À bâtons rompus

Paru le : 20.06.2023

Entretien avec Edith Bruck mené par Patricia Amardeil à Rome le 18 février 2019.

 

Edith Bruck. 18 romans, 6 recueils de poésie, 3 pièces de théâtre et 6 films, plusieurs prix importants. Une partie de son œuvre a été traduite en anglais, allemand, danois, espagnol, hongrois, néerlandais. En français aussi, trois de ses livres : Signora Auschwitz (2015), Qui t’aime ainsi (2017), Lettre à ma mère (2018). Pourtant, elle demeure quasiment inconnue du public francophone. Il faut dire que dès Signora Auschwitz, sa vision s’est révélée dérangeante parce qu’elle témoigne autant de son expérience de déportation que de l’écart se creusant entre une rescapée et le public scolaire, comme lorsqu’une élève l’appelle « Signora Auschwitz », alors qu’elle est en visite dans un lycée. Elle développe une vision critique et autoréfléxive que Primo Levi, son ami depuis longtemps, avait initiée dans les années 1970 exprimant alors une fatigue testimoniale dont son image universaliste et la notoriété qu’il a acquises après sa mort ne gardent pas trace.

Edith Bruck, née Steinschreiber le 3 mai 1932, à Tiszakarád, un village hongrois situé près de la frontière avec l’Ukraine, arrive à Auschwitz mi-avril 1944 lors de la déportation des Juifs hongrois qui se prolonge jusqu’en été de la même année. Puis elle est transférée dans des camps de concentration en Allemagne : Kaufering, Landsberg, Dachau, Christianstadt et, enfin, Bergen Belsen d’où elle est libérée en avril 1945. Sa mère, son père et un de ses frères ne reviennent pas. Après une courte escale en Hongrie, où le retour à la vie ne lui est pas possible, elle transite en Tchécoslovaquie pour Israël en 1948. Mais elle ne s’intègre pas dans le pays rêvé « de lait et de miel », écrit-elle, et, en 1954, s’installe à Rome, y demeurant encore après avoir partagé sa vie, à partir de 1957, avec Nelo Risi (1920-2015), poète, cinéaste et écrivain.

Son premier roman Chi ti ama così (Qui t’aime ainsi) date de 1959. Depuis elle n’a cessé d’écrire et de créer. Edith Bruck nous offre ici, dans un entretien avec Patricia Amardeil, sa traductrice en français, un regard à la fois rétrospectif sur son œuvre, sur l’expérience de la perte des siens lors de la Shoah et, éminemment contemporain, sur une Italie gouvernée par les héritiers à peine masqués du fascisme, qui s’est fermée aux réfugiés et dont une partie rêve – à moins qu’il ne s’agisse déjà de la réalité – d’une Europe revendiquant haut et fort son identité contre ceux qu’elle décrète comme autres, n’ayant plus honte de clamer ses nostalgies.

 

 

Edith, en 2015, dans un entretien pour la publication en français de Signora Auschwitz, nous avions évoqué votre parcours de vie après le retour des camps. Aujourd’hui, je voudrais faire un portrait de vous écrivain pour les lecteurs français. Dans Signora Auschwitz vous avez écrit à propos du cauchemar des témoignages à l’école : « J’avais aussi essayé d’ignorer mon locataire encombrant1 en écrivant un nouveau roman, Il silenzio degli amanti. Grâce à cette astuce, cette bonne idée saine, je m’étais glissée facilement dans la peau d’un « autre » mais, pendant que je l’écrivais, je savais bien que je mettais au monde un bâtard, en risquant d’être rejetée par le lecteur qui m’aurait renvoyée à la réalité de ma peau tatouée. Mais j’ai essayé et j’essayerai encore2 » D’après vous si la littérature n’est pas engagée, ne peut-elle être que « bâtarde » ?

Edith Bruck : Pas nécessairement. Mais en dehors des récits de science-fiction, d’imagination pure, d’invention totale, je crois que la littérature ne peut être qu’engagée. Les écrivains, depuis toujours, sont des témoins de leur époque et lorsqu’un écrivain met en place le cadre de son roman, il y met une part de lui-même, une part de la société, une part de l’histoire. Un livre engagé est toujours une espèce de témoignage de l’époque dans laquelle les personnages vivent, agissent, travaillent, il n’est pas seulement un objet de distraction. Et je dirais qu’étant donné qu’il est si fatigant d’écrire, il vaut mieux écrire un livre engagé. Et davantage encore pour moi qui ai vécu une époque vraiment empoi- sonnée, il m’était impossible de taire ce que j’ai vécu, je suis un témoin de mon époque.

 

Dans quel état d’esprit vivez-vous les moments pendant lesquels vous écrivez des récits ou des romans de fiction ?

E.B. : Mon état d’esprit ? Hormis trois ou quatre, mes livres sont toujours nés d’une offense, d’un état de grande souffrance, par exemple, lorsque j’ai écrit « Nuda proprietà » (1993), j’étais menacée d’expulsion de l’appartement où je vivais, où je vis toujours en location depuis plus de 50 ans. J’aime cet appartement bien que je n’en sois pas propriétaire, ce que d’ailleurs l’administrateur ne comprenait pas mais nous ne parlions pas le même langage. Pour lui, il était impossible que je puisse aimer et considérer comme mienne une maison qui ne m’appartenait pas. Je lui disais que j’aimais aussi l’arbre que l’on voit de ma fenêtre bien qu’il ne m’appartienne pas. Je pleurais sans cesse. À la fin mon mari m’a rassurée en me disant qu’il était seulement question d’un changement de bail et évidemment d’une augmentation substantielle de loyer. Mais cette situation n’était pas neutre pour moi, elle me renvoyait à mon passé, au moment où j’ai été chassée de mon nid, de ma maison, de mon pays, c’est difficile à comprendre pour ceux qui n’ont pas vécu ce que j’ai vécu, même pour mes proches. Quitter ma maison c’était tout perdre une autre fois, m’en aller, être chassée, être déportée. Au moment même où j’ai reçu le courrier recommandé qui annonçait mon expulsion, j’ai su que de cette souffrance naîtrait un roman. Les livres naissent toujours de souffrances.

 

Que ressentez-vous après tant d’années, quel est le sentiment dominant après la perte de vos parents et de votre frère dans les camps ?

E.B. : C’est quelque chose qui ne passe pas, la perte de mes parents, de mon plus jeune frère et ce qu’ils ont vécu, ma mère qui a été immédiatement gazée comme mon frère, et mon père qui est mort deux jours avant la libération, ça ne peut pas s’oublier, c’est pour toute la vie. Auschwitz, c’est pour toute la vie. J’ai écrit que je suis enceinte d’Auschwitz, et ce mal, ce poison, ne sort pas de mon ventre, de ma tête. Mon frère aîné, même à 80 ans, ne pouvait pas parler d’Auschwitz ou de déportation. Il pleurait, plus il vieillissait, plus il pleurait. Il ne faut pas oublier que même en famille, après la guerre il était très difficile de raconter, parce que les gens n’écoutaient pas, personne, nous ne pouvions pas ouvrir la bouche, pas parler. C’est pour cette raison que j’ai écrit ce livre après la guerre parce que tout le monde disait avoir eu froid aussi, avoir eu faim, avoir souffert, comme si c’était le même froid, la même faim, la même souffrance, comme si on pouvait comparer leur expérience de la guerre à notre vécu. C’était une façon de banaliser, de tout mettre au même niveau, à l’époque les gens étaient peut-être de bonne foi. Aujourd’hui non. Quand je lis que les immigrants vivent dans des Lager, ça ne va pas. Leurs conditions de vie sont terribles mais ils ne vivent pas dans des Lager. Auschwitz ne peut se comparer à aucun désastre humanitaire. Programmer l’extermination de tout un peuple, organiser sa mort dans des bureaux en faisant des calculs d’optimisation, froidement, avec des ingénieurs, des scientifiques, des médecins, des architectes, n’est jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité. Les mots ont un sens et en amalgamant on finit par ne plus savoir ce qu’a été la Shoah.

 

Aujourd’hui diriez-vous que vous éprouvez un sentiment d’injustice ou de culpabilité après la perte de vos parents et de votre frère ?

E.B. : Non, moi contrairement à Primo Levi qui disait éprouver de la culpabilité peut-être parce qu’il a survécu, je n’éprouve aucune culpabilité. Je pourrais me sentir coupable si j’avais volé une bouchée de pain à une compagne ou si j’avais volé un navet, mais je n’ai jamais rien volé à personne. C’est plutôt moi qui ai été volée. Dans notre famille, on ne touche pas à ce qui est aux autres, c’est l’éducation que notre mère nous a donnée. Mais là-bas l’éducation n’existait plus, nous étions totalement déshumanisés, par conséquent je ne peux juger personne même ceux qui se sont mal comportés, parce que pour survivre dans le camp on faisait n’importe quoi et la seule chose qui comptait était la vie. Pour les croyants, comme était ma mère, la vie ici-bas n’est qu’un passage et la vraie vie est celle qui nous attend après la mort. Pourtant, il fallait voir comment les gens s’accrochaient à la vie. Au fond, personne ne croit vraiment profondément. Il se peut qu’instinctivement, moi qui étais la plus petite, j’ai cherché à me cacher derrière une personne plus grande lorsque Mengele venait pour les sélections. Il fallait vraiment devenir invisibles aux yeux des SS mais je ne me sens absolument pas coupable d’avoir survécu. En revanche, la mort de mes proches est pour moi un deuil éternel, un deuil jusqu’à ma mort. Je ne peux pas pardonner au monde que ma mère ait fini comme elle a fini, cette pauvre femme un peu sévère qui devait éduquer six enfants sans un sou, qui priait continuellement, qui implorait Dieu de lui apporter des chaussures pour ses enfants. Lorsque les gendarmes sont venus nous chercher, ma mère est allée prendre la médaille de la Première Guerre mondiale de mon père dans le sucrier et l’a montrée à l’un des gendarmes. C’était un jeune homme d’environ 25 ans, il a donné une gifle à mon père, a jeté la médaille par terre et l’a piétinée en disant « Ta vie de merde ne vaut rien, sale Juif ! ». Ma mère criait, s’arrachait les cheveux. Tout était fini. Nous sommes partis, nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait mais il fallait s’attendre au pire, ma mère étonnamment a été d’une grande douceur avec moi dans le wagon à bestiaux qui nous emmenait à Auschwitz, elle me coiffait, m’avait fait deux tresses nouées avec un ruban rouge. La violence du gendarme et la douceur inhabituelle de ma mère m’ont alarmée, quelque chose de très grave, d’indicible était imminent.

 

Vous entretenez avec vos livres un rapport spécial, dans Lettre à la mère, vous écrivez que vos livres remplacent les enfants que vous n’avez pas eus et vous ajoutez que les livres aussi sont faits de sang et de chair, les vôtres en particulier. Pourriez-vous éclaircir cela ?

E.B. :  Oui je crois que les livres sont comme des enfants, au moins pour moi et ils viennent au monde dans le sang et les larmes. Je ne dis pas cela parce que je n’ai pas eu d’enfants. Ce qui est incroyable, c’est que les enfants, on s’en occupe toute la vie, même quand ils ont 50 ans, alors que personnellement une fois que mes livres sont publiés je ne les ouvre jamais, je ne les relis jamais, je ne veux plus les voir parce qu’ils me touchent au plus profond de moi, ils me font mal et je me demande pourquoi je les ai écrits, j’éprouve de la pudeur, j’ai presque honte de mes livres, c’est une sensation étrange. Mais c’est ainsi. Quand un de mes livres paraît, je le regarde comme un enfant qui vient de naître, je regarde sa jolie couverture, je vais le présenter et puis je n’y pense plus. Une fois que j’ai dit ce que j’ai à dire, c’est terminé même si je suis consciente que l’on peut toujours améliorer ce qui a été écrit mais il faut savoir mettre un point final.

 

Vous avez connu Primo Levi, vous arrivait-il d’aborder ce genre de sujet avec lui ?

E.B. : Pas exactement ce genre de sujet. Primo Levi était très introverti, très renfermé, ce n’était pas un bavard comme moi, moi je suis une « gitane », comme disait mon mari, je parle sans cesse, je raconte, je crie alors que lui, Primo, était discret. Ce caractère renfermé n’a pas dû lui faire du bien, il aurait dû parler davantage, s’ouvrir davantage, il était muré dans son offense, il se sentait offensé par l’Italie, par son propre pays, il a ressenti cela toute sa vie. Il a grandi en Juif laïc et a toujours affirmé être d’abord italien, puis juif. C’était un homme cultivé, intelligent, diplômé, un bourgeois. Alors que moi j’ai grandi en tant que Juive, même si j’étais hongroise, je le suis toujours d’ailleurs, mais il y avait toujours quelqu’un pour crier « juive ! » sur mon passage, pour se moquer avec des chansons antisémites, je suis née et j’ai grandi avec l’antisémitisme et l’antijudaïsme millénaire, puis avec l’antisémitisme moderne. Nous vivions dans un petit village de 2 300 habitants, il y avait une douzaine de familles juives, environ 120 personnes. Nous étions « les » Juifs, nous n’étions pas intégrés. À l’école avec deux autres camarades juives, on nous mettait au fond de la classe, parce que, disait le maître, « vous savez toujours tout, vous êtes plus intelligents ». C’est cela le racisme, les stéréotypes, parce qu’évidemment il y a des Juifs intelligents et des Juifs stupides. On nous rappelait sans cesse notre judéité, nous suivions même les cours de catéchisme à l’école mais si nous levions la main pour participer, le prêtre nous faisait taire « on ne t’a rien demandé, tu es juive ». Nous chantions les chansons patriotiques, le nationalisme était très fort à cette époque-là, mais je ne ressentais pas ce sentiment d’appartenance à la patrie. Alors oui, je me sens juive mais je me sens prisonnière de cette identité, en Hongrie je suis l’écrivain juive, en Israël je suis l’écrivain hongroise, en Italie je suis la Juive survivante d’Auschwitz, je suis toujours affublée d’une étiquette, j’aimerais que l’on me considère comme un écrivain, c’est tout. C’est toujours la même chose, il faut stigmatiser, dans les journaux il faut toujours souligner que c’est un Roumain ou un Tunisien qui a commis un crime.

 

Vous êtes hongroise, vous écrivez en italien, est-ce cela la culture européenne ?

E.B. : Non ce n’est pas la culture européenne, aujourd’hui je ne sais pas ce qu’est la culture européenne avec ce vent noir qui souffle sur l’Europe, l’Italie, la France, l’Allemagne, la Hongrie, la Slovaquie. C’est alarmant. Je vis très mal ce qui est en train de se passer. Après la guerre, en Hongrie, j’ai commencé à écrire mon premier livre en hongrois et j’ai dû le jeter parce que j’ai fui la Hongrie pour aller en Tchécoslovaquie. Là-bas, ils ont fini par m’envoyer en prison, parce que, étant hongroise, je n’avais pas de documents d’identité. J’étais une réfugiée qui allait d’un endroit à un autre. La langue italienne a été une chance pour moi, elle est comme une cuirasse, un masque. En fait dans ma langue maternelle, le hongrois, je n’aurais jamais été capable d’écrire ce que j’ai écrit parce que l’italien n’est pas enraciné en moi, je ne le perçois pas en profondeur, il n’a pas de racines. J’ai souvent dit ou écrit que lorsque j’écris le mot « pain » en italien, c’est le pain du boulanger que j’ai à l’esprit, mais si j’écris le mot « pain » en hongrois, je vois ma mère, ses chaussures, ses joues rouges quand elle enfourne le pain dans le four, c’est elle que je vois et non le pain, c’est une souffrance et je me mets à pleurer. L’italien est une défense, je ne perçois pas la force des gros mots alors qu’en hongrois si j’écris un gros mot, je trouve que c’est vulgaire. C’est la force de la langue maternelle, je ne parle quasiment plus le hongrois depuis 60 ans, mais je lis des poésies, j’en traduis, j’aime beaucoup traduire et je regrette que les poètes hongrois soient si peu connus en Italie. La Hongrie et Israël sont deux pays que je ne peux pas fréquenter, je m’y sens plus sensible, plus émotive, comme mise à nu, je suis blessée si quelqu’un m’agresse alors qu’en Italie je me sens plus forte psychologiquement, physiquement même, si quelqu’un m’agresse je peux dire « va te faire f… ».

 

Ce sont aussi les pays de l’enfance, de la jeunesse, n’est-ce pas ?

E.B. : Le pays de l’enfance est la Hongrie. Le pays dont ma mère rêvait était la Palestine, c’était son nom alors, elle l’a décrit comme le paradis terrestre, où régnerait la paix, où tout le monde s’aimerait. Rien de tout cela ne s’est vérifié, maman me racontait une belle fable. Quand j’y suis arrivée, juste en 1948, la situation était tragique, les balles sifflaient encore, il n’y avait pas de maisons, il n’y avait rien, je suis restée six mois dans un camp de transit. Une enfant croit toujours ce que sa mère lui dit, quoi qu’elle dise, et là, pour moi tout s’est écroulé, ma mère ne savait rien du pays, c’était un rêve juif depuis des millénaires et il est normal que ce rêve ait résisté jusqu’à la naissance du pays. Quand le pays est né, le rêve s’est évanoui parce que la réalité l’a tué comme cela arrive souvent d’ailleurs.

 

Sans l’expérience des camps nazis, pensez-vous que vous seriez devenue écrivain ? C’est aussi la question qui s’est posée à propos de Primo Levi.

E.B. : Primo Levi m’avait dit que s’il n’avait pas été déporté, il n’aurait pas écrit et que si Einaudi avait publié tout de suite son premier livre au lieu de le refuser dans un premier temps, il se serait consacré entièrement à l’écriture, c’était un grand écrivain. Moi, j’écrivais des rédactions à l’école, sur les saisons, sur l’été, sur la pluie, sur maman. C’étaient de très jolies rédactions récompensées par des images avec des petits oiseaux de couleurs qui avaient plus de valeur pour moi que le Viareggio, plus que tous les prix littéraires que j’ai reçus par la suite, recevoir des prix à l’école était merveilleux. J’écrivais des poésies et à la place de la prière, le soir, je récitais des poésies, j’aimais beaucoup les livres. Comme livres à la maison il n’y avait que la Bible, des livres scolaires et des poésies, j’étais folle de poésies. Je crois surtout, qu’après le camp, celui ou celle qui avait un minimum de talent ne pouvait pas ne pas écrire pour essayer de se libérer de ce poids terrible qui s’alourdit plus le temps passe et plus encore dans l’époque tourmentée que nous vivons. Pour ma part, je crois que j’aurais écrit de toute façon, peut- être en hongrois si je n’avais pas fini en Italie.

Mais lorsque mon premier livre a été traduit en hongrois, ils voulaient que je supprime les passages qui parlaient des viols commis par l’armée soviétique quand elle est entrée en Hongrie. Le communisme a été importé en Hongrie après la guerre, mais les Hongrois étaient toujours, à leurs yeux, des fascistes. Je n’ai pas enlevé une ligne de ce que j’ai écrit. En Italie, mon premier éditeur, qui était communiste, voulait aussi que je supprime certains passages, j’ai changé d’éditeur et je n’ai jamais plus eu de problème. Les faits sont ce qu’ils sont, la politique ne peut rien y changer, on ne peut pas mentir. Je ne suis absolument pas corruptible, sous aucun prétexte.

 

De quel livre s’agit-il, quel est le livre que l’on voulait censurer ?

E.B. : Il s’agit de Qui t’aime ainsi qui n’a jamais été publié en Israël soi-disant parce que j’ai écrit que là-bas aussi les jeunes lisent des bandes dessinées dans le bus. Ils prétendent que c’est faux, ils ont pris la mouche comme si tous les jeunes étaient des Einstein en herbe… Mais ce n’est pas seulement cela, c’est peut-être aussi parce que je suis en faveur de la paix, j’ai hâte que finisse ce désastre entre Israéliens et Palestiniens, c’est une souffrance terrible parce que ça n’a pas de fin. Je ne suis certainement pas une admiratrice de Netanyahu et je dis et j’écris depuis toujours : « deux États, deux pays ». J’avais 25 ou 26 ans lorsque je l’écrivais et je n’ai pas changé d’avis depuis 60 ans, je suis en faveur de la paix, il n’y a pas de guerre juste. Aucune guerre n’est juste.

 

Dans la construction de votre personnalité, de vos convictions morales, l’expérience des camps et de la Shoah n’est-elle pas venue se superposer à votre culture juive d’origine ?

E.B. : Non, mon problème depuis que je suis en Italie est qu’au début je respectais un minimum de pratiques rituelles, mais lorsque j’allais, par exemple, à un dîner de Pâque chez des amis juifs c’était une grande souffrance, il n’y avait pas mon père, ni ma sœur, mon frère ou maman. La cérémonie était différente et cela ne faisait qu’augmenter ma souffrance. Je revenais à la maison désespérée, je pleurais et mon mari me disait « Pourquoi y vas-tu ? ». Parce que je voulais d’une certaine façon revenir à l’enfance, me rappeler mon frère que la faim poussait toujours à se mettre à table en premier, mon père qui s’énervait et ma mère qui priait avec un genre de châle blanc sur les épaules. Mais c’était trop douloureux. Lentement, je me suis éloignée de tout le rituel juif, toutefois, la fête, les fêtes me manquent et cette absence de fêtes rend la vie plus plate, tous les jours semblables, il n’y a plus de différence. Les fêtes sont belles, enfant, je les aimais beaucoup, on mangeait un peu mieux, il arrivait que j’aie une petite robe neuve, c’était la joie. Mais même si tout cela me manque, je ne regrette rien, comme disait Primo Levi « est juif celui qui se sent juif ». Je me sens juive et je pense que je suis une meilleure Juive que ceux qui se frappent la poitrine, j’ai vu des gens se frapper la poitrine toute mon enfance, ils étaient tous très religieux en dehors de ma famille et d’une autre, et j’ai commencé à m’éloigner de cette religion extrême, du genre de celle des Hassidim de Jérusalem. Ma mère, qui trouvait que ses enfants étaient analphabètes en hébreu, nous a envoyés étudier à la synagogue avec un Juif très religieux, Reismann, qu’elle appelait saint homme. Par la suite, j’ai su que ce pauvre homme avait travaillé au crématorium. Je ne voulais pas aller à la synagogue mais à la fin j’ai fini par céder, il avait une baguette comme un chef d’orchestre fou et il disait aleph, un coup sur la tête, beth, un autre coup sur la tête, il m’a massacré la tête avec l’abc. Je pleurais et ne voulais plus retourner avec lui. Maman insistait et j’avais des discussions sans fin avec elle, je lui disais « maman, tu dis que cet homme est saint, mais c’est un diable, il est méchant, il nous tape, il crache. » Je commençais aussi à douter de la foi. Je voyais des croyants de toute confession mal se comporter, je me posais des questions. Par exemple, « pourquoi y a-t-il des riches et des pauvres ? » J’étais très sensible à l’injustice, je me rendais compte que l’égalité n’existait pas. Avec les fous du village, par exemple, les gens étaient vraiment méchants, ils leur jetaient des pierres, moi j’allais vers eux, je leur apportais à manger, je m’asseyais par terre avec eux. Par la suite, j’ai fait la même chose en Italie, j’allais chez les fous, je m’asseyais avec eux et je leur apprenais à écrire, nous avons écrit un livre de poésies ensemble parce que les fous, c’est nous, pas eux, j’ai vu des personnes qui auraient pu être dehors, mieux que moi, c’est facile de faire enfermer quelqu’un en le faisant passer pour fou. Puis, quand on a ouvert les portes des hôpitaux psychiatriques avec la loi Basaglia, c’était bien mais il n’y avait pas les structures nécessaires. C’est la même chose pour les immigrants qui arrivent, il n’y a pas de structures pour les accueillir, ils vivent parqués comme des animaux, c’est une honte, ce n’est pas possible de traiter des êtres humains de cette manière et, en plus, ils servent de boucs émissaires ou de prétexte pour le fascisme, le nazisme et l’antisémitisme renaissants. Nous vivons vraiment une époque difficile, dangereuse, dans toute l’Europe. On ne peut pas dire que le monde aille mieux. Il empire même de jour en jour comme chacun de nous. Je me souviens que lorsque nous voyions les images de la famine au Biafra, je ne pouvais pas manger, je me levais de table alors qu’aujourd’hui je mange. J’ai donc empiré moi-aussi. Lorsque mon mari [Nelo Risi] a tourné son film sur Rimbaud en Éthiopie, j’ai perdu huit kilos en un mois. Aujourd’hui je ne sais pas, peut-être serais-je capable de manger malgré tout, je ne sais pas, nous sommes conditionnés par la société dans laquelle nous vivons et sans nous en apercevoir nous empirons, nous prenons une mauvaise pente. Il ne faut pas se renfermer sur soi, il faut s’intéresser au monde et faire ce que l’on peut pour les autres. Même si c’est peu. Je continue à aller dans les écoles, un peu partout, et je me fatigue énormément mais si je n’y vais pas, je me sens coupable, donc j’y vais et je fais quelque chose d’utile. Je ne suis pas une héroïne. Il me faut aussi donner du sens à ma survie et ce sens c’est l’écriture, le témoignage dans les écoles, même si ce n’est qu’une goutte d’eau.

 

Toujours dans Signora Auschwitz, après avoir donné un certain nombre de conseils aux jeunes pour se comporter de manière civique, une espèce de décalogue du bon citoyen, vous employez l’expression « démocratie de l’âme ». Qu’entendez-vous par là ?

E.B. : Je crois à la démocratie de l’âme, comme je l’ai déjà dit, j’ai toujours perçu, même enfant, les injustices, les inégalités, les différences, la méchanceté. La démocratie est quelque chose d’intérieur qui ne s’exporte pas, ne s’impose pas. C’est à chacun de la sentir en soi et de partager avec les autres le sens de la solidarité, la volonté de ne pas faire de différences entre noirs, blancs, jaunes, juifs, musulmans, chrétiens, bouddhistes. Chacun de nous doit être respecté pour ce qu’il est, chacun a le droit d’être ce qu’il est, on ne peut pas imposer ses idées, son credo, personne n’est supérieur à l’autre, il n’y a pas d’Übermensch et, vraiment, pour moi le balayeur vaut autant que moi, je ne fais absolument aucune différence. Voilà ce qu’est la démocratie de l’âme, elle ne s’enseigne pas.

 

Vos livres sont traversés par un sens aigu de la vérité et de la justice. Cela aussi est-il le fruit d’Auschwitz ?

E.B. : Non. C’est un fruit qui vient de moi. Un exemple, j’ai parrainé deux enfants, une première enfant jusqu’à ses 18 ans et maintenant une seconde, une Brésilienne. Elle ne sait pas qui je suis, elle ne sait pas que je suis juive et elle prie Jésus pour moi. Si je veux aider un enfant jusqu’à sa majorité, je n’ai rien à demander, ni sa couleur, ni sa religion, je l’aide un point c’est tout. C’est peut-être parce que j’ai souffert, parce que j’ai subi l’antisémitisme dès mon plus jeune âge, même à l’école, que j’ai un très grand respect pour les êtres humains, n’importe quel être humain. Vivre ce que j’ai vécu est terrible et c’est pour cela, comme je l’ai dit récemment à l’université de Roma III lorsque l’on m’a nommée Docteur Honoris Causa, que celui qui a été à Auschwitz ne pourra jamais plus être raciste, faire de différences, être cruel, parce que pour revenir au titre du livre de Primo Levi, Si c’est un homme, un homme ne peut pas se comporter comme un bourreau sinon il ne mérite pas d’être considéré comme un être humain. Je m’indigne depuis toujours et je m’indignerai jusqu’à la fin de mes jours.

 

Vous écrivez aussi : « Mais moi, je raisonne de manière humaine, pas politique, c’est autre chose, et la politique ne peut pas se soucier du cœur3 ». Comment réconcilier politique et cœur, vous pensez que c’est possible ? Que ça l’est aujourd’hui ?

E.B. : Oui c’est possible, dans un certain milieu, je pense aux associations humanitaires, qu’elles soient catholiques ou non. Malheureusement, parfois la politique prend le dessus sur les sentiments, une polémique a montré récemment comment les ONG étaient accusées de favoriser l’immigration clandestine. Et pourtant souvent les membres des ONG ne comptent pas leur peine pour venir en aide aux migrants.

 

À la lumière de votre parcours d’étrangère arrivée en Italie en 1954, cherchant désespérément une place dans le monde, quel est votre avis sur la crise migratoire d’aujourd’hui, en Italie et en Europe ? Quel regard portez-vous sur la radicalisation populiste en Europe et sur la droitisation ultraconservatrice du nouveau gouvernement italien. Comment jugez-vous les positions de Salvini et l’attitude des États européens vis-à-vis de l’Italie ?

E.B. : Je suis désespérée, très préoccupée, meurtrie même, de voir comment l’humanité n’a absolument pas tiré les enseignements du passé, Auschwitz n’a servi à rien, pas plus que le Cambodge ou tous les autres massacres. J’aurais préféré mourir plus tôt pour ne pas assister à tout cela. Je n’ai pas peur pour moi, j’ai déjà vécu le pire. Ce qui me préoccupe aujourd’hui c’est ce qui se passe dans toute l’Europe, on assiste au retour du racisme, du fascisme, de la haine, je n’ai pas de mots pour décrire tout ça. Pensons à l’Italie, à la Hongrie, à la Pologne, à la France où l’antisémitisme resurgit, il me semble que l’on revient aux années trente et quarante, avec de surcroît, la négation de la Shoah. L’Europe ne veut pas assumer sa complicité dans l’accomplissement de la Shoah, elle refoule son passé qui n’a jamais vraiment été affronté. En Hongrie, les communistes ont pris le pouvoir après la guerre et ont tout verrouillé comme en Pologne, l’Italie au nom de la réconciliation a préféré oublier, personne n’a été puni pour les crimes qu’il a commis. Une histoire qui n’est pas affrontée est susceptible de se répéter. Je ne suis pas très confiante en l’avenir, la masse est dangereuse, elle se laisse manipuler. Freud disait que le peuple a besoin d’un père, les Hongrois ont trouvé Orban comme père et les Italiens, Salvini ! Le niveau culturel de ces leaders est déplorable, ils utilisent un langage qui fait froid dans le dos comme certains gilets jaunes qui en appellent à la révolution et à la guillotine. Je pense que quelque chose ne fonctionne pas dans la société, les parents se déchargent de leurs responsabilités éducatives sur l’école qui, elle-même, peine à remplir son rôle. L’avenir est sombre.

Fin octobre 2019, vous pouvez retrouver la bibliographie complète des œuvres d’Edith Bruck ainsi que des extraits de ses œuvres parues en français sur le site de Mémoires en jeu : https://www.memoires-en-jeu.com/ inedits/edith-bruck/

 

1 Edith Bruck utilise cette expression pour désigner sa hantise d’Auschwitz (ndlr).

2 Edith Bruck, Signora Auschwitz [1999], traduit de l’italien par Patricia Amardeil, Paris, Kimé, 2015, p. 27.

3 Edith Bruck, Signora Auschwitz, Paris, Kimé, 2015, p. 35.