Au-delà des mémoires de la Guerre d’Algérie, les ravages de la colonisation

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 15.04.2023

Entretien avec François Gèze mené par Philippe Mesnard en visioconférence le 23 octobre 2021

 

François Gèze a fondé en 1983 les éditions La Découverte qu’il adirigées jusqu’en 2014, où il mène toujours des activités éditoriales. Il est une importante figure militante dans le milieu de l’édition, en tant que passeur de savoirs, mais aussi dans le champ mémoriel. En effet, sa maison s’est fait connaître non seulement pour ses publications en Sciences humaines et sociales, mais aussi sur la guerre d’Algérie. Il y avait déjà là assez de raisons pour l’inviter dans notre dossier et, plus précisément, dans la partie consacrée à l’édition, indissociable de l’engagement. Mais il y a plus. François Gèze met l’accent sur l’articulation, qui, pour autant qu’elle soit délicate, n’en est pas moins incontournable, entre les mémoires de cette guerre et la colonisation. Autant dire que si l’on attribue également à cet entretien le rôle d’une postface, plutôt que de refermer le présent volume, il l’ouvrirait vers une réflexion sur le risque de perdre, en se focalisant trop sur ces années d’incendie, la mesure des « années de braises », c’est-à-dire de la question coloniale et des dégâts qu’elle a causés sur les territoires occupés et leur population. Aussi ne faut-il pas négliger – en se tenant à l’exigence critique à laquelle doit répondre Mémoires en jeu – le risque que l’actualité des mémoires de la guerre d’Algérie fasse écran aux questions historiques et structurelles propres à l’histoire de la République française.

Depuis le moment où Emmanuel Macron avait, le 15 février 2017 lors d’une visite éclair à Alger, déclaré que « la colonisation est un crime contre l’humanité », l’actualité des mémoires contemporaines de la guerre d’Algérie s’est considérablement accélérée. Elle a souvent été rythmée par les déclarations politiques et par des débats ouverts ou rouverts à ces occasions. Cette amplification du discours mémoriel, plus que des mémoires en tant que telles, représente-t-elle, à vos yeux, un progrès ? Et, si progrès il y a, celui-ci ne fait-il pas écran à d’autres composantes historiques des rapports qui lient la France à l’Algérie ?

François Gèze : On peut effectivement considérer qu’il y a là un progrès. Mais qui reste fort modeste : on est quand même plus de soixante ans après la fin de la colonisation de l’Algérie et de l’ensemble de ce qu’était l’empire français, et on a toujours les plus grandes difficultés à porter un regard commun sur ce qu’a été cette histoire coloniale en général, et en Algérie en particulier. Je peux illustrer ce point par un exemple : quand j’ai publié en 1991 La Gangrène et l’oubli de Benjamin Stora, peu de gens s’intéressaient vraiment à cette histoire. Mais nous pensions, Stora et moi, que trente ans après les indépendances, le temps était venu pour que l’opinion reconnaisse la nécessité de sortir de l’oubli et de l’effacement qui affectaient la société française comme une gangrène, celle du racisme colonial toujours présent. Nous espérions que se produise une ouverture aux différents niveaux de la société comparable à celle déclenchée, trente ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, par la parution du fameux livre de l’historien américain Robert Paxton sur La France de Vichy (1973). Mais nous nous sommes trompés : il ne s’est rien produit d’équivalent. Et depuis, on n’a pas beaucoup avancé : même si les récentes déclarations du président de la République représentent sans conteste une étape, on reste très loin d’une reconnaissance de la réalité de l’histoire coloniale de la France.

Sur quels endroits cette reconnaissance bloque-t-elle ?

F.G. : Il y a paradoxalement moins un blocage sur la question de la guerre d’Algérie, évidemment marquée par des mémoires douloureuses de tous ses acteurs, à commencer par les « appelés » qui se sont réfugiés dans des silences – qui n’étaient pas des oublis –, silences largement encouragés par les positionnements des pouvoirs politiques pendant des décennies – je renvoie à ce sujet au récent livre de Raphaëlle Branche. Il s’agit moins d’un blocage de ce côté-ci que du côté de la colonisation elle-même. On oublie trop souvent en effet que l’on a affaire, après la conquête de 1830, à une colonisation de peuplement. Et que parmi toutes les colonisations impériales qui ont commencé au XIXe siècle, elle est certainement la plus ancienne, la plus longue et où la colonie de peuplement a été le plus loin. Il suffit de considérer le nombre de Français qui sont allés en Algérie pour porter ce que l’on appelait la « mission civilisatrice ».

On oublie également que la IIIe République a été une République coloniale et raciste. C’est elle qui, à partir de 1885, a accéléré l’approfondissement de la colonisation à Madagascar et en Indochine et, juste après, en Afrique sub-saharienne, puis au Maghreb : durant les sept décennies qu’a duré cette République, ses dirigeants ont conduit une colonisation sous prétexte d’une mission civilisatrice avec des pratiques de domination et de répression d’une extrême violence et empreintes d’un racisme profond vis-à-vis des populations autochtones. D’un côté, on célébrait les valeurs françaises de liberté, égalité et fraternité, de l’autre, on les violait dans les colonies.

Or, aujourd’hui, quand on entend révéler ce pan entier de l’histoire de France, on vous accuse de « repentance », ce qui n’a aucun sens. Le problème n’est pas la repentance ni même la « réconciliation mémorielle », ce sont là des mots creux : le problème est de reconnaitre l’histoire réelle, telle qu’elle a été masquée derrière ses pans les plus glorieux. Or, cette double réalité avec ses valeurs humanistes, d’un côté, et sa violence raciale, de l’autre, reste très difficile à admettre comme, entre autres, le mettent en évidence les programmes scolaires.

Ce clivage porteur des paradoxes de la République n’est-il pas, d’une certaine manière, reproduit par une reconnaissance de la guerre d’Algérie qui ne permet pas d’aborder autrement qu’à travers cette seule période l’imprégnation du racisme et de l’esprit colonial dans notre histoire et notre société française ?

F.G. : Tout à fait. Ainsi le discours d’Emmanuel Macron pour le soixantième anniversaire du massacre du 17 octobre 1961 est un des avatars de ce clivage, comme l’a bien montré Fabrice Riceputi. D’un côté, il déclare que c’est une honte pour la République, mais d’un autre côté, quand il désigne comme responsable Maurice Papon, il ne dit pas qu’il était préfet de police de Paris et que ce dernier avait donné aux policiers sous ses ordres la permission de tirer à vue sur les manifestants algériens. Il ne dit pas non plus que ce massacre a été le fruit d’une volonté politique du Premier ministre Michel Debré, et pas plus que cela entrait dans une politique intentionnellement meurtrière tentant de contrer le processus que de Gaulle avait enclenché pour amener à l’indépendance de l’Algérie : un conflit au plus haut sommet de l’État pour compromettre le processus de négociation – cet épisode est désormais connu à 90 % –, et les Algériens en ont fait les frais. Alors pourquoi faire comme si on ne le savait pas ? C’est pourtant ce qu’a fait M. Macron. La République s’honorerait de reconnaître que des crimes ont été commis en son nom.

Mais ce discours, avec les détours et circonlocutions qui le caractérisent, n’évite-t-il pas de mettre en cause des puissances, des personnalités ou des lobbies qui, du côté militaire, seraient toujours influents même si les personnalités en question n’étaient pas encore en poste – à ce titre, on pourrait établir un parallèle avec l’implication de l’armée française au Rwanda jusqu’au génocide des Tutsis en 1994.

F.G. : Effectivement. J’ajouterai que cet évitement est entretenu, aussi étonnant cela peut paraître, à travers les transmissions générationnelles au niveau des responsables et des élites de l’État. D’une génération à l’autre, de mêmes attitudes ont prévalu et se sont transmises. En témoigne par exemple, en effet, la position stupéfiante face au génocide des Tutsis au Rwanda adoptée par la cellule « Afrique » de l’Élysée, lorsque François Mitterrand était président entre 1990 et 1994 : les fonctionnaires et les politiques qui la composaient, dépassés par ce qui était en train de se passer, se sont rattachés à une vieille tradition française remontant à 1899, liée aux événements de Fachoda.

Une colonne française s’était alors heurtée, aux frontières du Tchad, à une colonne de soldats britanniques et l’armée française avait dû reculer devant ceux-ci. La mémoire de cet épisode est restée, au sein des élites françaises, comme celle d’une défaite cuisante de la France (en fait de son action colonialiste) devant l’impérialisme britannique. Plus de trois générations après, ces hauts fonctionnaires de la cellule africaine de l’Élysée raisonnent toujours en se référant à Fachoda : il faut soutenir, pensent-ils, le régime hutu qui constitue, malgré ses tendances génocidaires rapidement évidentes, un rempart contre l’Ouganda sous influence britannique, soutien des Tutsi du FPR. Des représentations faussées se sont ainsi transmises et se transmettent encore. Il n’est qu’à voir comment l’immigration est toujours traitée avec des critères politiques et juridiques issus de la colonisation, tout particulièrement de l’entre-deux-guerres.

N’y a-t-il pas là aussi une transmission militaro-politique qui se perpétue sans aucun regard critique, voire en toute impunité ? Ainsi, on n’imagine pas qu’il puisse y avoir une mise en cause officielle des criminels de guerre encore vivants qui étaient impliqués pendant la guerre d’Algérie.

F.G. : Ils ont bénéficié d’amnisties successives et, de cette façon, il n’a plus été question d’en parler. La mémoire militaire est un point clé pour reconnaître la réalité historique. Ainsi les guerres coloniales (Indochine, Algérie, Cameroun de 1955 à la fin des années 1960) ont été conduites au nom de la doctrine militaire que l’on nomme « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR) qui était une réponse aux soulèvements populaires contre la domination, en général, et la domination coloniale, en particulier (et que j’ai analysée par ailleurs). Elle préconisait des méthodes ultraviolentes appliquées en Algérie à partir de 1955, tout particulièrement pendant ladite « bataille d’Alger » de 1957.

D’un côté, c’était la conquête des « coeurs et des esprits », on allait aider la population, de l’autre, on pratiquait la torture, on tentait de « neutraliser » les opposants par des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées et des déplacements de populations d’une ampleur qui dépasse toute vraisemblance. Cette doctrine a produit des « sales guerres » comme, plus tard dans l’Amérique latine des années 1960 et 1970, lorsqu’elles ont été menées par des forces armées formées par des officiers français. Mais en France, cette DGR a été effacée du jour au lendemain, car elle était devenue factieuse alors qu’elle avait été la doctrine officielle de l’armée française entre 1954 et 1960. À partir de 1960, deux ans après la naissance de la Ve République, de Gaulle avait compris que les officiers théoriciens et praticiens de cette DGR qui faisaient la guerre en Algérie étaient en train de devenir des officiers qui allaient renverser la République – ils ont d’ailleurs fait un coup d’État en 1961. Ainsi, la DGR, en tant que doctrine officielle de l’armée française, a été remplacée par la « dissuasion du faible au fort », car, en janvier 1960, l’explosion de la première bombe atomique française dans le Sahara algérien va permettre de construire cette nouvelle doctrine stratégique, et de faire disparaître la DGR au sein de l’armée française.

À l’exception toutefois – et c’est ce qui est intéressant – des régiment d’infanterie de Marine, c’est-à-dire les troupes ex-coloniales, qui tiendront après les décolonisations les bases militaires en Afrique de l’Ouest : ces unités, pour l’essentiel, suivent toujours cette doctrine d’emploi des forces qu’est la DGR. Évidemment, cela ne se dit pas. Mais cela signifie, très curieusement, que l’armée française préserve une doctrine qui, éloignée de ses principes officiels, relève de la gestion policière et sécuritaire des populations, de façon un peu secrète.

Cela dit, sur le plan international, la DGR est revenue au premier plan à partir des années 1990 à la faveur des engagements militaires français en Bosnie d’abord, étatsuniens et occidentaux en Afghanistan et en Irak ensuite. Il s’agit bien là, dans une version « soft », d’une des techniques de maintien de l’ordre face à ce qu’on appelait et appelle toujours l’« ennemi intérieur ». Il y a malheureusement peu de travaux académiques sur ces questions ; signalons toutefois ceux de Mathieu Rigouste, qui ont contribué à faire connaître la permanence de ces pratiques d’emploi des forces pour maintenir l’ordre colonial hier, postcolonial aujourd’hui.

Vous parlez de permanence d’une forme de tradition militaire qui n’est pas la seule, certes, mais qui reste encore tout à fait vivace. Or, n’est-elle pas d’autant plus d’actualité que la configuration des affrontements et des guerres a considérablement évolué vers des opérations de sécurité et de maintien de l’ordre face au terrorisme ? Ce qui, d’une certaine manière, vient interférer dans un travail qui, avant d’être de mémoire, est de justice concernant des crimes commis – hypothèse basse – sous la protection de militaires (je pense bien sûr au génocide des Tutsis).

F.G. : On peut en effet incliner dans ce sens. Je m’étais penché sur cette question à propos de la Bosnie, après l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, parce que les troupes françaises engagées dans le cadre de l’intervention l’OTAN avaient été confrontées à la guérilla urbaine : cela avait amené les officiers chargés de penser la doctrine d’emploi des forces à revenir sur la question et, ce faisant, sur cette doctrine des années 1950 et 1960. Cela s’est fait non sans difficulté de la part de militaires tout à fait conscients des dérives antirépublicaines que cette doctrine de la DRG avait nourries et qui s’en méfient.

Mais il y avait moins de réserves du côté des États-Unis. Ainsi, quand le général David Petraeus dirigeait l’ensemble des troupes occidentales intervenant en Irak, il a fait visionner le film de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger (1966) à des officiers étatsuniens au Pentagone. Il s’agissait de montrer par ce détour les méthodes dont on pouvait alors s’inspirer sur ce nouveau terrain. Du coup, des pratiques anciennes ont retrouvé une légitimité et contribuent à brouiller le paysage, parce que personne n’ose dire ouvertement que la torture, aujourd’hui, pourrait être une méthode légitime pour « gérer » l’ennemi intérieur. Tout cela est évidemment peu évoqué sur la place publique, même s’il n’y a rien de vraiment secret.

Détail de la statue du général Jean Joseph Gustave Cler (1814-1859) à Salins-les-Bains où il est né. Durant ladite campagne d’Afrique, il se distingue, notamment durant la bataille de Laghouat le 4 décembre 1852. Entamé le 21 novembre 1852, le siège de la ville, qui résistait à l’occupant français, se conclut effectivement le 4 décembre par un assaut particulièrement meurtrier faisant de nombreuses victimes civiles.
© Philippe Mesnard

À ce titre, pourrait-on imaginer qu’une exposition puisse circuler en France en montrant l’ampleur des exactions commises sur la population pendant la guerre d’Algérie, pas seulement la torture, mais toutes les mesures répressives ? Une exposition dont la forme ne soit pas déterminée par l’impératif de la réconciliation, mais par celui de l’objectivation critique.

F.G. : Les résistances ne viennent pas de la population, dont toute une partie serait certainement favorable à une telle initiative. Mais il y a surtout beaucoup d’ignorance, de la part des jeunes générations, à laquelle s’ajoutent, évidemment, des blocages institutionnels et culturels liés au degré de connaissance historique. Lorsque, au début des années 1980, je me suis engagé dans l’édition avec François Maspero et qu’il m’a confié la direction de sa maison qui deviendra donc La Découverte, j’étais moi-même relativement ignorant de ce qu’avaient été les réalités coloniales. Même si je savais, par engagement militant, que l’impérialisme français était toujours bien présent en Afrique postcoloniale. Mais comment s’était déroulée la colonisation et quelles en étaient les conséquences, je ne le savais pas. Même dans les courants de gauche ou d’extrême gauche anticolonialiste, il y avait une très faible culture de cette réalité-là ; cela restait une approche un peu théorique soutenue par une lecture marxiste. Massacres coloniaux d’Yves Benot, que j’ai publié en 1994, a été un des premiers ouvrages sur la question car, à l’université, l’histoire coloniale était à l’époque absente. Après des travaux comme ceux de Charles-Robert Ageron, il y a eu pratiquement vingt ans de carence complète sur ces questions.

Ce qui rendrait difficile l’organisation d’une exposition comme celle dont vous parlez, c’est la méconnaissance générale à l’école comme à l’université de l’histoire coloniale. Il y a plus d’historiens du colonialisme français aux États-Unis qu’en France ! Ce n’est que depuis le début des années 2000 que des jeunes historiennes et historiens ont été plus nombreux à faire des doctorats et ont pu trouver quelques postes. Mais encore aujourd’hui, le nombre de postes universitaires de recherche en histoire contemporaine dédiés à la colonisation française reste dérisoire au regard de son importance dans notre histoire nationale, et au regard des travaux anglo-saxons. En ce sens, il y avait un premier blocage au niveau de la recherche, un second au niveau de l’enseignement scolaire. Comme l’a montré l’historien Benoît Falaize, il a fallu attendre les années 1980 pour apprendre à l’école que la République française a construit un empire colonial oppressif et encore vingt anspour intégrer les massacres coloniaux aux programmes. Madagascar n’existait pas, alors que la répression de 1947 a causé des dizaines de milliers de morts.

Justement, vous parliez de votre engagement en tant qu’éditeur et l’on sait que vous êtes attaché à la question de la guerre d’Algérie, vous êtes aussi identifié comme un militant des causes anticolonialistes et de leur actualité – ou de leur pérennité –, n’êtes-vous pas isolé sur ce créneau ?

F.G. : Je rappelle que François Maspero a créé sa maison d’édition en 1959, en pleine guerre d’Algérie, avec pour objectif premier de contribuer à la connaissance de ce qui se passait sur l’autre rive de la Méditerranée et de la violence qu’y exerçait l’armée française ; il y avait aussi Jérôme Lindon qui, avec les Éditions de Minuit, avait également beaucoup publié sur le sujet. Mais il est vrai que les éditeurs engagés dans ces combats anticolonialistes étaient peu nombreux. Dans les années 1980, moins nombreux encore. Pour moi, jeune militant anti-impérialiste, comme on disait à l’époque, qui avais été en Amérique latine, qui m’étais notamment engagé pour l’Argentine et sur la question de la violation des droits humains dans les dictatures latino-américaines, cela avait été un choc de découvrir toutes les réalités de l’histoire coloniale de la France. Un choc également de voir à quel point nos milieux engagés étaient ignorants de ces réalités-là.

Pour moi, le principal déclic est venu des auteurs algériens que François Maspero avait publiés et que j’ai eu l’occasion de rencontrer en tant que responsable de la maison quand il me l’a confiée. Ces derniers m’ont fait comprendre que la vision que nous avions à gauche du régime algérien était complètement faussée : schématiquement, le pouvoir était devenu dès l’indépendance une dictature militaire déguisée en régime tiers-mondiste et socialiste. Or, appréhender cette réalité implique de lier la connaissance de l’Algérie indépendante à l’histoire coloniale qui l’a précédée. Donc, les Algériens que je rencontrais (écrivains, historiens, anthropologues, sociologues) étaient pour la majorité d’entre eux parfaitement informés de toutes ces dimensions, mais leurs analyses n’avaient que très peu de place dans les représentations françaises, sans même parler des représentations dominantes. Du coup, faire mieux connaître leurs travaux, les publier, trouver des jeunes chercheurs soucieux d’explorer ces questions est devenu pour moi comme une mission de haute importance et qui le reste toujours.

Malgré tout, pour ne pas être trop sombre, je dirais que les choses évoluent positivement, mais lentement à cause de toutes les difficultés que nous avons évoquées. Depuis une bonne vingtaine d’années, on publie beaucoup plus qu’auparavant sur notre histoire coloniale et ces travaux sont nettement mieux entendus. À ce titre, je compte beaucoup sur les transferts générationnels et suis très heureux de constater que les jeunes historiennes et historiens, même s’ils ont toujours beaucoup de difficultés à trouver des postes à l’université, ont vraiment un niveau de connaissances remarquable, non seulement historique mais plus globale sur ce qu’a été dans le monde l’histoire coloniale et postcoloniale. Dans les vingt ans qui viennent, la situation évoluera donc considérablement, car le savoir sur la colonisation française est enfin mieux relayé et transmis.

Cela concerne l’Algérie et le Maghreb, mais également l’Afrique subsaharienne. Il faut rappeler que dans son discours de 2007 à Dakar à l’université Cheikh Anta Diop, devant un parterre d’intellectuels et d’éminents historiens africains, le président Nicolas Sarkozy avait été capable de dire que l’Afrique n’était pas « rentrée dans l’histoire ». Du coup, j’avais publié à l’époque un livre d’un collectif piloté par une historienne malienne Adame Ba Konaré, une femme absolument remarquable qui, battant le rappel de tous ses collègues historiens africains, a rassemblé une publication sous le titre : Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy (2008). Un livre de très haut niveau, qui a eu un grand succès. Cela pour dire que l’élite politique française, en la personne du président de la République de l’époque et de ses conseillers, était tout simplement ignorante qu’il y avait une histoire en Afrique avec ses historiens et tout un monde intellectuel. C’est cela qui a commencé à changer. ❚

 

Œuvres citées

Ageron, Charles-Robert, 1964, Histoire de l’Algérie contemporaine, 1830-1964, Paris, Presses universitaires de France.

Benot, Yves, 1994, Massacres coloniaux. 1944-1950, la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, Paris, La Découverte.

Branche, Raphaëlle, 2020, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? , Paris, La Découverte.

Falaize, Benoît, 2016, L’Histoire à l’école élémentaire depuis 1945, Rennes, PUR.

Gèze, François, 2021, « La doctrine de la “guerre révolutionnaire” (DGR), genèse, mise en oeuvre et postérité », in Catherine Teitgen-Colly, Gilles Manceron & Pierre Mansat (dir.), Les Disparus de la guerre d’Algérie, suivi de La bataille des archives, 2018-2021, Paris, L’Harmattan.

Ba Konaré, Adame, 2008, Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, Paris, La Découverte.

Paxton, Robert, 1973, La France de Vichy, Paris, Seuil.

Riceputi, Fabrice, 2021, « Le 17 octobre 1961 : 60 ans après, un crime d’État toujours inavouable », Lundi matin, n° 313, 15 novembre 2021.

Rigouste, Mathieu, 2009, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte.

Stora, Benjamin, 1991, La Gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte.

 

Sitographie

Algerian Watch : https://algeria-watch.org.

Histoire coloniale & postcoloniale : https://histoirecoloniale.net/.