Martyres

Paru le : 11.03.2022

Le martyre a son origine à la fois dans l’Ancien Testament et dans le Nouveau Testament. Dans le Deuxième Livre des Maccabées (chapitres 6-7, Ancien Testament) qui est écrit en grec, le supplice d’Élizar et le supplice des sept frères rapportent des martyres, en -166, dont la structure correspond à ceux qui se développeront dans l’antiquité notamment à Rome. Ces martyres seront reconnus par les Docteurs chrétiens et un culte leur sera rendu, leur fête fixée au 1er août, en dépit du fait qu’ils ne sont pas chrétiens. Soulignons que ce culte, évidemment, se fait sans tombeau ni reliques donc sans autel (cf. infra). Cela dit, le fait qu’il s’agisse réellement de martyres au sens chrétien est parfois contesté.

Dans le Nouveau Testament, le martyre d’Étienne (Actes des Apôtres, 6, 8-7, 60) constitue en fait le premier de la série des martyres chrétiens. Le récit de ce martyre est déséquilibré par rapport à ceux qui suivront : le discours d’Étienne tient la plus large place (53 versets, 6 versets pour le supplice). Ce martyre précède la première persécution d’une église (2M, 8, 1-3). Le martyre d’Étienne ne comprend pas de panégyrique, mais se conclut sur les dernières paroles du martyr : « Seigneur ne leur compte pas leur péché ! » (2M, 7, 60). Cette exclamation renforce l’Imitatio Christi puisque le Christ s’exclame, lui : « Père pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (ce qui est bien peu kantien).

Martyre » est l’équivalent grec de « témoignage » (en latin, il faut deux mots différents, en arabe, c’est la même chose qu’en grec). Dans le grec vétéro-testamentaire le mot « martyre » n’est pas employé, mais « témoignage » est employé dans le contexte d’un « martyre » : confere « le ciel et la terre sont témoins (marturei) que vous nous tuez injustement » (Machabées II, 57). Epictète utilise « témoignage » pour la philosophie (et évidemment non pour le martyre) : « le philosophe est au bénéfice des autres un témoin [martyr] », le philosophe est un « martyre appelé par Dieu » (cité in Bowersock, p. 17).

Il faut distinguer deux sens pour « témoigner » : tout d’abord « X témoigne de Y » où X et Y sont une action et une perfection : « ce détachement témoigne d’une grande sainteté », ensuite « A témoigne de B », où A est le martyre( e) et B le Christ : « le martyr est mort en témoin de/ du Christ ». St Clément d’Alexandrie dans Les Stromates explicite la terminologie du témoignage : « […] celui-là se donne à lui-même le témoignage d’être réellement croyant à l’égard de Dieu ; à celui qui le juge en revanche il rend ce témoignage qu’il a persécuté en vain celui qui est croyant par amour. Au Seigneur enfin il rend le témoignage de la conviction inspirée à l’égard de la doctrine […] » (IV, 3, 12, 5). Plusieurs types de témoignage peuvent coexister et St Clément tient à les distinguer : c’est plusieurs témoignages que rend le martyr.

Les confesseurs de la foi

Les confesseurs de la foi constituent un type voisin de celui des martyrs. Ils ne proclament pas leur foi par le sang. Les confesseurs, à la différence des martyrs, sont nécessairement vivants. Le terme peut désigner des chrétiens qui ont été jugés et qui attendent leur supplice, quelquefois longtemps, dans ce « qui ressemblait plutôt à des camps de concentration » (« les chrétiens déportés dans des camps de travail, des mines, sont des confesseurs » [ibid., p. 114]). Projetée dans le monde contemporain, la distinction aboutit à ce qu’un grand nombre de déportés soient tout autant des confesseurs que des martyrs. De même les chrétiens qui furent poussés à l’exil peuvent également être appelés confesseurs. Les confesseurs obtiennent leur couronnement dans le martyre.

Le suicide animé d’une conviction éthique universelle est une action apparemment voisine du martyre et, encore plus, d’un type de martyre que l’on nomme le « martyre » volontaire. Dans la patristique des IIIe et IVe siècles, on voit deux attitudes contraires s’affronter : le martyre peut être identique authentiquement à un désir de la mort et on ne peut donc critiquer le fait qu’un martyre a hâté ou même favorisé son supplice et sa mort (Tertullien, période montaniste [hérésie rigoriste]), ou bien : c’est Dieu qui choisit notre destination au supplice, nous devons nous y soumettre, mais c’est à lui qu’appartient la fixation du destin. C’est la seconde attitude qui sera jugée correcte. Toutefois, dans l’Islam, l’aspect suicidaire est plus évident au moins dans un type de martyre, le martyre au combat, même s’il ne faut pas confondre la soif du martyre avec le « martyre au combat » dans le Jihad. Dans l’Islam surtout chiite, le suicide religieux est principalement favorisé quand il survient dans la guerre sainte offensive ou défensive.

On ne peut discuter ici d’un équivalent éventuel de la mort sacrificielle au combat chez les Chrétiens, nommément lors des Croisades : des croisés tombés au combat ont pu être considérés comme des martyrs (pour ce problème complexe, voir Flori). Cela dit, aucun de ces martyrs ou pseudo-martyrs n’ont été canonisés, dans la mesure où ils ne rentraient pas dans les cadres de définition du martyr. St Louis, qui a participé à la première croisade et qui a été canonisé, l’a été pour d’autres faits et vertus, toujours pour la même raison.

De manière très générale, les martyrs chrétiens peuvent, certes, être définis comme des soldats du Christ, milites christi, mais il s’agit d’une figure de rhétorique. Littéralement de nombreux soldats ont été des martyrs, tels St Théodore, St Zénon, St Hippolyte, St Victor de Marseille… mais leur martyre est lié à leur persécution, non à une action militaire. C’est en ce sens que Minucius Felix fait l’éloge des « soldats de Dieu » : « le soldat de Dieu lui [à la différence du soldat] n’est ni abandonné dans la souffrance, ni achevé par la mort » (Octavius, 36, 8).

La deuxième attitude, le martyre volontaire (Clément d’Alexandrie, Stromates IV), consiste à détacher la confession par le sang du martyre volontaire. Ce dernier est condamné et Clément n’a pas de mots assez durs pour en rejeter la pratique (Bowersock, p. 71-72).

 

Le martyre comme genre littéraire

Dans son ouvrage de 1921 consacré aux Passions des Martyrs et les genres littéraires, Hyppolite Delehaye distingue trois sous-genres : passions historiques, panégyriques, passions épiques. Les passions historiques sont fondées sur des témoignages directs ou indirects, elles sont historiques parce qu’elles ont une valeur historique ; un grand nombre de leurs indications factuelles ont été confirmées par l’archéologie ou peuvent l’être, ou ne pas l’être. Les panégyriques (à ne pas confondre avec les éloges contenus dans les passions) relèvent de la littérature homélitique : ce sont des panégyriques prononcés sur la tombe ou au pied de l’autel. Ces panégyriques obéissent aux canons de l’éloquence et de la rhétorique antiques. En ce sens, ils appartiennent à un sous-genre moins original. Le troisième sous-genre est celui des passions épiques, c’est-à-dire celles qui relèvent non plus d’un portrait, d’un tableau psychologique, mais d’un « programme », voire d’un « produit industriel » (Delehaye, 1921, p. 237). Ce sont des récits hagiographiques qui sont à la base de ces passions épiques et ces récits charrient des éléments de merveilleux, de fabuleux.

Remarquons le terme « passion » : la passio fait référence à la phase finale du martyrium. Ce terme renvoie très fréquemment à la mort martyriale (tout comme la Passion du Christ fait référence à sa mort).

Les premiers récits de Martyre remontent à la littérature des Actes des Martyrs (Premiers Écrits Chrétiens, Bibl. Pl., 2016, p. 249-307 ; Leclercq ; La vraie légende dorée, 1928) qui sont de trois sortes (actes consulaires [ex. : Justin], récits par des témoins directs ou indirects [ex. : Polycarpe], récits non fondés sur un témoignage, anticipant l’hagiographie médiévale [Légende Dorée]). Si cette dernière puise dans les légendes de l’antiquité, avec de multiples réappropriations et détournements, les Actes des Martyrs renvoient eux à la littérature grecque et latine. De multiples travaux, dont beaucoup récents, se sont attachés aux rapports qui existent entre littérature gréco-latine et Actes des Martyrs. Parmi ces travaux, une tendance déconstructionniste réduit le martyr à un montage (Mitchell), avec la thèse supplémentaire que non seulement les martyrs ont inventé la persécution à laquelle ils auraient succombé, mais que, de surcroît, cela était fait pour cacher les persécutions dont ils se rendaient coupables à l’égard des païens – ce qui est une simplification historique. Ce n’est pas notre but de discuter ces points. La solidité des travaux philologiques (Louis Robert), historiques (Bowersock), théologiques (Delehaye) permet de s’appuyer sur un minimum de base pour dégager le sens du mot « martyre ». AAR Bastiaensen, un éminent érudit de l’école néerlandaise de Nimègue, qui est l’éditeur d’une collection récente d’Actes et de passions des martyrs dans une introduction complète et soigneusement documentée (ix-xxiv), parvient à une série de conclusions négatives et positives sur la vie des saints martyrs :

 

1° Ils n’ont pas imité la glorification païenne des victimes héroïques de la tyrannie (par exemple, le procès et la mort de Socrate, ou l’Acta martyrum paganorum ou exitus virorum illustrium), car la plupart ont des motifs politiques plutôt que religieux. Sur ce point, peut-être faudrait-il être plus nuancé. Les motifs d’un sénateur qui se suicide pour ne pas s’humilier devant l’empereur sont tout autant axiologiques que politiques.

 

2° Ils n’étaient pas la continuation de la vénération juive des prophètes martyrs (par exemple, la vie des Maccabées ou la mort de certains prophètes). Malgré les similitudes de langage et de pensée, ceux qui vénéraient les martyrs juifs se rassemblait autour d’un lieu précis (de mort ou d’enterrement) et restait toujours une affaire de dévotion privée ; la vénération des martyrs chrétiens a toujours été un fait de l’Église en tant que communauté.

 

3° Le martyr n’est pas identifié au Christ à travers un témoignage inspiré par la passion du Christ telle qu’elle est rapportée principalement dans les Évangiles Synoptiques, ni le martyr identifié au Christ par une place dans le service eucharistique. Certes, ses souffrances sont une gloire pour le martyr, mais elles ne sont pas la substance du martyre. Bien que le martyr soit associé au Christ, et que le martyr ait une présence dans la liturgie, la lecture de l’acte n’est pas liée au service eucharistique, puisque ces rapports étaient destinés à être entendus par les catéchumènes, et donc le lien avec le sacrifice du Christ est moins apparent.

Cet argument assez embrouillé part d’une prémisse contestable : que le martyr n’est pas identifié au Christ. Il est précisé qu’il n’est identifié ni par la passion, ni par l’eucharistie. C’est d’autant plus contestable pour l’eucharistie que les martyrs sont souvent comparés à du froment qui est broyé par la meule, quand ils périssent sous les dents des lions. Le froment est le symbole courant du pain eucharistique :

 

Laissez-moi être la nourriture des bêtes grâce auxquelles il me sera donné de jouir de Dieu. Je suis le froment de Dieu ; il faut que je sois moulu par la dent des bêtes pour que je sois trouvé pur pain du Christ. Ignace d’Antioche, [martyr sous Trajan] Lettre aux Romains, Premiers Écrits Chrétiens, 4, 7, p. 207.

L’imitatio christi est clairement eucharistique

 

Je n’ai pas de plaisir à la nourriture corruptible ni aux plaisirs de cette vie. C’est le pain de Dieu que je veux, c’està- dire la chair de Jésus-Christ, qui est de la race de David, et comme boisson c’est son sang que je veux, c’est-à-dire l’amour incorruptible » (op. cit. p. 208).

 

Le sacrifice sanglant du martyr trouve donc son modèle dans le sacrifice non sanglant de l’eucharistie qui lui-même a son modèle dans le sacrifice sanglant du Christ dans la Passion. Le martyre peut également être considéré comme un « baptême sanglant ».

La structure des récits de martyre est relativement stable, une fois qu’elle est fixée dans les Actes des Martyrs. Elle se défera quand son noyau sera déformé ou même voilé par les excroissances hagiographiques qui empruntent au merveilleux, au légendaire. Cette structure comprend les éléments suivants.

Le récit lui-même comprend les unités discursives et narratives suivantes, qui ne se présentent pas forcément exactement dans l’ordre ci-dessous :

 

– adresse (facultatif)

– panégyrique : exhortation initiale à l’édification

– élément facultatif : indication sur les reliques

– arrestation et conduite devant le procureur

– interrogatoire (facultatif)

– condamnation à mort (bêtes, instruments, mais aussi faim et soif etc.)

– attente du supplice (facultatif)

– souffrances morales (tentation de l’apostasie…) (facultatif)

– supplice proprement dit. Éventuellement précédé de bannissement et spoliation

– mort du martyr

– élément facultatif : éloge final, avec dernières paroles

 

Quelques remarques. Le panégyrique consiste en honneurs et louanges. Les reliques ont comme origine l’ensevelissement des restes et un récit peut contenir un épisode sur cet enfouissement, généralement à la fin du récit ; il y a un lien entre la sépulture, le culte (l’autel peut être au-dessus des restes ou même en contenir, incorporés) et, éventuellement, un pèlerinage. Le récit du supplice peut relever du genre épique ou du genre historique selon qu’il s’appuie ou non sur des témoignages. Il faut distinguer dans les Actes d’un martyr le procès-verbal de comparution, d’interrogatoire et de condamnation (participation effective) ou des récits rédigés par des témoins oculaires (témoignage).

Le Martyre de Polycarpe est un exemple classique. L’arrestation a lieu après une poursuite et Polycarpe, maître de lui, les reçoit cordialement. Polycarpe est ensuite conduit auprès des autorités, qui l’engagent à l’apostasie (dire « César est Seigneur »). Dans l’interrogatoire, le proconsul cherche à convaincre Polycarpe. Il ne s’agit pas véritablement d’un interrogatoire pour faire avouer un délit, mais de convaincre le prévenu de changer de croyance et, donc, de proférer une formule qui est à l’opposé de son système de croyance, de ses convictions les mieux enracinées. Le proconsul menace Polycarpe des bêtes et du feu. Le supplice consiste à le brûler sur un bûcher. Un coup de poignard l’immole sur le bûcher et un flot de sang éteint les flammes.  On brûle cependant son cadavre et la cendre est recueillie pieusement – les reliques étant réduites à ces cendres. Delehaye souligne que « [ici] la part du merveilleux est extrêmement réduite » et que le genre de ce récit appartient au genre « passion historique » (1921, p. 237).

Constitution du titre de martyre

Il faut distinguer la naissance et la perpétuation d’un culte spontané, et la formation d’un culte comportant des honneurs liturgiques : il s’agit de deux étapes distinctes. Les titres du martyr sont vérifiés en fonction de la définition de ce qu’est un martyre et leur collation peut varier en fonction des restrictions formulées sur certains aspects de la démarche de martyre (martyre volontaire exclusif ou pas du titre de martyre). Le chemin du supplice au culte est le suivant :

Supplice ® reliques ® culte primitif ® titre de martyr ® culte liturgique (calendrier) ® reliques comme fondement du culte (sur l’autel) ® canonisation éventuelle (miracles)

Les reliques sur l’autel sont obligatoires à partir du Concile de Nicée. Aux reliques des martyrs, succédèrent sur les autels les reliques des saints. Les reliques peuvent être accompagnées par des paraphernalia, ou des memoriae, c’est-à-dire un attirail relatif aux activités du martyr ou des souvenirs. La canonisation peut être individuelle ou collective (exemple : Martyrs de Lyon, Martyrs Scilitains… p. 266 et 280 des Écrits des Premiers Chrétiens). Il faut distinguer l’autel (mensa) et la petite chapelle (memoria) érigée au lieu même de la conclusion du supplice. La chapelle peut être agrandie et devenir une basilique funéraire.

Le culte primitif et même le culte liturgique sont pratiquement identiques au culte antique des morts. Dans ce culte, il existe une stratification : les dieux sont au-dessus des héros qui sont au-dessus des simples mortels. De la même manière, Dieu est au sommet, en dessous se trouvent les saints dont les martyrs et les confesseurs, et en dessous les fidèles (Delehaye, 1912, p. 30-31). Le culte des morts est associé au tombeau et au calendrier de l’anniversaire du défunt. On retrouve dans le culte des martyrs cette association.

En fait, il y a deux niveaux de définition différents de ce qu’est un martyr :

– définition pragmatique ou sociale du martyre, en fonction de son lieu et de son inscription dans un culte local

– définition ecclésiale au niveau conciliaire de la reconnaissance du martyre dans le calendrier

Par exemple, un postulant au martyre peut être au niveau local considéré comme un hérétique et tomber au niveau supérieur sous le coup d’édits conciliaires s’il s’agit, par exemple, d’un montaniste. Dans l’approche historique, on sera devant un choix : relativiser les procédures de définition et de titularisation (pour ainsi dire) et refuser la différence entre martyr et pseudo martyr, ou bien accepter que le martyr chrétien soit celui qui se plie aux canons de définition et de discipline. Cette question définitionnelle peut porter sur des « détails » si on reste à l’intérieur du christianisme antique, mais elle peut aussi aboutir à des différences radicales et constitutives, si on compare martyrs chrétiens et prétendants au titre de martyr dans le judaïsme (Maccabées, Daniel, refusant la domination païenne, cf. supra) ou dans le paganisme (les stoïciens ou épicuriens opposés au pouvoir impérial et recourant au suicide). Dans les martyrs chrétiens que nous avons pris en considération, l’hérésie n’est pas une cause de martyre de la part de l’Église – à moins de considérer que les martyrs ont été tués parce que hérétiques aux yeux des Romains, ce qui est dépourvu de sens car le concept d’hérésie au sens de déviation volontaire n’est pas romain.

La tradition musulmane a apporté plusieurs critères de définition pour le martyr. Les principaux sont les suivants : le martyr sera parmi ceux qui seront portés témoins avec le prophète pour ou contre les communautés précédentes ; le martyr est témoin de la vérité devant Dieu jusqu’à qu’il soit tué en l’attestant ; le martyr voit les anges qui l’assistent au moment de sa mort. De nombreux hadith, entre 400 et 600, mentionnent les martyrs.

Deux différences sautent aux yeux avec le martyre chrétien : le ciel avec ses anges s’ouvre au moment même de la mort, alors que cette vision finale n’est pas nécessaire dans les Actes des Martyrs. Voici par exemple la fin de Perpétue : « […] afin qu’elle goutât un peu à la douleur, elle fut blessée à la jointure des os et poussa un hurlement ; elle guida elle-même la main hésitante du gladiateur novice dans sa propre gorge. » (Passion de Perpétue et Félicité, Premiers Chrétiens, p. 304). Rien de plus. La fin de Polycarpe également est exempte de vision. Ce qui succède à la mort concerne le destin de son corps, qui est indifférent dans le martyre musulman.

Si on cherche à mesurer la pertinence et l’impact de la notion de martyre pour l’époque des massacres de masse et des révolutions, il est capital de savoir quel niveau de définition on choisit. Le choix du premier niveau, pragmatique, s’expliquerait si on s’intéressait uniquement à l’aspect de micro-histoire du martyre contemporain, en optant délibérément pour une limitation de type localiste. On peut alors imaginer de s’intéresser aux mécanismes locaux d’émergence d’une figure de martyr, avec les mécanismes secondaires de constitution comme les reliques (ou ce qui en tient lieu : vêtements, courrier, etc.). Dans ce cas, la comparaison avec les Actes des Martyres peut s’avérer suggestive, voire éclairante.

Le choix du troisième niveau peut procéder d’un désir d’objectivité historique et d’universalité. La figure du martyre peut être considérée a priori comme un des universaux de la culture, comme le saint, le sage ou le héros (cf. Carlyle, Max Scheler). Mais évidemment il ne peut s’agir de reproduire dans le troisième niveau les stipulations du deuxième niveau, au risque de faire de l’universalité de l’église l’universalité tout court. La définition universaliste du martyr chrétien, c’est-à-dire non locale, non ecclésiale, ne peut évidemment être a priori.

Conclusion

Résumons. Pour qu’une victime soit une martyre, il faut trois dimensions : l’expiation, la sainteté et l’héroïsme. Le martyr expie ses péchés et ceux de sa communauté, il est à la fois un saint et un héros, il possède le détachement du saint et le courage du héros. Toute victime n’est pas eo ipso un martyr. Une femme battue à mort n’est pas nécessairement une martyre ; une jeune fille violée non plus. Tout héros n’est pas un martyr et, par ailleurs, une victime expiatoire n’est absolument pas ipso facto un martyre.

Le concept de « martyr » est indissociable au départ de celui de témoin. Le concept de martyr à l’origine est localisé précisément dans l’espace (Empire Romain et extensions) et le temps (essentiellement IIIe et IVe siècles). Cependant ce concept peut être appliqué plus tard (martyres jésuites au Japon, martyrs sous le communisme et le nazisme, etc.)

La littérature des vies de martyres et des passions de martyres précède le développement de l’hagiographie. Les martyres ne sont pas des boucs émissaires, ni des victimes. Les notions de « martyr volontaire » et « martyr au combat » posent des problèmes à l’institution. Il y a un mélange, voire une confusion, entre les critères descriptifs (exemple : le refus de l’apostasie) et des critères normatifs (exemple : l’aspect expiatoire).

Note finale

Dans la procédure actuelle de béatification d’un martyr, il faut que sa mort ait été causée « par haine de la foi » (in odium fidei). Le cas du père Hamel assassiné dans une église pose un problème : il y a bien violence, mais était-ce in odium fidei ? Il y a un débat dans l’Église sur ce point, mais il semble que les partisans de l’odium fidei l’emportent : Le 28 juillet 2016, le cardinal Seán O’Malley, membre du Conseil des neuf cardinaux, estimait que l’assassinat du père Hamel « pourrait bien […] répondre aux critères du martyre ». Il rappelait que, pour cela, l’assassinat doit avoir eu lieu « in odium fidei ». Radio Vatican poursuivait alors : « Or [la mort] du prêtre normand, tué en plein exercice de son ministère sacerdotal, correspond à cette condition. »

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