Zek (Ze-Ka)

Luba JurgensonSorbonne Université / Eur'ORBEM
Paru le : 12.04.2015

Il s’agit à l’origine d’une abréviation, z/k, utilisée par l’administration pénitentiaire soviétique pour zaklioutchenny kanaloarmeets, « détenu combattant du canal ». C’est en effet sur le premier grand chantier du Goulag, celui du canal Baltique – mer Blanche (1931-1933) que ce sigle a été adopté à la place de l/s, lichenny svobody, « privé de liberté ». La barre oblique est en effet, à côté des sigles composés, un signe tenace de la « novlangue » soviétique.

Lors de la construction du « Bielomorkanal », la militarisation de la vie quotidienne, et surtout du travail se voit traduite dans un langage de propagande spécifique : les travailleurs deviennent des combattants, les séances de travail des « assauts », les travailleurs de choc des « héros », etc. Si ce discours ne se limite pas aux camps, se diffusant à travers tous les domaines de la vie et de l’art, le destin du terme zek permet de cerner les zones de porosité entre la propagande et le langage administratif, les deux étant en réalité inséparables : les sigles et les abréviations, de même que des euphémismes de toutes sortes, sont autant d’écrans permettant de désigner sans les nommer les réalités de la violence politique.

Le terme sera en vigueur jusqu’à la fin des années 1950, après quoi il disparaîtra des documents officiels, mais survivra dans les textes des témoins et les productions de la culture parallèle (par exemple, les chansons de Vladimir Vyssotski des années 1960-1970). Il est passé dans la langue et on le trouve couramment employé s’agissant de détenus aujourd’hui.

Au cours des années 1940 et 1950, la référence au canal est abandonnée et peu à peu oubliée, z/k n’évoque plus que la détention, apparaissant dès lors comme une abréviation de zaklioutchenny. C’est d’ailleurs le seul sens que lui donnent les traducteurs de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne dans le glossaire à la fin du livre. La barre oblique, dans ce cas, couperait le mot en deux, séparant le préfixe de la racine, avant de le réduire à deux lettres : za/klioutchenny. Procédé légèrement différent de celui de découpage et d’agglutinement auquel on recourait généralement pour la formation de sigles à partir de syllabes juxtaposées : ici, on taille dans la chair du mot, on le brise en quelque sorte. L’administration pénitentiaire en élargit l’usage – en rupture avec son étymologie liée au canal – en écrivant z/k également pour désigner les lieux de détention, zaklioutcheniïé (cf. par exemple les commentaires dont Dantsig Baldaïev a accompagné sa collection de tatouages).

Z/k se prononce Zéka, que l’on trouvera aussi sous la forme Zeka ou Ze-Ka. Le russe étant une langue à déclinaisons, où le genre est marqué par des désinences (désinence zéro pour le masculin, -a pour le féminin), l’imaginaire linguistique aura tendance à s’insurger contre ce terme invariable en privilégiant, à partir des années 1940 selon Jacques Rossi, la forme zek, même si l’on trouve par ailleurs des façons ludiques de l’intégrer à la langue, par exemple en le déchiffrant comme Zakhar Kouzmitch ou encore comme zapoliarnyïé komsomoltsy, « komsomols du cercle polaire ». On rencontre également zak et zyk, plus rares. Ze-ka reste cependant une forme très répandue même dans les années 1940 et après, à en juger d’après le vers « Les zeka souffraient du mal de mer » de la chanson « Le port de Vanino », composée dans les camps de la Kolyma dans la seconde moitié des années 1940, ou le titre du témoignage de Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka.

Dans une lettre adressée à Soljenitsyne en novembre 1962, après la lecture d’Une Journée d’Ivan Denissovitch, Varlam Chalamov s’étonne de l’emploi de cette forme. « Pourquoi ”zek” et non ”zeka” ? demande-t-il. « Car ça s’écrit z/k et se décline, zeki (génitif, L.J.), zekoïou (instrumental, L.J) ». On peut en conclure que zeka, initialement invariable, est perçu comme un collectif. C’est ainsi que l’interprète Jacques Rossi, en citant une autre version de la même chanson : « La zeka souffrait du mal de mer ».

C’est toutefois zek qui s’imposera dans la langue, non plus comme abréviation, mais comme un mot vivant doté d’un pluriel, zeki, d’un féminin, zetchka, et dont dérive l’adjectif d’appartenance zekovski. Le succès de cette variante est dû en grande partie à la promotion que lui assure Alexandre Soljenitsyne. Nous ne connaissons pas la réponse de ce dernier à Chalamov (il a refusé de publier ses lettres), mais pouvons la deviner à partir de la digression terminologique placée au sein du chapitre « Les Zeks en tant que nation » de L’Archipel du Goulag (tome 2). « Personnellement, j’ai entendu ”zek”. Dans tous les cas, le mot réanimé commençait à se décliner et à former un pluriel. (À la Kolyma, et Chalamov insiste sur ce point, c’est ”ze-ka” qui s’est maintenu dans la conversation. Il reste à regretter que le froid ait gelé les oreilles kolymaises). » Soljenitsyne cite dans le même chapitre le témoignage d’un ancien détenu des Solovki qui connaissait la variante zek dès 1931. Toutefois, la phrase « Personnellement, j’ai entendu ”zek” » pourrait également être traduite par « il m’est arrivé d’entendre ”zek” », ce qui voudrait dire que l’auteur de L’Archipel a délibérément choisi une forme plus rare correspondant davantage à sa représentation de la langue russe et son projet de la régénérer. Dans un article publié en 1999, soit vingt-cinq ans après L’Archipel, par la revue Novy Mir, Soljenitsyne revient sur son différend avec Chalamov. Il y présente la fortune du mot zek (au détriment de zeka) comme due à l’usage qu’il lui a réservé dans ses livres. « Je ne me souviens plus si cela s’est passé lors de notre première rencontre à la rédaction ou ailleurs, toujours est-il que très tôt nous avons eu une discussion concernant le mot « zek » introduit par moi : Varlam Tikhonovitch était résolument contre, car ce mot n’était pas fréquent dans les camps, et même rare, les détenus, en esclaves dociles, répétaient presque partout l’administratif ”ze-ka” […]. Chalamov trouvait que je n’aurais pas dû introduire ce terme et qu’il ne prendrait certainement pas. Or, moi, j’étais persuadé qu’il s’implanterait (il est transformable et il se décline, il a un pluriel), que la langue et l’histoire l’attendaient, qu’on ne pourrait pas s’en passer. Et j’ai eu raison. (V. T. ne l’a jamais employé nulle part). » En s’attribuant le mérite d’avoir imposé zek, Soljenitsyne, que la chute de l’URSS et la possibilité de retour dans la patrie ont conforté dans l’idée qu’il était investi d’une mission historique, et en particulier linguistique, semble dire que la diffusion du terme est postérieure à la réalité du Goulag et participe d’une reconstruction a posteriori de l’univers concentrationnaire soviétique. Il affirme ainsi son rôle d’acteur clé dans la construction de l’histoire et de la mémoire de l’univers concentrationnaire soviétique. Il est vrai qu’en intégrant à son témoignage un chapitre satirique où les « zeks » sont vus comme une peuplade sauvage découverte par un ethnologue naïf (appelé dans la traduction française Candide Candidytch), Soljenitsyne contribue largement à l’intégration du terme à la langue et à la culture.

La querelle terminologique, évoquée dans ce témoignage tardif, dépasse cependant le cadre de l’histoire du Goulag et prend sens dans un projet plus vaste que Soljenitsyne a formé pour la langue russe, notamment dans son « Dictionnaire russe de l’élargissement lexical » (publié en 1990) dans lequel il « se fie à son flair personnel » pour prôner des extensions de sens, à partir de racines existantes, de formes disparues qu’il propose de réanimer en leur enjoignant des suffixes ou des préfixes. Georges Nivat décrit cette initiative comme la quête d’« une sorte de respiration lexicale. Il ne s’agit pas du tout de fixer protocolairement l’état actuel de la langue russe, telle que parlée et usitée aujourd’hui, où d’ailleurs elle souffre d’une “irruption” d’anglicismes, il s’agit bien plutôt d’élargir la capacité thoracique, le volume lexical de l’homme russe. Fortifier les poumons de la langue, manifester l’énergie secrète de la langue, son “mouvement” ». C’est bien cette capacité de la langue russe à se régénérer qui serait à l’origine d’une forme de résistance langagière au régime soviétique, et la transformation de l’administratif zeka en zek plus humain et surtout russe en serait la preuve. On voit ainsi que le choix de zek participe d’un projet de restauration, de réanimation de la langue qui devait se développer bien après l’écriture de L’Archipel mais était déjà en germe lors de sa création. Ce choix s’inscrit dans une utopie langagière forgée par l’un des grands témoins du Goulag, une utopie qui fait suite à celles des « prophètes » ou créateurs de langues universelles, comme Fiodorov ou Khlebnikov, mais qui, à la différence de ces derniers, se veut spécifiquement russe et se double d’un projet de réhabilitation d’un imaginaire national mis à mal par les années de communisme, puis par la pénétration massive de vocables étrangers, liés notamment au progrès technologique.

En français, c’est zek qui s’est largement imposé. Effectivement, si zeka est employé par Julius Margolin, le terme n’a guère été remarqué en dépit de la métaphore géographique qu’il recèle, comparable à celle de l’archipel du Goulag, car la première édition française de son témoignage s’intitulait Condition inhumaine (1949). Le vocabulaire de la détention et de la violence soviétiques a été intégré à la langue française surtout à partir des traductions de Soljenitsyne. S’il existait avant et s’il a évolué après, celles-ci ont fortement marqué l’espace culturel français par un changement d’attitude global à l’égard des camps en URSS. La pérennité du mot zek en français, au détriment de tout autre, est associée, ainsi que le sigle Goulag lui-même, à la réception d’une œuvre à partir de laquelle les élites françaises ainsi que le grand public ont reconnu la nature criminelle des répressions staliniennes.