Trace

Luba JurgensonSorbonne Université / Eur'ORBEM
Paru le : 16.12.2015

La trace est un vestige concret, objet ou document, abordé comme un renvoi à ce qui n’est pas là et permettant sa compréhension. En ce sens elle est une archive et, en tant que telle, peut être constamment réinterprétée.

La question de la trace se pose dans la réflexion sur les processus irréversibles, physiques ou psychiques. Par exemple, le bruit de fond cosmique est une trace de l’explosion initiale. En paléontologie un fossile est une trace du processus évolutif. Le symptôme névrotique est considéré comme une trace d’un conflit refoulé.

Interroger une trace, c’est circonscrire l’archéologie d’un effacement et d’une résurgence. A ce titre, la notion se révèle féconde pour la réflexion sur les violences extrêmes qu’il s’agit de penser dans l’articulation aux modes d’effacement dont ils ont fait l’objet.

La trace peut être psychique, interne – mémorielle – ou externe – corps ou visage marqués ; physique, sociale – des barbelés – ou non sociale – un paysage. Ces distinctions ne sont pas rigides : un paysage se fait trace sociale s’il abrite un site mémoriel.

On peut également considérer les marques de l’énonciation dans un énoncé comme trace du passage d’un sujet dans le langage ; l’intertextualité peut être également abordée en tant que présence de traces littéraires du passé dans un texte.

Le statut ontologique de la trace, qui est la présentification d’une absence, lui a naturellement assuré la part belle dans les questionnements philosophiques tout au long du XXe siècle. L’herméneutique a dégagé la spécificité du sens d’une trace, construction qui relève d’un processus non linéaire mais circulaire (cercle herméneutique) : la trace éclaire le présent, qui éclaire la trace, etc. Dans cette direction la phénoménologie, puis l’approche déconstructive ont radicalisé la pensée de la trace, se focalisant sur le concept d’origine. La phénoménologie a analysé la présence et le travail de l’origine dans la trace. Ainsi, une main négative sur une paroi de grotte renvoie à l’origine de la représentation, mais n’est pas l’origine elle-même qui se dérobe.

Tandis que la sémiotique explorait cette relation d’indication incomplète et que l’herméneutique s’attachait à la structure temporelle de l’interprétation, la pensée déconstructive a cru pouvoir repérer dans l’étude de ces structures d’indication et de renvoi des signes, la présence de présupposés métaphysiques massifs – justement, l’essentialité de l’origine, la nécessité de l’irréversibilité, la pseudo-transparence de la relation de représentation – qui empêcheraient de saisir la spécificité de ce qu’est une trace. Cette approche, qui assure à la trace une place essentiellement intra-philosophique, conduit à la création du concept d’« archi-trace » : la trace originaire, celle qui, à l’origine de l’origine, a disparu.

Si l’ensemble des sciences humaines est concerné par la question de la trace, il faut rappeler la place particulière que lui réserve la micro-histoire – le travail de Carlo Ginzburg est à ce titre exemplaire – dans son exploration des mécanismes de reconstruction du passé.

La trace tend à résorber cette invisibilité par métonymie : traquer les traces d’un événement, c’est, au-delà de toute illusion de « capture », poser autrement la manière dont il se dérobe à la connaissance. Elément dynamique de la construction des représentations, la trace des catastrophes historiques est le visible d’une relation métonymique qui, pour se réaliser, a besoin d’être questionnée. C’est d’ailleurs cette question sous-jacente, nécessaire à l’émergence de l’autre terme de la métonymie, qui en fonde le caractère spécifique. La métonymie-trace est un déplacement sur l’axe paradigmatique et ne relève plus d’une relation de voisinage, ni d’un usage conventionnel de représentations et de désignations. Elle intervient au contraire comme un scandale brisant le tissu des liens logiques préexistants et son sens ne se déploie que par-delà une rupture référentielle inscrite dans l’événement dont elle témoigne. Car c’est la violence même de ce réel qui a abouti à la destruction de ses traces, à une non-continuité entre le passé et le présent, et cette violence préside toujours au mode de figuration problématique de l’événement à travers ses vestiges. Ainsi, la relation existentielle entre les termes de la métonymie est-elle mise à mal.

Dans les textes des témoins, la trace transparaît aussi par métaphore, laquelle est souvent liée au corps. Ainsi, Charlotte Delbo utilise l’image de la peau de serpent après la mue pour faire la différence entre les « traces visibles » de l’expérience du camp, à savoir, « les prunelles fixes au fond des orbites plombées, la démarche tirée en avant, les gestes peureux » et « quelque chose enfoui beaucoup plus profond : […] la peau de la mémoire ». Cette dernière, insensible, « ne laisse rien filtrer de ce qu’elle retient ». Varlam Chalamov recourt à l’image d’un « gant », peau morte de la main, perdu dans les glaces de la Kolyma. Les empreintes attestent de l’identité du corps qui écrit à celui du détenu moribond qui a vécu l’événement, mais par la même occasion, origine son écriture dans ce qui est justement perdu. Imre Kertész, quant à lui, évoque la trace olfactive liée cette fois-ci au cuir d’un bracelet de montre dont l’odeur rappelle celle de la chair brûlée perçu au camp d’Auschwitz.

Qu’elle soit vue en tant que présence de l’Un dans le multiple (le visage chez Levinas), ou en tant que variantes de présence de la philosophie à elle-même (l’archi-trace chez Derrida), ou encore, le trajet qu’empreinte le réel pour investir le texte littéraire (la littérature vue comme « trace » du réel dans les travaux de Ryszard Nycz sur le concept d’épiphanie), un questionnement vers la trace apparaît comme une forme de réflexion sur la discontinuité et révèle l’importance que les structures discrètes occupent dans la pensée moderne.

Interroger la trace, c’est laisser entendre que quelque chose du dedans de l’événement peut affleurer vers le dehors, peut-être cela même qui nous y est caché le plus profondément. L’interrogation vers la trace a contribué à instituer des catégories négatives, telles que l’absence, l’effacement, le silence en objet : ce cheminement de la pensée occidentale n’est certainement pas sans rapport avec l’événement des camps.

La trace pourrait représenter, dans le paysage intellectuel occidental, une forme d’issue à la question de la transcendance. Archéologiser un résidu, c’est d’une certaine façon penser pouvoir y trouver davantage que ce à quoi il renvoie, car un résidu auquel il est donné statut de trace est augmenté de toute l’absence qu’il « représente ». Par cette démarche, le questionnement embrasse plus que son objet, plus que l’événement : il s’étend à son manque, à son néant et débouche sur le constat que notre horizon de pensée est dessiné à partir de cette inscription parcellaire de l’événement effacé dans le monde.

En elle-même la trace est muette : elle n’existe que dans la mesure où elle est interrogée. Aussi, cette dimension d’interrogation est-elle implicitement inscrite en elle comme une potentialité d’action et de rayonnement. Tandis que nous interrogeons la trace, nous sommes à notre tour interrogés par elle. En laissant émerger dans notre présent quelque chose de l’événement que nous cherchons à cerner, elle nous questionne sur notre manière d’interroger, sur les modes d’appréhension de cet événement et sur notre légitimité à y pénétrer. Cette interpellation peut se muer en obligation morale pour celui qui est ainsi interpellé. Ainsi, Ivan Panikarov, créateur du Musée Mémorial de la Kolyma, raconte qu’en découvrant les vestiges des camps, il s’est senti si fortement interpellé par ces traces matérielles d’un passé dont il ignorait tout jusque-là, qu’il a décidé de consacrer sa vie à la conservation et à l’interprétation de ces traces. Sans cette action d’un interprétateur, l’événement que la trace est susceptible de documenter demeure en elle invisible. C’est dans cet entre-deux – entre la trace-résidu et la trace-inscription – qu’apparaît un espace d’interrogation permettant de construire une connaissance sur l’événement. Faire cheminer une information à travers les replis du temps, dans un va-et-vient entre le présent et le passé, entre la représentation et le réel, telle est la fonction de la trace.

Ainsi son surgissement se produit en relation à un destinataire. La façon dont elle sera manipulée engage fondamentalement ce dernier, car le réel dont elle atteste n’apparaîtra pas de la même manière selon les procédés d’interprétation mis en place. La trace peut avoir été fabriquée dans le but de donner lieu à des lectures fausses (« traces documentaires » réalisées dans le camp de Terezin ou sur les grands chantiers du Goulag). Ou bien elle peut induire des lectures erronées du fait qu’une même trace renvoie à des événements imbriqués. Ainsi, à partir de traces photographiques mal interprétées, l’exposition organisée par le Hamburger Institut für Sozialforschung (Institut des recherches sociales de Hambourg) intitulée Vernichtungskrieg. Verbrechen der Wehrmacht 1941 bis 1944 (Crimes de la Wehrmacht, Dimensions de la guerre d’extermination 1941-1944) présentait comme ayant été commises par la Wehrmacht des exécutions de masse perpétrées par le NKVD dans certaines villes d’Ukraine. Cela s’explique par le fait que, cherchant à mobiliser la population locale contre ses Juifs, les Allemands ont forcé ces derniers à déterrer les cadavres des prisonniers exécutés par l’armée rouge au moment de sa retraite. Ces Juifs, massacrés par les Allemands ou par les locaux, ont été ensuite enterrés dans les mêmes fosses. Il a fallu un travail d’experts pour établir la présence, sur les photographies, de deux charniers distincts. La direction de l’Institut des recherches sociales de Hambourg dut suspendre l’exposition avant de la rouvrir en 2001 sous une forme revue, après une enquête d’un comité d’historiens.

Faire parler une trace suppose donc non seulement la reconnaître en tant que trace, mais également la faire émerger dans un espace de vérité. L’ouverture sur cette dimension éthique, sans laquelle il est impossible de donner corps à la trace dans le présent, nécessite en premier lieu que l’image, la signature, le vestige interrogés aient statut de trace, qu’ils aient cessé de servir en tant qu’objets, sans quoi leur sens de trace est évacué (par exemple, les vestiges des camps pillés, récupérés ou réutilisés par les voisins). La trace est tributaire de cette inscription qui la contextualise, de cette parole qui en fixera la définition (susceptible de varier au cours des ans). Un exemple intéressant de trace est donné dans Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne. Il s’agit de la cuillère d’Ivan Denissovitch, conservée par lui depuis son séjour dans un autre camp, un camp où il a « touché le fond » et failli mourir. Cette cuillère n’a pas pour autant statut de trace à ses yeux : elle est au contraire un objet fonctionnel et indispensable. En revanche, sa présence dans le récit permet à l’auteur d’introduire « en contrebande » l’allusion à l’existence de camps bien plus durs que ceux qu’il décrit, dont il ne peut parler dans ce texte publié par une revue soviétique. La cuillère est à ce titre une trace, non au niveau de l’histoire, mais au niveau de la narration, pas tant du passé d’Ivan Denissovitch que d’un réel occulté par son auteur.

Enfin, la trace peut être également la construction, destinée à pallier l’absence de tombe ou de monument, d’un texte ou d’une image cénotaphe, d’une représentation muséale ou pédagogique qui renvoie à l’événement « en creux » ou « par défaut » comme la Grande Crevasse d’Alberto Burri qui commémore le tremblement de terre de 1968 en Sicile, les « Stolpersteine » ou encore, les traces de pas qui, au musée d’Auschwitz, figurent la marche des victimes vers l’anéantissement.