Les termes employés et leur histoire
La question de nommer les rescapés juifs du génocide, de définir qui pouvait être qualifié de « survivant » ainsi que la définition même du terme s’est posée dès la fin de la Seconde guerre mondiale. Dans les milieux juifs, l’expression de « ce qu’il reste des survivants », en hébreu She’erit Hapletah apparaît au lendemain de la guerre dans les camps de personnes déplacées en Allemagne. D’origine biblique, signifiant celui qui porte la promesse d’un renouveau, ce terme était utilisé par les rescapés eux-mêmes pour souligner une identité en tant que groupe. Les rescapés utilisaient également l’expression yiddish lebngeblibene yidn – les Juifs restés en vie. Par la suite, l’expression She’erit Hapletah fut reprise dans l’historiographie avec des acceptions plus ou plus larges. Selon les auteurs, elle désigne l’ensemble du monde juif en ce qu’il a résisté à l’attaque nazie contre son existence même ; les survivants directs des atrocités nazies ainsi que les réfugiés ayant fui les armées allemandes et revenus sur le sol européen après sa libération ; dans une approche minimaliste, le terme est réservé aux rescapés dans les camps de personnes déplacés après la guerre. Au moment de la fondation du Mémorial de Yad Vashem en Israël en 1953, un vif débat se fit jour sur la définition du survivant de la Shoah, entre les partisans d’une approche maximaliste et ceux privilégiant une définition plus restreinte, mais celui-ci ne fut jamais vraiment tranché.
Le terme de « survivant » se développa ultérieurement dans la littérature scientifique et populaire occidentale et anglo-saxonne mais avec des acceptions parfois différentes. Ainsi, dans le champ germanique, on parle de survivant pour désigner les personnes persécutées en tant que juives par les nazis durant la Seconde guerre mondiale et qui ont survécu à la guerre en Allemagne nazie ou dans l’Europe occupée. Dans une acception maximaliste, la Shoah Foundation de Université de Californie du Sud, qui collecte depuis 1994 des témoignages de survivants et témoins de la Shoah et d’autres génocides, considère comme survivant toute personne juive qu’elle fait témoigner, indépendamment de son expérience.
Une dimension juridique
Au début des années 2000, la question de la définition du survivant se posa à nouveau, cette fois-ci avec une dimension démographique et juridique, puisqu’il était question d’identifier les survivants encore en vie et pouvant prétendre à des dédommagements financiers. Ces interrogations émergeaient dans le cadre de la réouverture de négociations avec plusieurs institutions qui furent soit impliquées directement ou indirectement dans la persécution et l’assassinat des Juifs d’Europe, soit qui détenaient des avoirs ayant appartenu à des victimes juives – comme certaines banques suisses. Dans ce nouveau contexte, la principale organisation chapeautant les opération d’aide aux victimes juives de la Shoah, la Claims Conference, produisit en 2000 un rapport dans lequel son consultant proposait une définition du survivant, souvent reprise depuis dans les publications scientifiques. Selon cette définition, un survivant est un Juif né avant 1945, vivant dans un pays nazi ou occupé par les nazis ou leurs collaborateurs, ou bien un Juif né avant 1945, qui a fui l’imminence du régime nazi ou ce régime, incluant ceux partis juste avant, pendant ou juste après que leur pays a été envahi.
Cette définition est parfois opposée à celle, plus large, proposée également à la Claims Conference en 2003 par le démographe Sergio DellaPergola. Selon son acception, toute personne juive ayant vécu à toute période dans un pays gouverné par les nazis ou leurs alliés pouvait être considérée comme un survivant. Il incluait ainsi les Juifs d’Afrique du Nord, de Syrie et du Liban.
La nature de l’expérience de guerre : survivant ou réfugié ?
La formulation initiale de She’erit Hapletah utilisée par les rescapés soulignait l’unité après la Catastrophe et tendait à effacer les très grandes différences des expériences de survie durant la guerre. Pourtant, la grande majorité des Juifs d’Europe orientale qui avaient survécu à la Solution Finale l’avaient pu parce qu’ils s’étaient retrouvés à un moment donné en Union soviétique, qu’il s’agisse de la Sibérie ou d’autres parties du territoire de l’URSS intérieure, jusqu’à l’Asie centrale. Ces derniers devinrent ainsi membres de la communauté des survivants au même titre que les ceux qui avaient survécu dans les camps ou cachés sous une fausse identité, en particulier lorsqu’ils furent rapatriés vers leur pays d’origine, notamment vers la Pologne, que la majorité quittèrent peu après, refusant de vivre dans le cimetière de leurs proches et craignant pour leur vie dans un contexte d’antisémitisme renaissant. Alors même qu’ils formaient la majorité des personnes déplacées juives dans les camps d’Europe libérée, leurs expériences spécifiques, notamment de réfugiés, furent marginalisées et ce n’est que relativement récemment que les chercheurs ont mis en lumière la complexité des expériences historiques et le sens attaché aux concepts et aux définitions du survivant et de la survie.
La tendance de l’historiographie et du débat public à élargir la notion de survivant invite donc à inclure les Juifs réfugiés ou déplacées de force en Union soviétique durant la guerre, où une majorité a pu survivre. Ce survol de la notion de survivant montre ainsi que celle-ci est devenue avec le temps une catégorie transnationale puisant à diverses sources, sans pour autant être comprise comme un concept clairement défini. Il s’agit plutôt d’un concept hautement sensible et où interfèrent des questions d’expérience individuelle et collective, de genre, de génération, de langue, de mémoire culturelle et de politique. Le concept de survivant permet ainsi d’approfondir notre connaissance des transformations sociales, politiques, philosophiques, culturelles et éthiques intervenues depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.
Les survivants juifs en Pologne
On estime à environ 425 000 le nombre de survivants juifs polonais au sortir de la Seconde guerre, sur une population en 1939 évaluée à 3 330 000. C’est donc près de 90 % de la communauté juive de Pologne qui a péri durant la Shoah. Dans ce groupe de survivants, on distingue une majorité (232 000) qui a survécu parce qu’elle s’est trouvée en URSS, tandis que les autres ont survécu soit dans d’autres pays d’Europe occupés où ils s’étaient retrouvés au moment ou la guerre éclata ou peu après, soit en Allemagne même, soit enfin en territoire polonais, où ils ont survécu aux ghettos, aux camps ou bien cachés, sous une fausse identité ou non. Quelques milliers de juifs ont survécu enrôlés dans les armées polonaise ou soviétique.
Cette population se trouvait dans une grande détresse matérielle, physique et psychologique. Au printemps 1945, 60 % de la population juive en âge de travailler était inapte, par maladie ou handicap et deux ans plus tard, le pourcentage restait encore élevé, à 35 %. Sociologiquement, on pouvait observer une relative surreprésentation masculine et de la jeunesse, dont les capacités de survie avaient été supérieures durant la guerre. De même, ce sont les plus intégrés à la société polonaise, ceux qui maitrisaient le mieux la langue et qui disposaient d’un meilleur réseau de connaissances non-juives dans leur entourage qui avaient eu les meilleures chances de survie. Enfin, la manière dont chaque rescapé avait survécu durant la guerre – caché sous une fausse identité ou se trouvant en URSS – pouvait influencer leurs choix identitaires d’après-guerre : décision d’assimilation complète à la société polonaise ou au contraire renforcement du sentiment identitaire. Cependant, le contexte conjoncturel devait aussi jouer beaucoup sur les décisions identitaires et conséquemment sur le choix de rester en Pologne ou de partir.
Face à la violence
La confrontation directe ou indirecte des survivants juifs à l’hostilité, sinon à la violence ouverte de nombreuses sphères de la société est, sans conteste, l’événement le plus tragique et le plus spécifique à la Pologne de l’immédiat après-guerre. Certes, en chiffres absolus, le nombre de victimes juives demeure relativement modéré. Selon les estimations, 3% à 10% des survivants tout au plus furent directement affectés par les violences – qui causa pourtant la mort de 1 000 à 2 000 personnes. C’est « moindre », comparé aux violences bien plus généralisées commises contre les autres minorités, allemande et ukrainienne surtout, sans oublier la répression subie par la résistance au nouveau régime qui se traduisit par de nombreuses arrestations et déportations en Sibérie. Mais ces violences plongèrent l’ensemble des survivants juifs dans un climat où ils ressentirent autant l’hostilité à leur encontre que la relative impuissance de l’État à les protéger efficacement. Les tentatives menées pour comprendre et interpréter cette vague de violences qui culmina avec le pogrome de Kielce, qui fit 42 victimes le 4 juillet 1946 commencèrent dès leur irruption et se poursuivent encore de nos jours. Entraient en ligne de compte aussi bien les circonstances politiques – un pays en quasi-guerre civile depuis l’annonce des résultats truqués du référendum du 30 juin 1946 –, que les circonstances économiques – l’extrême dénuement de la population favorisant le banditisme. Mais ces facteurs n’étaient rien sans la puissance des représentations négatives de la société polonaise à l’égard des rescapés juifs, qui générèrent un climat de haine conforté par l’effondrement des barrières morales durant la guerre et un désordre social toujours actif au sortir du conflit.
Si l’interprétation de ces violences demeure complexe, leurs conséquences furent sans appel tant pour la place des Juifs dans la société polonaise qu’au niveau de la structuration des rapports polono-juifs. Ces violences témoignent enfin des divisions entre Juifs et non-Juifs. C’est en effet le plus souvent et avant tout parce qu’elles étaient perçues comme juives que les victimes étaient visées et c’est selon cette ligne de représentations que furent posés diagnostic et réponses.
Pour les survivants juifs polonais, cet épisode de violences marqua un réel tournant quant à la détermination de leur place dans leur pays natal. L’examen des situations individuelles comme des réponses collectives empêche de conclure à l’inéluctabilité du départ ou de l’assimilation à la suite de ces seules violences. Il est exact d’affirmer que près de 100 000 Juifs quittèrent le pays dans les neuf mois qui suivent le pogrome de Kielce. Mais un nombre identique demeura en Pologne, dont la moitié en Silésie, où ils revendiquèrent leur appartenance identitaire au sein de communautés organisées. Pour autant, la vague de violences à laquelle furent directement, mais surtout indirectement confrontés les rescapés juifs, et plus particulièrement les réactions des autorités aussi bien que de la société, déterminèrent en grande partie leur position dans le nouvel État.
Oublier pour survivre ?
L’émigration juive polonaise commença avant les violences et se poursuivit après celles-ci. Le nombre maximum de survivants juifs enregistré dans les institutions communautaires fut de 240 000, à la veille du pogrome de Kielce de juillet 1946. Il inclut les rapatriés d’URSS mais exclut tous ceux qui sont déjà partis à cette date. A peine un an plus tard, en mars 1947, on ne recensait plus que 125 000 Juifs. Le climat des violences influa certes sur ce processus, mais certainement moins que les perceptions de celles-ci, les oppositions qu’elles construisent au sein de la société et, pour certains, la perte de confiance dans un régime auprès duquel il semblait nécessaire de jouer la carte de la loyauté. Mais plus encore, les décisions demeurèrent personnelles, conditionnées par des facteurs psychologiques, économiques, soit souvent par pragmatisme ou opportunité et plus rarement par idéologie ou conviction.
À l’inverse, rester en Pologne supposait être capable de supporter le double discours et de s’adapter à la nouvelle idéologie, même s’il demeurait possible de mener une vie juive dans certaines régions du pays, en acceptant certains paradigmes. C’est ce que fit une petite moitié de rescapés. La reconstruction d’une vie juive dut ainsi s’opérer sur de nouvelles bases. Cette vie juive se concentra dans les grandes villes – à l’exception de la Silésie qui accueille des communautés importantes dans des cités de taille moyenne. Ce regroupement fut rendu nécessaire par le climat de violences autant que par les changements de la structure socioprofessionnelle de la population juive, qui passa d’une surreprésentation dans les secteurs de l’artisanat et du petit commerce dans les petites villes à une surreprésentation du fonctionnariat dans les principales villes du pays, et au premier chef dans la capitale. Une vie juive où les institutions remplirent un rôle social et remplacèrent plus que jamais les structures familiales, voire religieuses, qui constituaient le pilier des communautés traditionnelles d’avant-guerre en Europe centrale. Une vie juive enfin où la langue polonaise se substitua aux yiddish comme langue dominante et l’acculturation fut favorisée par les contacts quotidiens avec la population non-juive. Mais une vie juive qui disposait de ses structures – un réseau d’écoles, de médias, d’institutions sociales, culturelles et artistiques et qui fit montre d’un réel essor en quelques années.
À partir de 1947, qui vit la victoire définitive sur le plan national des partis politiques soutenant le nouveau régime, cette vie juive adopta de façon croissante de nouveaux paradigmes idéologiques dans son fonctionnement. Ils impliquaient le façonnement d’un homme juif nouveau, fidèle à ses racines mais adapté à une nouvelle société socialiste. C’est sur la base de ce consensus minimum, incarné en particulier par les partis communistes et sionistes, les plus actifs dans la « rue juive » et au sein des organisations de masse, que s’organisa progressivement l’ensemble de la vie juive en Pologne dans l’immédiat après-guerre. Pour ceux qui n’entraient pas dans ce nouveau paradigme, la seule issue était le départ ou l’exil intérieur. Les survivants juifs qui décidèrent (momentanément) de demeurer en Pologne furent donc placés devant l’alternative de prendre part ou non à une vie communautaire de plus en plus imprégnée par la politique et l’idéologie. Pour autant, même le consensus auquel aboutirent les acteurs de la vie communautaire entre 1945 et 1948 demeura extrêmement fragile.
C’est ainsi que se dessina peu à peu l’éventail des possibles pour un retour à la « normale » des survivants juifs polonais au lendemain de la guerre. Certains iront chercher cette normalité hors de Pologne, d’autres dans un exil intérieur, d’autres encore en tentant de se fondre dans cette société en abandonnant tout sentiment d’appartenance à un groupe juif quel qu’il soit. La vie communautaire quant à elle se politisa au rythme de l’ensemble de la vie sociale du pays. L’année 1949 marqua un tournant au sens où le consensus entre sionistes et communistes – pour de multiples raisons liées à la fois à la naissance de l’État d’Israël, à l’amplification de la Guerre froide entre le bloc occidental et le bloc socialiste et enfin aux changements stratégiques de la politique intérieure polonaise – n’eut plus lieu d’être. Exposée comme vitrine d’une politique de tolérance de l’État polonais, la communauté juive devrait dorénavant se conformer strictement à l’idéologie du régime et à ses fluctuations, après une ultime possibilité de départ donnée à ceux pour qui une vie juive – même socialiste – n’avait de véritable sens que dans un État juif. Quant à ceux qui ne participaient pas à ce nouveau modèle d’organisation communautaire contrôlé étroitement par l’État, leur volonté d’invisibilité demeura soumise aux représentations du Juif construites au sein de la société, et à leurs manipulations au gré de la politique des autorités communistes.