Entretien mené le 7 novembre 2023, à Paris, par Jean-Yves Potel.
« Dès que je suis arrivé à Beyrouth et que j’en ai eu le courage, déclare Najah Albukai, artiste peintre, dessinateur et graveur syrien qui sortait des prisons d’Assad, j’ai décidé de reprendre le dessin, je voulais témoigner. » Dix ans plus tard, réfugié en France, il poursuit : « J’y reviens sans cesse, c’est comme une psychothérapie. » Il conclut ainsi son long témoignage paru dans Syrie, le pays brûlé (1970-2021). Le livre noir des Assad (2022, p. 211-222). Arrêté plusieurs fois pour avoir manifesté son soutien à la révolution syrienne, il s’est retrouvé dans les locaux de la sécurité militaire, la fameuse section 227, où il a été plusieurs fois torturé et battu, puis incarcéré dans des cellules où s’entassaient dix fois plus de prisonniers que prévu, certains arrêtés depuis très longtemps. Sans hygiène, sans espace, avec des blessés et des morts qu’il fallait évacuer. « J’ai dessiné ces scènes où nous transportions les cadavres. C’était atroce. »
C’est en pensant à ces phrases que j’ai poussé la porte d’une cour au fond d’un passage, dans une rue longtemps appréciée par les artistes, au sud de Paris. Il me fait signe, il faut monter à l’étage. L’homme est direct, immédiat, souriant. La chaleur du Moyen-Orient. Il m’invite dans son atelier baigné de lumière, rempli de toiles, de chevalets, de dessins et des gouaches sur une grande table couverte de pinceaux et de bouteilles d’encre. « Je dessine et peint depuis la petite enfance », me dit-il. Né à Homs en 1970, d’un père fonctionnaire et d’une mère femme au foyer, « un jour – je devais avoir 3 ans – j’ai gribouillé un dessin sur un mur fraîchement recouvert de chaux blanche. Mes parents ne m’ont pas grondé. Ils étaient épatés de voir leur enfant s’exprimer ainsi. J’avais croqué des personnages où se distinguaient les détails : les yeux, les cils, les dents, des boutons de chemises. Un artiste dans la famille ! Je remercie toujours mes parents de m’avoir laissé faire. »
Vous ont-ils orienté vers une carrière artistique ?
D’une certaine manière, oui. J’ai pu continuer à dessiner, ce qui m’a donné confiance. J’ai été scolarisé à Damas, puis j’ai fait les Beaux-Arts où j’ai découvert toutes les techniques et les grands peintres. Finalement j’ai eu l’opportunité, après un premier diplôme, de venir en France, à Amiens et Rouen… Je voulais aller jusqu’à la thèse, mais la troisième année, pour des raisons familiales et financières, j’ai préféré rentrer au pays. J’ai poursuivi mes recherches tout en enseignant le dessin, jusqu’au Printemps arabe.
Quand avez-vous repris le dessin en prison ?
En 2014, lorsque, après plusieurs centres de la sécurité militaire connus pour leurs tortures, j’ai été transféré à la prison municipale d’Adra. J’y suis resté huit mois. Là, j’ai pu trouver un stylo et dessiner. Auparavant c’était impossible. Je cachais mes dessins, un carnet est même gardé là-bas par un prisonnier qui était alors dans sa trente-cinquième année de prison, Raghid al-Tatari. Le « grand-père » des prisons syriennes.
Je faisais des portraits de prisonniers pour leur famille. C’était très important pour eux. Certains étaient là depuis vingt ans, sans savoir pourquoi. Comme Raghid, ils n’avaient pas été jugés. À un moment, j’ai dessiné un groupe de personnages entassés les uns sur les autres. Une vision noire de nos conditions. J’ai voulu le faire sortir. Je l’ai glissé dans un ensemble de dessins pour ma fille que pouvait passer ma femme lors d’une visite. Cette fois, elle a malheureusement été contrôlée par l’officier. Ça m’a valu quelques gifles ! Heureusement, un autre officier, visiblement pas trop proche du régime, est intervenu. Il a déchiré le dessin et ne m’a pas renvoyé dans le centre de la sécurité militaire où ils pratiquaient la torture. Il m’a dit : « tu restes là, tu te calmes, ne fais pas de bêtises ni de philosophie. » J’ai compris. Et je me suis limité à des portraits pour les prisonniers. Ils les envoyaient à leurs familles. Après ma libération, al-Tatari, qui s’était procuré un téléphone portable, a réussi à me transférer des copies du carnet que je lui avais laissé. Je les ai exposées en mars 2021 dans la galerie « Fait & Cause » à Paris et publiées dans un livre intitulé Tous Témoins.
Que dessiniez-vous à Beyrouth ?
Des personnages en prison. C’est venu tout de suite. Les gens qui portaient les cadavres. Ma femme m’encourageait à reproduire ces images restées en moi : « Tu témoignes », me disait-elle. Et ça m’a donné l’occasion de parler, de raconter. Les gens n’ont pas toujours envie d’écouter de longs récits de malheurs, des histoires tristes. Le mieux, pour moi, c’est dessiner, dessiner. Trouver des compositions.
Ce dessin par exemple. C’est votre cellule ?
J’ai passé 70 jours dans cette grande salle bourrée de monde. On voit en haut le conduit d’aération et en dessous la seule petite porte. Au milieu, les corps des prisonniers morts entassés avant d’être évacués. Les gens mouraient dans la journée, et les camions chargés de ramasser les cadavres passaient chaque matin et chaque soir. On mourait des tortures ou des mauvaises conditions sanitaires, les maladies se transmettaient. Il y avait du sang par terre, des gens amputés. J’ai dessiné ça de mémoire, plusieurs mois après. J’avais 44 ans à cette époque et il m’était difficile de m’exprimer autrement.
J’ai voulu transmettre la violence de l’atmosphère. Il y avait des odeurs insupportables, il fallait tirer les cadavres, les préparer. La plupart étaient morts la veille, nous les connaissions. Les tortures avaient été si dures, certains en étaient malades, faisaient des diarrhées… Dans ces conditions, il est difficile de survivre. J’ai voulu avec ce jaune faire sentir l’odeur triste des cadavres, de la mort.
La sculpture au milieu, est-ce Assad ?
Je me suis inspiré d’une histoire que m’a racontée Raghid al-Tatari qui a purgé seize ans dans une prison de Palmyre. Un jour, le directeur a demandé s’il y avait des gens qui s’y connaissaient en sculpture. Il fallait fabriquer en plâtre un buste d’Hafez Assad, et il a été réquisitionné avec d’autres volontaires. Il s’est trouvé devant un gros bloc de plâtre blanc. L’officier de service avait ramené des boîtes de sardines. Les prisonniers ont englouti les sardines et fabriqué des couteaux avec les boîtes. Ils n’avaient pas le droit de posséder de burins. J’ai adoré cette histoire ! Je l’ai dessinée plusieurs fois, ici je l’ai introduite dans ma cellule.
Aujourd’hui, que dessinez-vous ?
Parfois, je dessine des chaussures. Celles des disparus. J’ai commencé il y a deux ans. Lors de ma première arrestation ou lorsque j’ai essayé de passer au Liban, ils m’ont volé mes chaussures. Je trouve que traiter des chaussures aujourd’hui, c’est une autre manière de se raconter. J’ai appris ça de van Gogh. J’adore ses « Vieux souliers » peints à l’huile, mais je leur donne un autre sens. En fait, ça vient aussi de ma découverte d’Arman pendant mes années d’étude à Rouen, entre 1993 et 1996. J’avais été fasciné par sa manière d’assembler les objets. Et ça m’est resté !
Et ce poisson ?
Je dessine également des animaux, des poissons par exemple. Le prisonnier est toujours là, dur, triste, principalement des hommes. J’évite les femmes… Je m’inspire de Youssef Abdelké, un peintre syrien qui faisait aussi des caricatures politiques. Il s’est exilé pendant 25 ans, il est devenu un réfugié politique au cours des années 1980. Il a peint ces têtes de poissons coupées, qui symbolisent la rupture de son expulsion. C’est une manière d’exprimer sa douleur.
Vos dessins sont quand même porteurs d’espoir, de résistance ? Ce geste venu de la chapelle Sixtine, le suggère …
Je le souhaite. En plaçant le geste comme une transcendance au centre d’un groupe de prisonniers, j’ai voulu lui fournir de la force.
Œuvres citées
Albukaï, Najah, 2022, Graver la mémoire, Paris, éditions El Viso.
Coquio, Catherine, Hubrecht, Joël, Mansour, Naïla, Mardam-Bey, Farouk (dir.), 2022, Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad, 1970-2021, Paris, éditions du Seuil.
Mardam-Bey, Farouk (dir.), Albukai Najah, 2021, Tous Témoins, Paris, Actes Sud/Beaux-Arts.