Pogrom

Paru le : 25.12.2015

A l’origine du mot

En attribuant à un cheval de course représenté en photo dans le Sport Universel Illustré du 7/7/ 1922, (p.3), le doux nom de Pogrom, son propriétaire voulait certainement suggérer le fracas du galop et la puissance primitive de son animal prêt à découdre avec ses rivaux. Il revenait par là même au sens premier du mot lié étymologiquement en russe au tonnerre, « grom », reproduisant par sa sonorité aussi bien la force du phénomène naturel que la volonté de défaire ses ennemis, qui est exprimée dans le verbe « pogromit ». L’emploi de ce mot est attesté dans des Chroniques du XVIème se rapportant au Temps des troubles de l’histoire russe, à la fin du XVIème et au début du XVIIème, qui se caractérisa par une désorganisation générale de la société, ainsi qu’un état de guerre permanant contre des peuples vivant à la périphérie de l’empire, peuples contre lesquels étaient lancées des opérations de pillage et de destruction (S. Barkhoudarov, 1977 ; I. Sreznevski, 1989 ; S. Ojegov, 1991). Dès l’origine, l’action signifiée par le verbe était dirigée contre celui qui était considéré comme un danger pour l’intégrité territoriale de la nation et un individu différent du point de vue ethnique. C’est d’ailleurs la signification du verbe que l’on retrouve à la fin du XVIIIème (Dictionnaire de l’Académie des Sciences, 1790) et au XIXème dans le dictionnaire de Vl. Dal reproduisant « les variétés de la langue vivante russe parlée et écrite » et qui consacre tout un article à « gromit » et à ses dérivés « gromlenie » dans le sens de « vaincre, combattre, détruire, ruiner un adversaire » et de « gromitel », « gromtchchik » qui évoluera en « pogromotchhik » en tant que sujet de l’action (Dal, 1955). Cependant, les premiers pogroms ou ceux qui seront désignés comme tels rétrospectivement, à savoir les affrontements entre, principalement, des Grecs et des Juifs à Odessa, en 1859 et 1871, furent d’abord désignés par les mots « bagarres » « draki » et « désordres » « besporiadki ». Ce terme caractérisant aussi bien la cause, la désorganisation au niveau des autorités, que ses conséquences, le chaos urbain, fut repris au moment de la phase initiale de la vague de pogroms qui commença en avril 1881 à Elizavetgrad et prit fin à Balta en Podolie en 1882. Cet état d’anomie, selon le concept forgé par le sociologue Emile Durkheim dans les années 1890, est une donnée à prendre en considération dans l’évaluation de la responsabilité directe des autorités politiques qui, par incompétence et par manque de moyens en hommes, furent souvent incapables de mettre fin aux troubles menaçant la sécurité des citoyens et les fondements du pouvoir. De même, les peines relativement peu sévères à l’égard des pogromistes toujours pour la période 1881-1882 peuvent s’expliquer par l’absence d’une législation adaptée qui comportait seulement des articles sur les cas de « débauches », « bouïstvo » sur la voie publique. La loi sur « la responsabilité en cas d’attaque d’une partie de la population sur une autre » incluant l’article 269 sur « les ainsi appelés pogroms juifs », fut promulguée le 9 décembre 1891, et marqua l’entrée officielle du mot pogrom dans l’histoire russe et la reconnaissance du fait, même si la formulation de « pogrom juif » n’était pas dénuée d’ambiguïté quant aux responsabilités des différents acteurs dans le déclenchement des violences antijuives (Ilia Sosne, 1925).

Dans les dictionnaires soviétiques, le terme « pogrom » est donné sans aucune connotation « juive ». Dans une édition de 1960, le Dictionnaire de la langue russe littéraire contemporaine qualifie le pogrom « d’action réactionnaire et chauvine accompagnée de meurtres de masse, pillages et destructions de biens ».

En Occident l’emploi du mot pogrom est attesté pour la première fois en 1882 dans le New English Dictionnary au sens de « émeute contre des Juifs » et dans le New English Dictionnary Supplement de 1906 dans l’acception plus large de « émeute plus ou moins spontanée contre une communauté ou un groupe ». Un an plus tard, en 1907 dans ce même supplément le terme « pogromist » fait son entrée. Il est par contre longtemps absent des dictionnaires français. Il ne lui est pas consacré d’article dans le Dictionnaire de la langue française du commencement du XVIIème jusqu’à nos jours de Delagrave en 1964, le Littré de 1970, ni le Dictionnaire des mots nouveaux de Pierre Gilbert en 1975. Plus étonnant et plus grave surtout du point de vue de l’analyse objective des faits, dès les années 1881-1882, les articles sur les pogroms dans la presse française furent souvent de simples traductions des dépêches du Times de Londres qui communiquait in extenso des rumeurs et informations non vérifiées en provenance de Russie. Ainsi dans un long exposé sur le pogrom de Kichinev en mars 1903, le Journal du Dimanche 31/ 05/ 1903 reproduisit une lettre du ministre de l’intérieur Viatcheslav Plehve au gouverneur de la Bessarabie, Vikentin Von Raaben, dans laquelle, avant le début de l’émeute antijuive, il prévenait son subordonné de l’imminence du pogrom. Comme il fut prouvé plus tard, ce document était un faux, mais sa diffusion dans le Times du 16 mai, puis dans Le Siècle du 18 du même mois et dans La Petite République de Paris à la même date, avait déjà fait son œuvre. Elle venait renforcer la conviction quasi-générale du rôle décisif des plus hautes autorités du pays dans l’organisation des massacres des Juifs dans l’empire tsariste. Cette affirmation énoncée entre autres par l’historien Simon Doubnov est encore reprise de nos jours dans de nombreux travaux sur la Russie et les Juifs. Tout comme la phrase attribuée à Constantin Pobiedonostsev, qui fut nommé procureur du Saint Synode en 1880 et qui était l’imminence grise d’Alexandre III et le principal inspirateur de sa politique antisémite, phrase selon laquelle, « Un tiers des Juifs sera converti, un tiers émigrera, un tiers périra » et dont l’authenticité n’est jamais remise en doute et semble pourtant apocryphe, il s’est créé au cours du temps une base d’invariants du pogrom russe empêchant une juste compréhension des spécificités de chaque émeute antijuive et donc une définition appropriée de ce qu’est un pogrom. Il est à noter à ce propos qu’à part quelques exposés d’investigation de grande qualité publiés après le pogrom de Kichinev (B.A. Henry, H. Dagan, 1903), aucune étude sérieuse en France n’a été consacrée à la violence antijuive en Russie. La dernière publication en date n’est pas un ouvrage inédit, mais la traduction de documents collectés et rassemblés entre autres par l’historien Ilia Tcherikover (1881, 1943) qui fut un des fondateurs du YIVO (Yidisher Visnshaftlekher Institut) créé précisément après les massacres dont fut victime la population juive sur le territoire de l’ancienne zone de résidence au cours de la guerre civile. Ce livre fut précédemment publié en russe et en anglais dans les années 1920 (Le Livre des pogroms, 2010). Tout aussi étonnante est l’absence d’analyse sur les emplois du mot « pogrom » dans la presse et la littérature française. Un même constat s’impose au sujet de la création littéraire russe et soviétique. Le thème de la violence anti-juive selon une double approche philologique et sociologique n’a pas été l’objet d’études approfondies et systématiques. Près de cent ans après les « derniers » pogroms de 1919-1921, il manque encore une définition modélisée du  pogrom.

A l’origine de la violence anti-juive

Une présentation même succincte des affrontements qui se produisirent à Odessa en 1821, 1859 et 1871 et au cours desquels des Juifs virent leurs biens détruits et pillés, permet d’établir une base paradigmatique du pogrom russe. Le fait que ces « premiers » incidents de l’ère moderne eurent lieu à Odessa, ville fondée à la fin du XVIIIème où s’installèrent des habitants de confessions et d’origines diverses, et qui connut un développement économique rapide marqué par une succession de crises entraînant une concurrence exacerbée entre différents groupes ethniques et des luttes sociales, illustre la complexité de la structure socio-économique et religieuse de la masse critique d’une émeute dérivant vers un pogrom. Aux premiers reproches formulés contre des Juifs lors des événements de 1821, 1859 et 1871, à savoir des insultes prononcées lors du passage d’une procession pascale orthodoxe, vinrent se greffer avec le temps des accusations en crime rituel qui s’exprimèrent au moment des phases initiales des pogroms des années 1881-1882, et en 1903 à Kichinev. A ces attaques renvoyant à des croyances médiévales s’agglomérèrent dès la fin du XIXème des discours sur la soit-disant emprise économique des Juifs « buveurs du sang » du peuple russe exploité. Ce slogan contre le capitalisme marqua le passage à un antisémitisme moderne. L’idée d’une conspiration juive tissant de nombreux complots afin d’asservir la Russie fut exposée dans le Livre du Kahal (1879) de Jacob Brafman(n) (1824 ?-1879) peu de temps avant les premiers pogroms de 1881. La dénonciation de la domination juive et de l’influence néfaste de la « juiverie internationale » incapable de s’assimiler, se transforma ensuite en leitmotiv de la presse antisémite russe, et tout particulièrement de Novoe Vremja de Saint-Pétersbourg et du Bessarabetz de Kichinev. Le cri « le Youpin arrive » (« Zhid idet ») devint une formule clé susceptible d’intégrer les diverses mutations du Juif en tant qu’ennemi de la nation russe, du Juif tirant dans le dos des paysans russes depuis la fenêtre de sa maison, image récurrente des comptes-rendus antisémites dans les années 1903-1906, à la figure du traître et de l’espion au cours du premier conflit mondial, puis du judéo-bolchévique ou du bourgeois spéculateur durant la guerre civile en Russie entre 1919 et 1921.

Le contexte de violence

Au-delà du simple constant de l’antisémitisme d’une partie de la société russe et du pouvoir, l’évolution des prétextes justifiant les attaques contre la population juive entre 1881 et 1921, incite à prendre en compte le contexte dans lequel se déroulèrent les pogroms. Ainsi l’impression de domination et d’omniprésence juive dans les secteurs du commerce et de l’artisanat s’explique par l’importance numérique de la population juive dans certains bourgs et villes situées dans une zone de résidence établie depuis l’époque de Catherine II et à l’intérieur de laquelle les Juifs étaient contraints d’habiter. En 1897, la population juive était estimée à un peu plus de 5 millions de personnes, donc environ 4% de l’ensemble de la population, avec une répartition territoriale très inégale : 94% à l’intérieur de la zone. Leur présence devait sembler trop forte en particulier dans le sud du pays qui connaissait une modernisation accélérée et un processus d’industrialisation entraînant une forte émigration interne, notamment l’arrivée de déclassés, les bossiaki, et de paysans sans terre à la recherche d’un emploi non qualifié. En raison de la crise industrielle qui avait touché les centres industriels de Moscou et de Saint-Pétersbourg et de mauvaises récoltes, les nouveaux arrivants affluèrent en grand nombre. Ils vinrent grossir la masse des indigents vivant sur le port ainsi que dans les quartiers misérables où résidaient des Juifs et des représentants des autres « nationalités ».

Kichinev n’était pas un centre industriel, l’agriculture était florissante et l’activité révolutionnaire limitée. Cependant l’état de déréliction du pouvoir au plus haut sommet de l’Etat ainsi que la désorganisation générale furent mises à profit par des groupuscules extrémistes et nationalistes, par des journaux antisémites comme le Bessarabetz. La censure de cette publication qui aurait permis de calmer les esprits, ne fut jamais appliquée en raison des accointances de son rédacteur avec des hauts responsables politiques qui étaient également les inspirateurs et organisateurs d’entités antisémites comme les Cents-Noirs ou le Drapeau blanc. En octobre 1905, à Jitomir, les Cent-Noirs firent leur première apparition en tant qu’instigateur d’un massacre au cours duquel 39 Juifs furent tués et 150 blessés. Le noyautage du pouvoir administratif et politique par des groupes factieux illustre l’état d’anomie générale de la société russe au début du XXème siècle. Ses dirigeants furent en effet incapables de relever le défi d’une guerre contre un ennemi jugé plus faible (la guerre contre le Japon de Janvier à février 1905) et d’apporter une réponse non-violente à une paisible manifestation qui s’acheva dans un bain de sang (Manifestation du Dimanche sanglant à Saint-Pétersbourg le 22 [9] janvier 1905). L’affaiblissement, puis l’effondrement du pouvoir au cours de la Première Guerre mondiale et des révolutions de février et octobre 1917, apparaissent en perspective comme l’aboutissement logique d’une banalisation de la violence en tant que moyen politique.

La responsabilité du pouvoir

Dans une lettre à son ami le haut fonctionnaire Boleslav Markevitch, le poète, dramaturge et satiriste Alexis Tolstoï, nous donne un des tous premiers témoignages sur un pogrom. Il décrit l’explosion de violence antijuive qui se produisit à Odessa en 1870 (Correspondance, 2015). Dans un jeu de mot douteux éclairant la folie meurtrière du peuple, il qualifie le pogrom de « rej publikou », littéralement « saigne le public » jeu de mots sur « res publica », et apporte un éclairage important sur le rôle des autorités policières : « J’étais cloué sur mon fauteuil pendant la Saint-Barthélemy des Juifs, autrement j’aurais été faire le coup de poing dans la rue comme d’autres braves gens pour suppléer à la honteuse inaction des autorités. Le pauvre Boucharine [Boukharine Nikolaj Ivanovitch] gouverneur d’Odessa] n’est pas compris dans ce reproche, il n’avait que ses bras et point de subordonnés. ». Ces paroles montrent l’ineptie des généralités sur l’antisémitisme des Russes ou des Ukrainiens. Elles dédouanent également la police de sa responsabilité dans le déclenchement et le développement du pogrom. De l’avis des spécialistes, l’armée et la police russes disposaient d’un équipement de piètre qualité et étaient mal organisées, et en 1871, comme en 1881-1882, ou en 1903-1906, le nombre de policiers et même de militaires était insuffisant pour rétablir l’ordre. Ce constat n’exonère pas les responsables administratifs et politiques locaux de leurs atermoiements coupables et de leur indifférence. Certains d’entre eux essayèrent de mettre fin aux violences anti-juives, d’autres laissèrent les foules se déchaîner contre les habitations et magasins juifs par conviction antisémite ou tout simplement par lâcheté. Mais à l’étranger, dans les pays Européens où l’Etat avait traditionnellement pour fonction de garantir la sécurité des citoyens, il semblait évident que de tels débordements de violence avaient lieu sans l’assentiment et l’appui des autorités. Cette conviction fut renforcée par la décision prise par les personnalités ayant en charge le pouvoir de designer les Juifs comme les responsables des troubles et de les sanctionner par des mesures restreignant leurs droits que ce soit en 1882 avec la promulgation des « lois scélérates » ou en 1906. La politique suivie par le gouvernement n’était certainement pas de provoquer des pogroms. Il n’avait aucun avantage à déclencher des foyers d’insurrections qu’il aurait eu du mal à maîtriser, mais en promouvant l’antisémitisme il apporta une légitimité officielle à la violence anti-juive.

Bilan

Si l’on considère l’étymologie du mot pogrom, les événements anti-juifs de 1881-1882 furent un véritable « coup de tonnerre », car ils se produisirent sur fond de modernisation de la société russe et du fort développement d’une idéologie populiste fondée sur la croyance que le peuple détenait en lui, dans ses formes d’organisation économique et sociale, la solution des problèmes de la nation russe. Ainsi pour les intellectuels russes et juifs imprégnés de l’esprit des lumières et du romantisme et qui, par conséquent, étaient persuadés de la bonté naturelle du simple peuple, il était absolument nécessaire de découvrir un agent extérieur, responsable de l’organisation des actions meurtrières. Cet agent ne pouvait être que la classe dirigeante. Ce sont pourtant bel et bien des hommes du peuple qui en 1881-1882 commirent des meurtres et des pillages avant de regagner leur village et qui propagèrent leur folie meurtrière en empruntant les principales voies de communications.

Par rapport aux pogroms précédents, celui de Kichinev se caractérisa par une implication plus forte de personnalités proches du pouvoir qui se firent les porte-parole d’un nationalisme russe à très forte connotation antisémite. Au cours de ce pogrom une cinquantaine de Juifs fut massacrée et des femmes violées, ce qui n’avait pas été le cas précédemment. Les chiffres sont considérables pour l’époque. Mais ce pogrom resta dans les limites d’une action spontanée et non organisée, à la différence de la succession de massacres des années 1905-1906 dont l’amplitude, 3100 Juifs tués (plus d’un quart des victimes étant des femmes), s’explique par la collusion entre des groupes des Cents- Noirs et la police et l’armée. Pour ces tueries le terme de pogrom ne semble donc plus adapté dans son acception stricto sensu. La question se pose de la validité de l’utilisation de ce mot pour les tueries de masse qui se produisirent pendant la guerre civile.

Contrairement aux pogromistes de 1881 ou même de la période 1903-1906, les Bolchéviques, l’Armée blanche, les nationalistes ukrainiens menés par S. Petlioura et les anarchistes, le pillage n’était pas leur objectif premier. Ils menaient une guerre d’anéantissement contre des groupes entiers de populations. Des hommes et des femmes de toute confession et de toute origine furent assassinés, mais les Juifs furent les seuls à être massacrés pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Entre 50 000 et 200 000 d’entre eux périrent au cours de ces actes de guerre. Le saut quantitatif aussi bien que le seuil qualitatif de violences qui fut alors franchi, conduisent à interroger le terme même de pogrom en tant qu’acte isolé et analysé uniquement du point de l’antisémitisme et de ceux qui subirent ces explosions meurtrières. Il convient en effet d’étudier les données contextuelles et de considérer l’histoire de l’espace et la géographie du temps de ces « terres de sang», l’Ukraine et plus largement l’ancienne zone de résidence, qui furent secoués par une succession de tragédies, la guerre civile, le Holodomor, le génocide par balles. Adapté à d’autres espaces de confrontations ethniques, le mot pogrom résonne comme un « coup de tonnerre ». Il a alors toute sa légitimité d’emploi en tant que forme primitive d’une entreprise génocidaire.