à certaines occasions étonne. Dire même que convoquer un lieu commun suppose une entente est déjà redondant. Cette consensualité, passant des cercles restreints à la vulgate, réalise la dimension commune de ces lieux simultanément propres au langage sur la mémoire et à une situation d’énonciation dans un espace socio-culturel déterminé.

Ces lieux sont un terrain bien sensible

L’unanimité que polarisent ces lieux communs rend leur déconstruction délicate, parce qu’ils réfèrent à des événements historiques d’une extrême gravité et, à la fois, y sont souvent associés des personnalités reconnues, voire renommées, qui les ont lancés. La double focalisation critique – regarder de très près avec distance – sur une pratique émotionnellement et intellectuellement partagée expose à d’éventuels rejets, et engage celui qui s’y risque sur un terrain narcissiquement fragile. Si le lieu commun mémoriel n’est pas confortable pour qui ne l’habite pas (n’abonde pas en son sens), c’est qu’il n’est pas seulement un fait de langage, ni l’apanage d’une classe (le bourgeois de Flaubert ou de Bloy, l’intellectuel d’Ellul). C’est un espace culturel mouvant où se rencontrent et se croisent différents groupes sociaux et communautaires concernés par une approche du passé culturellement comparable (ou, si l’on veut, une configuration mémorielle équivalente), même si les événements de référence sont différents (attentats terroristes, génocides, guerres, politiques autoritaires et ségrégationnistes, traite des esclaves, domination masculine) et si ces groupes sont, comme on dit, en conflit, en guerre ou en « concurrence » – expressions se rangeant évidemment au nombre des topoi koinoi du mémoriel.

Leur tracé décrit un lieu collectif culturel où, mutatis mutandis selon les faits et causes, l’on imagine se retrouver tous ensemble, notamment « contre l’oubli », pour « témoigner » de l’horreur qui a eu lieu, et parce que l’« on ne pourra plus dire que l’on “ne savait pas” ». Ils devraient, pour qui l’admet, œuvrer pour qu’une éthique d’après les catastrophes soit édifiée et entretenue à l’aune de la « transmission de valeurs morales pacifiques et démocratiques ». À ce titre, on comprend que la critique, plus timorée que ses apparats le laissent accroire, s’arrête généralement au seuil, avant de toucher à leur fonctionnement. Elle peut, certes, s’en prendre à certains, parmi les plus éculés ou prosaïques. Pas à ce qui les régit. Dévoiler que l’on a affaire à une catégorie non seulement spécifique au discours sur la mémoire – ce qui est déjà un pas –, mais représentative d’un discours de la mémoire est plus périlleux.

On a ainsi une très forte littérature disciplinaire historique, sociologique, ou relevant de champs d’études tels que les Memory Studies, sans réflexion – ou autoréflexivité – sur l’implication des acteurs, sujets et agents dans et par le discours qu’ils emploient, sans se demander si ce discours n’influerait pas sur leur penser, si une part de ce qui résonne à travers eux ne vient pas précisément de ce discours, sous la forme notamment des lieux communs qui nous intéressent ici. Autrement dit, l’heure serait venue de se demander ce que le discours fait à la mémoire.

Fonctionnements

Le lieu commun vivant de son usage et des enjeux d’ethos qu’il aimante, bien plus que de sa pertinence sémantique, s’avère être un élément important pour structurer l’argumentation du discours mémoriel, sans pour autant lui donner un contenu argumentatif à part entière. Mais si le discours mémoriel est balisé par la présence de ses propres lieux communs, c’est qu’il ne faut pas négliger que le réel auquel il renvoie généralement (l’irréversible, la fuite du temps, la mort, la destruction) tend à déstabiliser la volonté de savoir, quand elle n’est pas mise en échec face à lui. Accordons-leur alors que c’est pour l’armature qu’ils nous fournissent que l’on a recours à eux, d’autant que, on le verra, l’évolution de chacun porte certainement en elle une petite lueur de génie.

Étai

Les lieux communs ne rendent pas compte de la mémoire des violences extrêmes par la narration ou la description – les deux grands régimes du récit –, mais de façon synthétique et agglutinée suivant une logique tout à fait proche d’une nomination qui ferait corps avec ce qu’elle désigne : non pas la violence, mais la mémoire de la violence2 et qui ferait, en quelque sorte, exister cette mémoire en tant qu’acte de langage. Mais cela, tout en sachant que cette mémoire reste fatalement trouée (Raczymow) par ce à quoi elle réfère et, pour ainsi dire, ce qui en fonde l’identité : la perte – et non la rassurante négativité – dont il ne reste rien, même pas le rien (la chose), sinon sous forme de son reste que le mémoriel réinvestit en l’exposant dans ces autres lieux communs que sont les musées. Le lieu commun fonctionnerait ici comme une catachrèse3.

Ce réel se situant radicalement au dehors des normes, le discours mémoriel tend à produire et à déployer une scène reposant sur des présupposés qui sont moins indexés à ce qui lui échappe4, qu’à l’attente de réponse que suscite, déclenche ou induit la conscience aiguë que l’on a aujourd’hui des événements catastrophiques. La construction même du discours mémoriel repose sur ces lieux communs qui jouent un rôle de repères et de « marques » – que renforce parfois leur côté slogan – compensant en quelque sorte la fragilité d’un rapport référentiel dont la teneur peut, à tout moment, échapper à la connaissance.

Embrayeur

Ils assureraient même un rôle de clé de voûte entre le discours mémoriel et cette dynamique majeure de la mémoire collective qu’est la reconnaissance. C’est pourquoi, il ne faudrait pas leur dénier une utilité entre le moment de leur invention et celui où ils se figent en lieux communs, permettant à la connaissance sinon d’avancer, du moins de lui ouvrir le chemin qu’elle aura à se frayer. Aussi n’ont-ils, à un moment donné de leur existence, pas qu’un rôle d’étai, mais aussi d’embrayeur. On peut ainsi tout à fait concevoir qu’irreprésentable, indicible, inimaginable – parallèlement à leur charge apophatique et sans la remettre en cause – fonctionnent dans les contextes mémoriels comme une prétérition permettant d’embrayer une séquence. Rien de tel que de déclarer que l’on ne peut rien dire d’un sujet, que face à lui l’on reste coi […]. Pour aussitôt commencer d’en parler (dans l’histoire littéraire, l’incipit du Père Goriot témoigne par excellence de cette double stratégie rhétorique et narrative). Même si l’on n’empêchera pas que cela tourne au bavardage.

Car l’éclairage qu’il procure – l’espace d’un instant, de la conversion de la notion en un lieu commun – décroît rapidement. « Zone grise » en fournit un exemple remarquable. Forgée par Primo Levi dans les années 1970 comme notion heuristique, « zone grise » offre un véritable programme pour revisiter la sociabilité concentrationnaire (1989, p. 36-68), assurant, de surcroît, une critique acerbe des stéréotypes de la transmission testimoniale (ibid.). Or, cette « zone grise » commence très rapidement – la mort de Primo Levi peu après avoir publié ces textes facilitant certainement cette conséquence – à devenir une sorte d’expression valise où l’on fourre n’importe quoi. Écrasant sa propre historicité, elle passe du champ mémoriel à l’académique, puis au journalistique pour dire l’opacité d’une situation de contraintes politiques ou sociales, sans mettre au jour les conditions qui la rendent possible et les différences inhérentes à chaque contexte, des banlieues lyonnaises à la RDA, des geôles sud-américaines au Goulag.

Ainsi, la notion, bien qu’on puisse espérer, en tant que lieu commun, qu’elle permette d’acquérir l’intelligence d’un phénomène ou d’une structure, ne tarde pas à perdre de sa pertinence, à rétrécir, à se refermer sur elle-même, à devenir compacte. La voilà mutant du savoir à la doxa et, avec celle-ci, au statut de « vérité éternelle ». Du coup, c’est toute la question de la vérité qui s’en trouve déplacée, et le rapport à celle-ci transformé – ce qui n’est pas anodin quand il s’agit de mémoire historique dont certains des événements centraux sont exposés au négationnisme. Peut-être est-ce dû à ce que le lieu commun est rapidement investi par une sorte de pensée magique.

Totémisation

Ces lieux communs constituent autant de sombres témoins lumineux émettant dans notre direction les signes d’un savoir qui veut s’assurer (se rassurer) qu’il est encore en son pouvoir de traiter du réel à la fois passé et violent. Tout le lexique du pardon affirme ici son utilité discursive et rhétorique. De même, vu sous cet angle, « plus jamais ça », signifiant le désarroi du vide dont les disparus ne viendront pas combler la place dans les foyers, n’est pas si dérisoire ni ridicule. Après l’avoir moqué, regardons avec gravité le souhait enfantin ou religieux qui en émane. Comme si un mot ou une formule pouvait réparer, fût-ce par un tour de passe-passe performatif, la dévastation qu’une guerre moderne sait réaliser.

En eux, s’agite comme une pensée magique qui rappelle la parabole du signifiant flottant que Lacan tire de l’étude de la mana chez Lévi-Strauss. L’emploi non pas abusif, mais par abus de sens, du mot « génocide » sur des cas qui n’en relèvent pas juridiquement (Huyssen, in Mesnard, p. 564), en serait un exemple flagrant – encore ô combien délicat à souligner. « Génocide » : lieu commun de notre modernité tardive ? Sorti du cadre juridique d’origine qui lui confère son effectivité – mais aussi ses limites –, il serait devenu un des topoi de notre temps, mais aussi du discours sur les violences exterminatrices qui ont moissonné notre histoire et sur lesquelles celle-ci a poussé. La rigidité (et la bêtise) du lieu commun peut ainsi, dans le registre mémoriel, forcer à ressentir la chose comme intouchable. Véritable fétiche. On n’est alors pas à l’abri, en les pratiquant – certains d’entre nous en sont même virtuoses –, de la tentation de monumentaliser ce qu’ils désignent et/ou ceux qui les ont lancés et à qui ils sont affectés (« Shoah » et Claude Lanzmann, les « Lieux de mémoire » et Pierre Nora).

En ce sens, au-delà de leur contribution à l’argumentation mémorielle, ces lieux communs influent sur le rapport même à l’histoire telle qu’on l’imagine ; l’autorité qui leur est dévolue conditionne l’appréhension de l’événement, son intelligibilité – bornée par des mots qui ont précisément perdu leur ouverture et leur souplesse sémantiques – et, finalement, confortent une réception où le pathos est toujours prêt à l’emporter sur le jugement (Longin ; Molinié, 150 sq.). Il suffit de noter comment « trauma » a infléchi depuis une quarantaine d’années la perception des rapports à la violence extrême aux échelles collective, individuelle et domestique (il ne s’agit pas, par-là, de disqualifier le trauma – on voit immédiatement combien la question est, là aussi, prête à déclencher une levée de boucliers –, mais de restreindre ou de nuancer son champ d’application, de ne pas l’appliquer comme, excusez-moi l’expression, un « bouche trou » ou un, plus digne, mot-serrure).

Rétrécissement

Si de certains émane l’attraction du fétiche, c’est aussi que, passant par les agents du discours mémoriel, ils permettent à ceux-ci de s’imaginer qu’ils en sont à la fois gardiens et acteurs. Cette fonction l’emporte sur la validité des énoncés. Peu importe, par exemple, si l’« ère du témoin » est juste ou bien, partiellement, une construction intellectuelle ou encore, une interprétation qui a fini par réorganiser des faits à sa mesure, voire en partie à l’insu de qui l’a promue. L’expression circule, fonctionne, produit son effet – d’autant que, au commencement, il y avait effectivement un savoir, ou du savoir –, non sans que cette stratégie discursive porte également ses fruits en termes de bénéfice symbolique, au sens où Bourdieu l’a analysé, dans le champ intellectuel. Peu importe les apports des travaux sur l’après-guerre aux États-Unis d’Hasia Diner (2010) et, en France, de François Azouvi (2012) et les différentes tentatives pour nuancer cet autre topos qu’est le « silence des rescapés » dont l’« ère du témoin » s’inscrit en contiguïté. Peu importe même les attentions et projets littéraires, artistiques et institutionnels dont a fait l’objet la parole des témoins, depuis les années 1940 (Joutard, p. 125-160).

Que l’« ère du témoin » ait une pertinence dans le contexte juridique et politique (Seguev) précis du procès Eichmann pour signifier que, contrairement au procès de Nuremberg, la parole des rescapés du génocide des Juifs y avait toute sa place est une chose. L’établir en règle irréfragable en est un autre qui, due à la dynamique discursive qui l’a générée, relève dorénavant du lieu commun, non de son exigence scientifique initiale, surtout si l’on tient compte de l’emploi métaphorique – et qui en impose – du mot « ère ».

Performativité et autorité

Le problème tient à ce que le lieu commun fait penser qu’il y a un lien direct et étroit (son effet performatif) entre l’énoncé et son référent, alors que celui-ci est relégué aux calendes grecques derrière la collusion de l’énonciation et de l’énoncé, celle-là conférant à ce dernier son autorité. « C’est comme ça ! pas autrement », dit-il ou, du moins, veut-il nous faire entendre. Le lieu commun aplatit la perspective de la pensée dont il provient, il dénerve les débats que ses usages susciteraient sous l’arbitraire d’une sorte de superstition qui affecte la mémoire, comme si questionner certains de ses repères allait brouiller la géographie des victimes, à leurs dépens.

Dans cette perspective, le lieu commun s’accomplit en réalisant ce qu’il dit, chaque fois que se reconstitue, avec son lot de présupposés, la situation ou la scène énonciative où il se montre. Aussi, étudier le lieu commun ne peut faire l’impasse sur son appartenance à un discours mémoriel dont la validité, l’effectivité performative et l’autonomie le situent au-dessous du vrai et du faux, du positif et du négatif, de l’énoncé et du référent. Sans pour autant révoquer ou neutraliser ces catégories sur lesquelles repose néanmoins la connaissance.

Les leçons des lieux communs

Quelles leçons nous donnent-ils ? Émettent-ils des signes – peut-être à leurs dépens – qui permettraient de mieux comprendre le fonctionnement actuel du mémoriel ? Il s’agirait, en somme, non pas de se limiter à les expliquer et à les analyser, mais à percevoir ce dont ils témoignent chaque fois que nous en faisons usage, et chaque fois que l’on s’adresse à nous en les employant (chaque fois qu’on nous les adresse). Que nous disent ces lieux communs que nous n’entendons peut-être pas ou ne prenons pas pour ce qu’ils sont, tant la densité de leur circulation nous rendrait sourds ?

Référentialité. Ces termes et expressions nous disent que la cristallisation qui les caractérise fait perdre le rapport référentiel à la réalité qu’ils désignent – c’est un autre rapport qui se construit avec eux, performatif, ou métaphorique, ou magique. Ce qui paraîtrait un comble quand il s’agit d’une mémoire de faits et d’événements dont le souvenir serait comme un garant éthique ayant vocation à empêcher que ces violences se reproduisent. D’un autre côté, si l’on est déstabilisé par la violence de ce à quoi renvoient ces termes et expressions, est-il si étonnant que l’on se retrouve sur les îlots refuges qu’ils représentent ? La duplicité des lieux communs mémoriels : leur force tient à ce que leur rigidité passe pour de la stabilité, leur ambiguïté vient de ce qu’on les prend pour des réponses plus intelligentes qu’ils ne sont – dont l’intelligence s’est dissoute durant le procès qui, tautologiquement, a fait d’eux ce qu’ils sont.

Sismographie mémorielle. Les lieux communs – leur existence étant indissociable de leur usage – sont de remarquables indicateurs. Ils donnent une échelle du fonctionnement de l’économie et du dispositif discursifs qui les portent. Ce faisant, ils renseignent sur la normalisation du rapport au passé que produit le mémoriel. Le constat d’Amossy et Herschberg Pierrot selon lequel les « lieux communs sont liés à la conservation » (cf. supra) renforce cette idée. Or, par une sorte d’effet épistémologique pervers, les lieux communs ne risquent-ils pas de se substituer à ce qui dans une culture fait office de modèle ? Par exemple, la rhétorique du pardon et de la repentance fournit-elle vraiment – ou fournit-elle toujours – un modèle éthique aux gouvernants et, par leur relais, aux sociétés ? Ou n’est-elle pas une sorte de séquence discursive très codifiée, un kit propositionnel traductible automatiquement d’une langue à l’autre et répétée chaque fois qu’une circonstance catastrophique se présente ? On peut aller jusqu’à se demander si l’usage récurrent de lieux communs et leur formation dans et par le discours mémoriel ne viennent pas précisément gripper l’élaboration de cadres (modèles ou schèmes) qui, eux, permettraient d’appréhender le réel, de le rendre intelligible et d’interagir avec lui. La pédagogie mémorielle ne souffre-t-elle pas d’être investie par des lieux communs qui se substituent aux modèles qu’elle devrait enseigner ? Parce qu’enseigner l’histoire de ces violences dans une perspective mémorielle est, certes, un devoir éthique, mais une gageure pédagogique qui enchaîne les apories qu’habillent les lieux communs. En d’autres termes, les lieux communs nous signalent une rigidification du mémoriel et une perte des multiples étincelles qui, au contact du passé avec le présent et inversement, comme deux silex que l’on frotte, nous prodigueraient l’intelligence du réel.

NB : indépendamment de quoi, en-dehors du domaine de la mémoire, le monde académique n’est pas moins que les autres sujets à forger, convoquer, adopter et propager des lieux communs. Et à s’en satisfaire ou s’y réfugier.

 

ŒUVRES CITÉES

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1 Claude Lanzmann s’était fait reconnaître comme le porte-parole de cette question appliquée au génocide des Juifs, au point que l’on a perdu la mesure de l’importance du débat, notamment théologique, entre arguments iconoclastes versus iconophiles. Pour ce qui est de la part byzantine du débat, voir notamment Mondzain (1996).

2 Je ne développe pas ici cet aspect qui rappelle le vieux débat philosophique et linguistique, notamment entre Cratyle et Hermogène, autour de l’opposition entre arbitraire et motivation.

3 « La langue paraissant parfois ne pouvoir offrir de terme propre, on a recours à une dénomination tropologique, qui parfois se lexicalise […] La catachrèse répond à un besoin de dénomination en un seul vocable d’une réalité nouvelle ou considérée comme telle. » (Gradus, p. 104-105)

4 Maîtriser la violence extrême, en venir à bout, la domestiquer relève du fantasme ou du vœu pieux.