Paradigme indiciaire (Carlo Ginzburg)

Paru le : 27.12.2015

C’est bien subrepticement au sein de la revue d’art allemande « Zeitschrift für Bildende Kunst » et dans le cadre de la publication de six articles entre 1874 et 1876 sur la peinture italienne, que le mystérieux Ivan Lermolieff alias l’artiste et politicien Giovanni Morelli expose une nouvelle technique d’attributionnisme, dont la portée intellectuelle dépassera largement le cadre de l’art pictural.

Carlo Ginzburg – historien de l’art et de l’époque moderne – propose en effet, à partir des travaux de Morelli, un modèle épistémologique jusque-là inexploité. Il s’agit d’un mode de pensée aphoristique : « formuler des jugements sur l’homme et la société à partir de symptômes et d’indices [pour] sortir des impasses de l’opposition entre rationalisme et irrationalisme » (Ginzburg 1980, 1).

Dans son article « Signes, Traces, Pistes – Racines d’un paradigme de l’indice », Carlo Ginzburg retourne donc sur les pas de Morelli qui, cherchant une méthode efficace pour distinguer une toile originale de sa copie, s’était intéressé aux détails picturaux : oreilles, ongles, orteils – détails jugés négligeables dans la contemplation globale d’une œuvre mais intimement reliés à la technique personnelle du peintre, car non enseignés en école d’art. Ces détails absolument individuels et subjectifs représentant en quelque sorte l’ADN du peintre permettent de démasquer l’identité véritable de ce dernier face à une œuvre en question.

Ginzburg rappelle que cette technique d’attribution d’un tableau à son auteur s’inscrit dans une logique qui n’est pas à proprement parler artistique. Elle relève à la fois de la technique d’investigation d’un Sherlock Holmes scrutant les empreintes digitales laissées sur le lieu du crime (le tableau étudié), de l’analyse symptomatologique d’un médecin essayant de poser un diagnostic sur des troubles (poser un nom sur des détails picturaux) ou encore de la méthode d’un psychanalyste qui souhaite pénétrer l’inconscient d’un patient sur la base de l’observation des lapsus et de données marginales échappées de la conscience. Au delà de coïncidences biographiques, de l’utilisation commune de la sémantique médicale et des influences mutuelles entre Freud, Conan Doyle et Morelli, il faut expliquer cet essor de la considération des détails par la véritable insertion intellectuelle du paradigme de l’indice dans les domaines des sciences humaines vers la fin du XIXe siècle.

Ginzburg tient à souligner que cette disposition d’esprit à interpréter des traces infinitésimales représente « un des premiers gestes de l’histoire intellectuelle du genre humain » : celui du chasseur – cueilleur préhistorique accroupi dans la boue qui scrute les traces d’une proie et peut ainsi raconter par la suite « une histoire », une suite de faits. Au delà d’un réflexe cynégétique, il s’agit aussi dans les confins de l’Antiquité d’un déchiffrage divinatoire qui relève de la mantique : observer les astres, les entrailles des animaux, les excréments, les huiles, les plumes, les mouvements du sable – autant de pratiques visant à découvrir les volontés divines. À l’opposé des chasseurs qui veulent lire le passé, ces dernières partent d’un désir de lire l’avenir. Mais le chasseur comme le devin considèrent qu’il faut savoir palper et décrypter minutieusement les pores imperceptibles à l’œil nu de la réalité, pour capter le mouvement de l’histoire.

Devant toutes ces tentatives de reconstruction par le biais d’indice(s) d’une réalité invisible, Ginzburg considère que l’interprétation de la vie et des éléments à partir des détails – « inférer à partir des effets » (Denis Thouard 2007) – doit devenir un modèle de recherche et de réflexion pour les sciences humaines : de la philosophie à la philologie, sans oublier l’histoire. Pour citer l’auteur : « C’est seulement en observant attentivement tous les symptômes et en les consignant avec une grande minutie (affirmaient les hippocratistes) qu’il est possible d’élaborer une histoire précise de chaque maladie celle-ci étant en soi inaccessible » (Ginzburg 1980, 12). De la même façon, c’est en recueillant les traces et les indices les plus infimes du passé que l’on est habilité à élaborer une histoire précise de l’humanité, à la façon des archéologues, des paléontologues et des graphologues qui font l’histoire en partant du détail. Rappelons l’épigraphe de l’article : « Dieu est dans le détail » (expression prêtée à la fois à Saint Thomas d’Aquin, G. Flaubert, A. M. Warburg et B. M. van der Rohe).

Ginzburg accompagné de confrères tels que Giovanni Levi ou Carlo Poni se trouve ainsi à être le précurseur d’un mouvement inaugurant une nouvelle méthode de recherche historique dans les années 1970.

Elle s’oppose diamétralement à l’histoire dite « quantitative » représentée en France par l’École des Annales, maternée depuis la fin des années 1920 par les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch. C’est une approche abandonnant l’étude des grandes structures, des masses, des longues périodes, des catégories globalisantes – une approche dénuée de narrations macroscopiques, fonctionnalistes ou structuralistes – en somme une approche qui tente moins de construire « [une] perspective de longue durée » et une compréhension de « l’ensemble des phénomènes structurels qui constituent le cadre de l’existence des hommes » (Gilles et Jean-Marie Darier, 2006-2010), que de révéler des secrets d’histoires au singulier, que de rendre vie à l’individu ignoré par les historiens trop portés sur les groupes sociaux, que de s’intéresser aux motivations individuelles des acteurs de l’histoire.

Les objets étudiés par les micro-historiens sont, par conséquent, de taille limitée et présentent l’avantage d’éclairer des aspects encore ignorés par l’histoire quantitative. La recherche dans le cadre de la micro-histoire se base sur l’étude de sources non traditionnelles telles que des mémoires et des journaux personnels, des archives locales. La réduction d’échelle opérée au niveau de l’observation et de l’analyse, ainsi que le décentrage du regard de l’historien hors du cadre de l’histoire globale permet de restituer une histoire dite « de chair et de sang », une histoire réincarnée par des individus décrits avec minutie en leur profondeur. Les historiens pénètrent l’intimité des acteurs de l’histoire et partent à la recherche des dimensions subjectives de l’expérience historique. L’aspect pratique, expérimental – presque scientifique – d’une telle approche permet aux historiens du mouvement de proposer ce que Paul-André Rosental appelle une « mise en scène nouvelle du scénario historique, à la fois déconcertante, complice » (Paul-André Rosenthal) et atomisante. L’interprétation raisonnée des détails invite également à adhérer à la «  réalité du récit ». C’est ce que Roland Barthes appelle « l’effet de réel »: le détail inutile nous dit : « nous sommes dans le réel ; c’est la catégorie du “réel” […] qui est alors signifiée » (Barthes 1984, 174). Ce recours aux indices assure le lecteur que ce qu’il lit est réel et non fictif.

Il ne faudrait pas croire que cette approche individuelle et pointilliste des « micro-historiens » ne permet pas d’aborder l’histoire dans sa résonance globale. Ginzburg indique lui-même lors d’un entretien donné à la revue Vacarme : « Il faut partir du sable dans l’engrenage. Si on prend les règles pour point de départ, on risque de tomber dans l’illusion qu’elles fonctionnent, et de passer à côté des anomalies. Mais si on part des anomalies, des dysfonctionnements, on trouve aussi les règles, parce qu’elles y sont impliquées » (Ginzburg 2002). Le concept introduit est celui de « l’exceptionnel normal » : le cas particulier peut faire penser aux normes générales et ainsi permettre de « penser la société ». C’est un concept qui rappelle celui de la « validité exemplaire » exposé par Kant dans son essai « La Critique de la raison pure ». Il y déclare que « les exemples sont les béquilles du jugement » : ils sont des intuitions qui nous permettent de confirmer la perception que l’on peut avoir de la réalité. Le caractère de « validité exemplaire » revient donc à l’expérience dont la compréhension est soutenue et aiguisée par des exemples particuliers. La philosophe Myriam Revault d’Allonnes rappelle, en 1999, qu’une expérience est dotée de validité exemplaire « dans la mesure où elle révèle en et par elle-même, dans sa singularité, la généralité qu’on ne pourrait sans doute pas déterminer autrement. » Singularité qui immunise l’expérience contre la sacralisation ou l’isolement ou l’édulcoration (dans le cadre de la Shoah : par l’horreur, l’admiration ou le souvenir) : en tant qu’expérience singulière, elle est une « fragile révélation » et, par là même, un témoignage de grande valeur.

Cette nouvelle approche micro-historique n’entre pas en contradiction avec une histoire plus globalisante et narrative : « au contraire, micro et macro s’alimentent dans une interaction fructueuse » (Le Coq 2012), Ginzburg exprime cette idée dans une très jolie phrase : « La représentation des vêtements flottants chez les peintres florentins du XVe siècle, les néologismes de Rabelais, la guérison des écrouelles par les rois de France et d’Angleterre ne constituent que quelques-uns des exemples montrant comment des indices minimes ont été considérés comme des éléments révélateurs de phénomènes plus généraux : la vision du monde d’une classe sociale, d’un écrivain ou de toute une société. » (Ginzburg 1980, 30)

En 1980, Carlo Ginzburg et Carlo Poni déclarent même, dans un article intitulé « La micro-histoire » (1981), que cette nouvelle méthode expérimentale peut grandement aider à la réinterprétation d’archives et de documents officiels largement utilisés lors de la construction intellectuelle de l’histoire globale et macroscopique. L’effet de loupe opéré par la recherche micro-historique révèle des documents qui jouent le rôle de « fil d’Ariane » et permettent d’éviter quelques pièges historiques dus à des imprécisions administratives ou à des stratégies bureaucratiques de falsification de l’histoire effectuées lors de la publication de certains documents. À titre d’exemple, Claire Zalc a pu prouver que certaines listes de recensement de la population juive dans le cadre de la Shoah avaient été modifiées, résolument rendues erronées par des acteurs de l’histoire soucieux de garder une part d’ombre sur leurs agissements (c’est le cas des nazis et de certains politiciens collaborateurs) ou encore restées incomplètes à cause de logiques ou de stratégies purement administratives (Zalc 2012).

Il faut rappeler que Ginzburg n’a jamais caché les raisons existentielles de ses recherches. La micro-histoire est un apport inédit pour l’histoire et la compréhension de la Shoah. De nouvelles questions sont posées : pourquoi les populations se sont-elles déclarées en 1940 comme juives ? Que risquait-on à ne pas se déclarer ? Par ou pour quels effets d’aubaines, quelles logiques administratives, certaines décisions ont-elles été prises ? C’est une approche qui apporte des éclairages nouveaux sur cette histoire-là que l’on croyait connue et sur-connue dans ses grands mécanismes. Elle a cette qualité de nous sortir de la vision anonyme et mécanique que l’on a de la déportation, de la mort de masse, du génocide juif. À titre d’exemple, Raul Hilberg a publié en 2004 un ouvrage intitulé Exécuteurs, victimes et témoins : La catastrophe juive 1933-1945 dans lequel il cherche à rendre non pas « l’anatomie » de la catastrophe mais sa « physiologie » à travers des portraits aiguisés de bourreaux, de victimes et de témoins plus ou moins passifs, plus ou moins impuissants, et plus ou moins convaincus de la nécessité de réagir face aux événements. C’est ce que la micro-histoire permet : une plongée plus psychologisante, plus proche des motivations individuelles, une approche qui nous aide à passer de la connaissance des faits à la compréhension de leur enchevêtrement. C’est ce que Daniel Mendelsohn déclara dans Les Disparus (2007) : il nous faut comprendre avec précision comment chaque action s’est suivie de tel autre geste : « Quelqu’un avait pris une décision, tiré sur une gâchette, appuyé sur un commutateur, fermé la porte d’un fourgon à bestiaux, caché, trahi ».

Cette volonté d’une compréhension plus fine et singulière des événements engendre une grande interrogation : comment doit-on raconter la Shoah ? Mendelsohn apporte des réponses à cette question et confirme ce qu’Ivan Jablonka déclare : « Le frottement entre l’histoire et la littérature, entre le témoignage, l’archive et le roman, fait jaillir comme une étincelle la part d’inventivité qu’il y a dans toute tentative historienne et même dans toute recherche de vérité » (2007). Un savoir précis et détaillé porte l’œuvre de Mendelsohn dont l’ambition n’est sans doute pas de provoquer une émotion esthétique avec un matériel si dramatique, mais de « faire surgir, avec l’émotion : la nouveauté ». Faire surgir aussi, ce qui ne peut pas être rendu par une simple évocation des faits : les cris, les odeurs, les pensées, les bruits, les douleurs. Derrière le travail littéraire et historique, se cache une espérance profonde et sensible : celle d’une écriture qui sache rendre vie aux êtres chers, aux êtres disparus. Les sauver de l’oubli, les extraire des généralités et leur rendre leur unicité. On aperçoit en filigrane derrière le travail de Daniel Mendelsohn, le fantôme de l’historien Jules Michelet qui avait déclaré «  Augustin Thierry avait appelé l’histoire narration ; Guizot, analyse ; je l’appelle résurrection ».

Si la micro-histoire est une approche inédite pour l’étude la Shoah, son apport est aussi fondamental dans le sens où elle donne des outils pour s’opposer au négationnisme.

Dans l’article « Unus Testis » (Un seul témoin) de son ouvrage Le Fil et les traces, Ginzburg s’indigne contre ce qu’il appelle le « néo-scepticisme historique ». Lors d’un débat devenu aujourd’hui historique dans ce domaine de la recherche historiographique (Friedländer 1992), il s’oppose radicalement à l’historien de la critique Hayden White qui évoque l’histoire comme un art narratif, affaiblit, voire supprime la frontière entre la fiction et l’enquête historique et doute véritablement de la prétention et de la capacité des historiens à « restituer une vérité scientifique » (« Beyond this Ironic posture, we cannot go in science, because, since we exist in history, we can never know the final truth about history » [White 1973, 130).

Dans le cadre de la Shoah, cette attitude, consistant à douter, voire nier la potentialité véridique et scientifique de la démarche historienne, renvoie au négationnisme. Or, l’enquête de l’historien telle que Ginzburg la conçoit, c’est-à-dire basée sur l’étude minutieuse de traces et de détails, suppose un rapport au réel spécifique dont on ne peut douter. L’historien n’est pas un romancier.

Si la micro-histoire, en tant que démarche scientifique de vérité basée sur des indices, est ambitieuse, elle n’est pas prétentieuse.

Ginzburg lui-même déclare, dans un article du journal Libération intitulé « La fiction est mauvaise, mais la réalité est pire », que ce que l’on trouve « [c]e sont des vérités partielles, la vérité avec un grand “V”, c’est plutôt une idée directrice qui oriente un travail qui est, par définition, imparfait ». Dans un entretien intitulé « L’historien marche en boitant » (Dufoix 2014), il conclut sagement : « La vérité est-elle un gros mot ? Je pense que les mots vrai et vérité sont des mots qu’on peut utiliser, qu’on doit utiliser, mais avec cette précision majeure : ce sont des mots humains, donc falsifiables ».